La Flamme de Mililian - Tome 1 - Partie 1
Note : le vampyr, qui apparaît déjà un peu plus tôt, n'est pas une faute d'orthographe dans ce chapitre. J'ai fait exprès de l'écrire ainsi. Bonne lecture !
— Bonjour !
Raeni regarda la fillette lui adresser un signe enthousiaste de la main, perplexe. Elle ne semblait pas agressive, mais la jeune femme ignorait s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise chose. La petite sautilla dans sa direction, bras tendus, un peu comme Ayrik lorsqu’il lui réclamait un câlin. Elle s’arrêta cependant au bord de l’ombre. Une expression déçue se peignit sur ses traits. L’hybride se sentit aussitôt rassurée. Tant que le soleil brillerait, elle serait en sécurité. Elle jeta cependant un œil inquiet à l’astre noir qui s’apprêtait à le recouvrir. D’ici une dizaine de minutes tout au plus, la pénombre s’installerait et la vampyre pourrait se déplacer à sa guise.
— Dis, tu veux bien jouer avec moi ? demanda l’enfant. Je m’ennuie, toute seule. Et tu as l’air gentille. Tes amis aussi ont l’air gentils. Surtout le petit garçon blond. Tu crois qu’il voudra bien qu’on soit amis, dis ?
— Ne t’approche pas d’Ayrik, menaça-t-elle.
La fillette baissa les yeux.
— Mais je veux juste des amis, moi… sanglota-t-elle. Je suis toute seule avec des fantômes pas marrants…
Elle releva ses iris écarlates vers l’hybride. Son visage suppliant, empreint de tristesse, lui fendilla le cœur. Un instant, elle oublia la créature buveuse de sang, potentiellement mortelle, pour ne plus voir que la petite fille isolée dans des ruines hantées. Elle réalisa qu’elle était plus jeune qu’Ayrik. Physiquement, elle ne lui donnait pas plus de cinq ans. Hormis sa pâleur, ses dents pointues et ses yeux rouges, elle ressemblait à n’importe quel enfant. Pas grande, ni très épaisse, vêtue d’une robe en lambeaux, sale, poussiéreuse.
Mais Raeni ne pouvait oublier ses iris. Même si elle semblait sincère, elle avait entendu bien assez de rumeurs sur les vampyrs pour savoir qu’ils pouvaient manipuler l’esprit de leurs victimes et jouer la comédie pour endormir leur méfiance. Elle ne pouvait pas lui faire confiance.
— Je suis désolée, souffla-t-elle, mais mes amis et moi devons repartir. Nous sommes déjà restés trop longtemps ici.
— Je peux venir avec vous ? supplia la fillette. Moi aussi, je veux partir ! Il n’y a rien, ici, à part des fantômes bougons et râleurs.
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, déclara l’hybride. Nous allons à Skyëlta.
— Je préfère le soleil au feu, répliqua-t-elle. Le soleil, il brûle, mais je peux lui échapper avec des jolies fleurs protectrices. Le feu, lui, il brûle tout, même la pierre.
— Des… fleurs ? s’étonna Raeni.
L’enfant hocha la tête.
— Oui ! Je sais faire pousser des jolies fleurs pour me protéger du soleil ! Regarde.
Elle s’agenouilla et plaça ses deux mains au-dessus du sol. Un instant plus tard, de minuscules tiges d’un beau vert tendre surgirent de la cendre et s’élevèrent vers le ciel. Des bourgeons y apparurent, qui s’ouvrirent pour révéler de magnifiques fleurs rouges, aux pétales fins et délicats. La jeune femme n’en crut pas ses yeux.
— C’est joli, non ? demanda la vampyre, fière d’elle.
— J’ignorais que les vampyrs pouvaient faire ça… souffla-t-elle, abasourdie.
L’enfant éclata de rire.
— Ça, j’ai appris à le faire avant de devenir un vampyr, s’exclama-t-elle. Mais ça faisait peur à tout le monde, alors on a dû aller habiter en-dehors de la ville.
— Tu vivais ici ?
Elle hocha la tête.
— C’était très joli avant que les dragons ne viennent tout brûler. Ici, il y avait des grandes maisons très belles avec tout plein de colonnes. Et il y avait aussi des étals de marchands avec beaucoup de choses qui sentaient très bon et des tissus tout jolis. Mais les althëliens ont tout détruit.
Son regard avait dévié vers ses pieds. Elle resta silencieuse un long moment. Raeni sentit une angoisse sourde monter en elle. Elle devait leur en vouloir. A ceux qui avaient détruit sa ville. Et l’hybride comme ses compagnons étaient althëliens.
Elle revit alors les plantes entourer Thaelor et écarter les fantômes. Avec horreur, elle réalisa qu’elle avait retrouvé le ravisseur de son ami, et songea en même temps à quel point ses pouvoirs étaient effrayants. Ses fleurs, aussi belles fussent-elles, pouvaient se transformer en armes redoutables pour les capturer et les torturer. Avec une telle puissance, il semblait impensable qu’elle ne connaisse pas les effets de certains végétaux. Entre les épines acérées, les fleurs au pollen soporifique et celles dotées d’un système de venin très efficace, elle possédait un véritable arsenal mortel, qu’il lui suffisait d’invoquer pour les tuer. Elle esquissa un pas en arrière.
— Qu’est-ce que tu nous veux ? demanda-t-elle d’une voix faible. Et… qu’est-ce que tu as fait de Thaelor ?
L’enfant releva les yeux vers elle. Une lueur affamée éclaira un court instant ses iris, puis laissa la place à de l’amusement.
— Ton ami va bien, assura-t-elle. Il dort, là. Le pauvre, les fantômes ont été vraiment méchants avec lui, tu sais.
— J’aimerais le voir, s’il te plaît, réclama-t-elle.
— Avant, je veux que tu joues avec moi à la marelle. Il ne risque rien tant que je suis là pour le protéger des fantômes. Mais je pourrais très bien le leur laisser si tu es méchante avec moi.
Raeni serra les dents. Le regard de la fillette brillait d’espoir. Elle avait cinq ans, tenta de se raisonner l’hybride. Elle demandait juste un peu d’attention, rien de plus. Elle ne lui ferait pas de mal. Aucun enfant de son âge ne pouvait faire du mal volontairement.
Elle fit un pas dans sa direction, puis un second. L’enfant se mit à sautiller sur place en battant des mains.
— Oui ! s’exclama-t-elle, heureuse. Tu vas voir, on va bien s’amuser ! Tu sais jouer ?
— Si les règles de chez toi sont les mêmes que chez moi, oui.
Elle frotta la couche de cendres du bout du pied, jusqu’à trouver un petit caillou, qu’elle ramassa. La fillette ramassa le sien sur la marelle, pressée de commencer la partie. Une fois que Raeni l’eut rejointe, elle déclara :
— Avant qu’on commence, je voudrais que tu me fasses une promesse.
— Quel genre de promesse ? demanda l’hybride, un peu plus inquiète.
— Si je gagne, tu me laisses boire ton sang. Et si tu perds, tu devras m’emmener avec toi.
— Et si je gagne, tu me rends mon ami et tu nous laisses partir sans essayer de venir avec nous, compléta-t-elle, consciente que la fillette essayait de la duper.
Elle haussa les épaules.
— Si tu veux, déclara-t-elle. Allez, tu commences !
Raeni lança donc son caillou sur la première case. Elle entama aussitôt la petite pierre atterrie :
— Ath, drën, dreh, tëlia lët’ghë,
Fri, stís, hël, tholia lët’ghë,
Sthíl, sim, dëna’n, sëldië dëlva stoll’ghë !
Cette comptine la ramena plus de huit ans en arrière, lorsqu’elle jouait sur la place du marché en compagnie de Faelor et d’Avëlëa. Machinalement, les paroles lui revinrent, rythmées par ses sauts sur les cases délimitées par les plantes. Un pied, un pied, deux pieds. Un saut, un autre. Aller, retour. C’était facile. Elle récupéra son caillou juste avant de regagner la zone de départ, puis adressa un sourire à la fillette une fois qu’elle eut terminé.
— A toi, maintenant.
La vampyre lança son caillou, et s’élança en chantant la même chanson que Raeni, mais en ghalënique. L’hybride remarqua qu’elle se débrouillait bien, à sautiller d’une case à l’autre en cadence avec la comptine. L’enfant fit l’aller-retour, puis repassa la main à sa camarade de jeu.
Raeni repartit. L’objectif était bien simple : à chaque nouveau passage, le rythme de la chanson accélérait, tout comme les sauts des joueurs. Le premier à manquer un temps, à se tromper dans les sauts ou à s’embrouiller dans la comptine avait perdu. Elle se sentait assez confiante : même si elle n’y avait plus joué depuis des années, elle avait souvent battu ses camarades lorsqu’ils étaient plus jeunes. Et face à une fillette de tout juste cinq ans, elle avait toutes ses chances de gagner. Même si les paroles en ghalënique la perturbaient un peu.
Leurs allers-retours continuèrent encore quelques minutes. Si Raeni se sentait de plus en plus à l’aise à mesure que la vitesse accélérait, elle remarqua que la petite vampyre, elle, commençait à peiner. Ses sauts se faisaient plus précipités, plus lourds, voire hésitants par moments. Elle commençait aussi à employer des mots en thaëlinique sans s’en rendre compte. Son visage, par ailleurs, s’était fermé sous la concentration qu’elle déployait pour arriver au bout du jeu, si bien qu’elle se contenta d’un vague signe de la main à l’hybride lorsqu’elle regagna le point de départ. Raeni s’élança sur la marelle, la comptine et un sourire aux lèvres. Ses pieds agiles effleuraient à peine les cases tandis qu’elle sautillait entre celles-ci, aussi vive qu’une flamme, aussi légère qu’un courant d’air. Elle voulait sa liberté, et celle de ses compagnons. Hors de question, pour elle, d’accepter une créature aussi dangereuse à bord du Perle d’Ambre. Et encore moins de la laisser boire son sang.
Lorsqu’elle revint auprès de son adversaire, elle remarqua l’expression décomposée de celle-ci. Elle réalisa qu’elle avait peut-être un peu trop forcé l’allure, mais peu lui importait. Plus vite leur partie finirait, plus vite elle pourrait récupérer Thaelor et repartir avec ses amis. Elle adressa un sourire confiant à l’enfant.
— A toi, lâcha-t-elle simplement.
La petite hocha la tête, puis prit place en bas de la marelle. Elle lança son caillou avant de s’engager sur les cases.
Dès le départ, Raeni sut qu’elle avait gagné. La fillette manqua de tomber, se rattrapa de justesse, continua la comptine d’une voix tremblante. Elle fit encore deux sauts irréguliers, puis se trompa sur un mot. Perturbée, elle posa un pied hors des cases et arrêta de chanter. Elle réalisa aussitôt qu’elle venait de perdre. Elle se tourna vers l’hybride pour voir si celle-ci avait remarqué la faute.
Raeni, elle jubilait. Elle affichait un grand sourire ravi, et se laissa même aller à rire.
— On dirait bien que j’ai gagné, déclara-t-elle. Bravo, cela dit. C’était une belle partie.
— C’est pas juste… grogna la fillette. T’es allée trop vite…
L’hybride haussa les épaules.
— Tu ne m’as pas dit qu’il y avait une limite de vitesse.
La petite vampyre lâcha un gémissement triste. Raeni se crispa, de peur qu’elle ne lui saute dessus sous l’effet de la frustration. Elle s’empressa de nuancer :
— Tu as quand même bien joué, ne t’en fais pas. En t’entraînant encore un peu, je suis sûre que tu pourras devenir aussi rapide que moi. Mais maintenant, tu dois me rendre mon ami et me laisser repartir. C’était ce qu’on avait convenu.
L’enfant bougonna, et secoua la tête.
— Je veux venir quand même ! s’exclama-t-elle.
— Un marché est un marché, soutint Raeni. On va à Skyëlta, c’est trop dangereux pour toi. Et nous avons déjà assez de difficultés à gérer le navire comme ça. Tu es trop petite pour prendre la mer. Déjà, Ayrik, c’est limite, mais toi…
— Je serai sage et je me ferai toute petite, supplia-t-elle.
— Un non est un non, répliqua l’hybride. Maintenant, rends-moi mon ami, s’il te plaît.
La petite vampyre se mit à gémir à nouveau. Des larmes s’écoulèrent sur ses joues.
— Tu es méchante, cria-t-elle. Je suis toute seule ici depuis longtemps, je veux juste des amis ! C’est pas juste !
Devant le regard impassible de la jeune femme, elle tapa du pied au sol avec une exclamation furieuse, puis agita la main. Les plantes derrière elles s’écartèrent un peu pour révéler le corps étendu au sol de Thaelor. Raeni se précipita auprès de lui et s’agenouilla à ses côtés. Elle remarqua sa respiration profonde et régulière, ainsi que ses paupières closes. Il dormait. Il allait bien.
Avec des gestes doux, elle tenta de le tirer de son sommeil. Elle voulait lui parler, s’assurer que les fantômes ne l’avaient pas brisé. Elle ne faisait plus du tout attention à la vampyre, partie bouder un peu plus loin. Thaelor laissa échapper un petit gémissement. Inquiète, l’hybride insista. Elle le secoua un peu plus fort.
— Thaelor ? appela-t-elle en même temps. Réveille-toi, s’il te plaît…
Le marin ne sembla guère l’entendre. Un soupir quitta ses lèvres, mais ce fut tout ce qu’elle put obtenir de lui. Elle sentit l’angoisse lui serrer le ventre, terrifiée à l’idée qu’il ait pu être empoisonné par la fillette ou victime d’un mauvais sort de la part des esprits. La jeune femme lui donna donc de légères claques sur les joues. Un râle discret échappa à Thaelor. Encouragée, Raeni finit par lui renverser le contenu de sa gourde sur la tête. L’eau n’était pas froide, mais elle espérait que le contact du liquide suffirait à le tirer du sommeil pour de bon.
L’alfombre se redressa en sursaut avec un petit cri. Surprise, mais soulagée, Raeni lui sauta au cou.
— Thaelor ! s’exclama-t-elle. J’ai cru que tu n’allais plus jamais te réveiller.
Elle se détacha presque aussi vite de lui. Son regard la frappa aussitôt : vitreux, perdu dans le vague, vide de toute émotion. Son visage était pâle, ses lèvres entrouvertes et desséchées. Il la fixait sans la voir ni la reconnaître, perdu quelque part dans les limbes de songes obscurs.
— Thaelor ? appela-t-elle encore.
Elle glissa ses doigts autour des siens, dans l’espoir d’attirer son attention. En vain. Le jeune homme ne réagit ni au geste, ni au ton de sa voix. Raeni sentit une violente inquiétude la gagner. Elle scruta davantage le visage de l’alfombre, à la recherche d’un quelconque signe de vie. Elle remarqua à quel point il semblait avoir vieilli. De larges cernes étaient apparus sous ses yeux, et ses joues étaient creusées. Un pli barrait son front, et sa peau semblait terne, comme si elle-même avait perdu sa vitalité.
L’hybride répéta le nom de son ami, plus fort, d’un ton effrayé. L’inquiétude se mua en peur devant son absence de réponse. Elle insista, claqua des doigts devant son nez. Enfin, il tourna la tête vers elle, très lentement, comme un automate rouillé ou une poupée brisée. Perdue au fond de ses iris vides, elle remarqua une vague lueur de panique. Un frisson la parcourut.
— Thaelor… souffla-t-elle.
— Rae… articula-t-il dans un râle rauque.
Elle serra ses doigts autour des siens, dans l’attente d’une réaction plus claire de sa part. Il battit des paupières avec lenteur, comme si ses muscles peinaient à se contracter, mais n’ajouta rien de plus. Aucun mot. Aucun geste qui pourrait trahir une émotion. Seule sa respiration attestait que son corps n’était pas mort. Mais son esprit, lui, semblait s’être envolé pour ne laisser qu’une coquille vide de toute conscience.
Raeni sentit son cœur se serrer. Elle réalisait à peine à quel point l’assaut des fantômes avaient pu le détruire mentalement. Leurs griffes vengeresses avaient lacéré son âme, au point de la déchirer en lambeaux impossible à recoller entre eux. Pire que la folie, cette absence de vitalité effrayait autant qu’elle dégoûtait la jeune femme. Thaelor n’était plus qu’une ombre, quelque chose d’à peine éveillé, qui ne montrerait sans doute plus jamais le moindre signe d’émotions. Un spectre errant, bloqué dans un corps qu’il ne contrôlait presque plus.
— Rae ?
La jeune femme tourna tout juste la tête lorsqu’elle entendit la voix de Thaëlya. L’albinos vint s’agenouiller à ses côtés. Elle fronça les sourcils et essaya de capter son regard. Lorsqu’elle y parvint enfin, elle sentit à sa mine grave et à l’immobilité totale de Thaelor que quelque chose ne tournait pas rond.
— Il a quoi ? demanda-t-elle.
— Les fantômes, souffla l’hybride avec peine. Ils… ils l’ont détruit, je crois.
Thaëlya se mordit la lèvre. Sa peau perdit le peu de couleur qu’elle possédait encore.
— Non… lâcha-t-elle.
Elle poussa sa camarade pour se placer face à l’alfombre, puis posa l’une de ses mains sur son front.
— Thaelor, appela-t-elle à son tour, tu m’entends ? On va quitter cette foutue ville maudite, promis. Il faudrait juste que tu nous aides un peu, s’il te plaît.
Raeni remarqua une vague lueur dans le regard de son ami. Un pâle sourire étira les lèvres de Thaëlya.
— Il nous entend, affirma-t-elle. Je ne sais pas s’il se remettra, mais il est toujours là, j’en suis certaine. Tu veux bien m’aider à le relever ? Je doute qu’il en soit capable seul.
La jeune femme allait se redresser lorsqu’elle sentit quelque chose tirer sur sa manche. Elle se retourna, pour rencontrer le regard lourd de reproches d’Ayrik. Elle remarqua une étrange créature agrippée à son épaule. Des ailes fines et à moitié repliées, une longue queue écailleuse, des poils sur le dos, la tête et les pattes, des oreilles triangulaires et de longues moustaches. Un chagon. Sans doute un bébé, vu sa taille.
— Ayrik, où tu as trouvé cet animal ? demanda-t-elle, un peu perplexe.
— T’es méchante, déclara l’enfant.
Raeni soupira, étonnée. Elle ne le connaissait pas aussi têtu et rancunier.
— Ecoute, on peut en reparler quand on aura regagné le bateau ? Je sais que ça ne t’a pas plu que je te laisse derrière, mais il fallait que je retrouve Thaelor et je n’avais pas envie de te mettre en danger.
— T’as été méchante avec Kahlia, aussi ! s’exclama-t-il.
— Kah… qui ?
— Kahlia ! reprit le garçon comme s’il s’agissait d’une évidence. La petite fille avec qui tu as été méchante !
Devant le regard perplexe de son aînée, il s’élança en direction de la petite vampyre, qui se tenait debout, un peu en retrait. Il la prit dans ses bras d’un geste protecteur.
— Tu l’as faite pleurer alors que tu m’as toujours dit qu’il fallait pas faire pleurer les petits !
Un nouveau soupir échappa à Raeni. En temps normal, l’innocence de l’enfant l’attendrissait, mais là, elle l’inquiétait. S’il commençait à s’attacher à des monstres, ils ne survivraient pas bien longtemps.
— Ayrik, c’est une vampyre, déclara-t-elle avec douceur. Tu sais, comme dans les contes de Lënassa.
— Mais dans les contes, les vampyrs sont tous très méchants, répliqua le petit garçon. Kahlia, elle, elle est gentille, elle me l’a dit. Elle veut qu’on soit amis. Elle est toute seule ici, tu sais. C’est triste qu’elle soit seule. Et nous, on peut l’emmener avec nous pour qu’elle ne le soit plus !
— Mais tu as pensé au soleil qui risque de lui faire mal ? demanda la jeune femme. Skyëlta n’est pas une destination pour elle.
— Je t’ai dit que je peux créer des fleurs qui me protègeront, rappela la fillette.
— Tu vois, insista Ayrik. Elle peut venir avec nous, du coup !
— Je suis désolée, soutint Raeni, mais c’est trop risqué. Pour elle… et pour nous, aussi.
Kahlia se remit à sangloter. Ayrik jeta un regard noir à son aînée, puis serra la petite fille dans ses bras avec douceur. Raeni les fixa, perplexe. L’humain se montrait très doux avec la vampyre, rassurant, presque protecteur. Une bouffée de fierté mêlée d’angoisse l’envahit, car c’était elle qui lui avait appris, à sa façon, à se comporter ainsi. Elle ne s’attendait cependant pas à ce qu’il se prenne d’affection pour une créature aussi dangereuse.
— Ayrik, insista-t-elle. On ne peut pas la prendre avec nous.
— Elle pourrait nous aider ! proposa-t-il.
Raeni regarda les deux enfants, sceptique.
— Comment ? Elle n’a que cinq ans…
— Mais je sais faire pousser des jolies plantes et des fruits ! affirma Kahlia, pleine d’espoir.
— Thaelor nous avait dit qu’on ne pourrait plus s’arrêter avant longtemps, après notre escale ici, insista Ayrik. Comme on n’a rien trouvé à manger, elle peut venir, comme ça on aura des fruits et on pourra pêcher des poissons pour aller avec !
— Promis, je serai sage, enchaîna la fillette.
Raeni les observa tour à tour. Tous deux la fixaient avec des yeux brillants, suppliants. Si la plus jeune n’avait pas possédé des iris rouges et des crocs acérés, elle n’aurait vu aucun problème à l’emmener avec elle sur le Perle d’Ambre. Mais il s’agissait d’un vampyr. L’une des créatures les plus dangereuses et potentiellement mortelles qu’elle connaissait. Et elle ne voulait pas courir le risque qu’ils se fassent tuer par cette enfant, aussi adorable fût-elle.
— C’est non, trancha-t-elle enfin.
L’expression d’Ayrik lui déchira le cœur. Ses iris bleutés se teintèrent d’une sombre colère, tandis que ses lèvres s’étiraient en une grimace boudeuse. Ses petits sourcils blonds se froncèrent, et des larmes apparurent au coin de ses paupières.
— T’es aussi méchante que Khassendrah ! s’exclama-t-il, furieux. Je te parlerai plus jamais !
Avant qu’elle n’ait eu le temps de répondre, l’enfant avait pris la main de sa cadette. Ils s’élancèrent ensemble dans les ruines, à toutes jambes, sous le regard médusé de Raeni et de Thaëlya. Consciente qu’elle avait peut-être commis une erreur, l’hybride s’élança à leur suite, terrifiée à l’idée de ce qui pourrait l’attendre ailleurs, entre les débris, sous la cendre.
— Ayrik ! hurla-t-elle. Attends-moi !
D’immenses fleurs lui barrèrent le passage. Elle se stoppa dans son élan, paniquée. D’un geste, elle dégaina son poignard pour attaquer les tiges vertes, sans cesser d’appeler le petit humain. Jamais auparavant elle n’avait ressenti une telle angoisse lui serrer le ventre. Elle en avait la nausée, et se montrait presque maladroite avec l’arme acérée dans sa main. Ses doigts peinaient à la tenir, ses jambes tremblaient. Elle s’aperçut aussi, lorsque l’éclat blafard de la lame devint flou, qu’elle pleurait. Un véritable tsunami de pensées contradictoires et éphémères déferlait dans son esprit, noyait sa conscience, lui coupait la respiration. Elle qui, d’ordinaire, pouvait garder son sang-froid dans n’importe quelle situation, se sentait terriblement coupable et impuissante face aux plantes qui lui barraient la route et l’empêchaient de retrouver son petit protégé.
Une main s’abattit alors sur son bras. Elle tourna la tête, pour rencontrer le regard inquiet de Thaëlya. L’albinos bloqua sa main d’un geste ferme.
— Rae ? Laisse tomber. Si elle l’a sous son emprise, tu n’arriveras jamais à le raisonner.
— Il est hors de question que je l’abandonne ! protesta-t-elle.
— Elle ne te laissera pas approcher.
— Alors je la tuerai, gronda-t-elle.
Un ricanement échappa à son amie.
— Sérieux, t’y crois vraiment ? se moqua-t-elle. Reviens un peu à la raison, Rae. C’est une vampyre, et toi, une simple orpheline. Tu crois vraiment que t’es de taille à l’affronter ? Surtout si, en plus, elle maîtrise la magie ? Regarde-toi. T’es épuisée, à bout de nerfs, sur son territoire. T’as jamais utilisé d’armes. Tu peux rien faire, va falloir que tu t’ancres ça dans le crâne. Ayrik est perdu, et nous aussi si on quitte pas cette foutue ville rapidement.
Un silence répondit à ses paroles. Raeni fixa le mur végétal, l’esprit confus. Elle ne voulait pas le laisser seul. Elle tenait bien trop à lui pour le laisser mourir. Mais en même temps, Thaëlya avait raison, elle le savait. Elle ne s’était jamais battue, pas face à des créatures aussi dangereuses. Elle avait déclenché des bagarres à l’orphelinat, n’avait jamais eu peur d’affronter des gamins plus grands qu’elle pour protéger ses amis. Mais là, c’était différent. A l’orphelinat, personne ne se nourrissait de sang. Seuls de trop rares adolescents avaient appris à utiliser leurs pouvoirs, lorsqu’ils en avaient. Aucun ne créait de barrières végétales ni ne tenait en respect des esprits vengeurs. A l’orphelinat, elle ne risquait rien à part se faire punir ou casser le nez. Ici, elle pouvait mourir. Pour de vrai.
Mais elle refusait d’abandonner Ayrik. Elle ne l’avait pas tiré des griffes de Khassendrah pour le livrer sur un plateau d’argent à pire qu’elle. Non. Elle ne pouvait pas lui faire ça, pas à lui. Elle l’avait défendu, protégé, elle ne pouvait pas s’arrêter maintenant. Il était jeune, faible, naïf. Il ne voyait pas le danger, lui. Il n’en avait pas encore la conscience. Elle devait le retrouver, lui prouver qu’elle tenait à lui. Lui montrer que sa vie importait plus que le danger.
D’un geste rageur, elle reprit la découpe des tiges. Thaëlya tenta à nouveau de l’arrêter.
— Mais qu’est-ce que tu fiches ? Rae, tu veux vraiment tous nous faire tuer ?
— Je t’ai dit que je n’abandonnerai pas Ayrik, siffla-t-elle entre ses dents.
— Et si tu meurs avec lui, on devient quoi, nous ?
— Je ne mourrai pas.
— Arrête un peu tes bêtises, s’exclama l’albinos. C’est une vampyre, affamée si j’en crois la couleur de ses yeux, tu penses vraiment qu’elle va nous laisser repartir comme ça, sans essayer de nous croquer ? Ayrik est sûrement déjà mort. Je refuse de crever aussi, et je pense que je suis pas la seule !
Raeni se tourna vers elle. La lame effleura la main de Thaëlya, qui se recula de quelques pas, surprise. Une lueur d’effroi passa dans son regard lorsqu’elle remarqua celui de l’hybride. Froid, déterminé, menaçant.
— Ayrik n’a que huit ans, articula-t-elle d’un ton glacial. Je lui ai promis que je le protègerai, alors je le ferai, quoi qu’il arrive. Je me fous du reste.
— T’es complètement cinglée, souffla l’albinos.
Son aînée ne l’écoutait déjà plus. Elle donna quelques coups supplémentaires sur les plantes, qui cédèrent enfin les unes après les autres. Un étroit passage s’ouvrit devant elle, sur le reste des ruines. Sans un mot, elle s’engagea de l’autre côté, prête à tout pour retrouver – et sauver – son petit protégé.