MÉMORIA ZÉRO - TOME 1 (Ancienne version)
Les funérailles d’Eldric furent célébrées trois jours plus tard. À la demande d’Alaric, on incinéra son corps et ses cendres furent conservées au caveau familial des Montallac. Peu de monde s’était déplacé pour lui rendre hommage. Même si le bijoutier était connu pour son mépris et son égoïsme, il ne méritait pas une telle indifférence. Seuls son frère et Karen ainsi que quelques rares amis du commerçant s’étaient réunis autour du tombeau.
Accompagné d’Angélina, Kyeran s’ennuyait ferme. Depuis le début des obsèques, il se demandait pourquoi Alaric avait requis sa présence, surtout pour prier un humain qu’il n’appréciait pas. À ses côtés, le vieux traqueur et sa fille ne semblaient pas plus bouleversés que cela. Cet état d’esprit s’expliquait par le fait qu’ils n’avaient jamais été en très bon terme avec lui, mais par respect, ils avaient mis leurs griefs de côté et assisté à la modeste cérémonie.
Le petit groupe quitta le cimetière lorsque le rossignol annonça le crépuscule de son chant mélancolique. Personne n’émit le moindre mot pendant la lente procession, le silence seulement troublé par le crissement des graviers sous les chaussures. Les immenses grilles enfin dépassées, Alaric poussa un profond soupir, soulagé d’arrêter de faire bonne figure. Derrière lui, Karen affichait une expression tout aussi ennuyée.
— Encore toutes mes condoléances, leur confia Angélina.
Alaric hocha la tête en guise de remerciement tandis que ses épais sourcils formaient une montagne au-dessus de ses prunelles ombrageuses.
— Je n’ai jamais aimé mon frère, précisa-t-il. On a toujours eu une relation conflictuelle, lui et moi, mais il ne méritait pas ça.
— J’avoue que j’ai souvent souhaité qu’il disparaisse de nos vies, ajouta Karen avec une grimace de remords. Mais de là à vouloir sa mort...
Kyeran les observa avec une moue circonspecte. Jamais il n’aurait pensé que les deux Montallac détestaient Eldric à ce point.
Karen posa une main réconfortante sur l’épaule de son père.
— Je vais rentrer. Emeryk est à la maison avec les enfants et je ne veux pas les faire trop attendre. Si tu as besoin de quoi que ce soit ou de parler, n’hésite pas à passer.
— T’inquiètes pas pour moi, marmonna-t-il, je m’en remettrai.
Sur ces mots, Karen les salua, puis emprunta la direction opposée à la leur. Tandis qu’ils marchaient d’un pas las, Angélina demanda :
— Qu’allez-vous faire de la bijouterie ?
Alaric soupira.
— Je ne sais pas encore. Elle appartenait à notre père donc je suppose que je vais en hériter puisqu’il le lui avait légué.
— Votre frère n’a pas d’enfants ?
— Non, Eldric était un célibataire endurci et il était tellement égoïste et imbu de sa personne, qu’aucune femme ne voulait rester avec lui. Il était bien trop amoureux de son fric.
— Quelle tristesse... lâcha Kyeran sur un ton cynique.
Alaric étouffa un rire avant de reprendre :
— Je verrai avec le notaire dans les prochains jours ce qu’il en est, mais pour l’instant je n’ai pas le cœur à parler de succession ou autre connerie de ce genre.
Kyeran et Angélina opinèrent en silence, puis le vieux traqueur s’arrêta. Au coin d’une ruelle, l’enseigne lumineuse d’un bar l’attira.
— Je vais vous laisser, je crois que j’ai besoin d’aller boire un coup pour digérer tout ça. Faites attention en rentrant, on ne sait jamais. J’espère que ce taré ne reviendra pas faire des siennes.
— N’abusez pas trop sur la boisson ! plaisanta Kyeran.
Alaric lui adressa une œillade complice, puis s’éloigna en les saluant d’un chaleureux signe de la main. Frère et sœur l’observèrent avec un sentiment amer, puis continuèrent leur chemin tandis que le ciel s’obscurcissait de plus en plus.
Zapornia arrivait aux portes de l’hiver. Les jours raccourcissaient, la brise nocturne mordait la peau et le paysage crépusculaire révélait à présent les silhouettes squelettiques des arbres dépourvus de leur apparat d’automne. Ce dernier gisait au sol en d’épais tapis mordorés et quelques feuilles rebelles voletaient, bousculées par le vent. Rien ne donnait envie à Kyeran de s’attarder dehors. Il aurait même rêvé de quitter momentanément cette région pour retrouver la chaleur humide de son île natale.
S’il avait pu.
Mais, le retour du froid n’était pas l’unique coupable de son humeur morose. L’absence de Lyria le déprimait de plus en plus. Rappelé par ses responsabilités professionnelles, il avait dû renoncer à ses investigations. En effet, face à l’urgence de la situation actuelle, et parce que le bijoutier n’avait pas été la seule victime, Kyeran n’avait pu se permettre de continuer ses recherches. Un sentiment amer lui pinçait le cœur au simple souvenir du baiser qu’ils avaient failli échanger dans la grotte. S’il n’avait pas fui comme un lâche ce jour-là, est-ce que cela aurait changé les choses ? Il ne put que ravaler sa frustration alors que le désir effervescent qu’il éprouvait à son égard restait encore là, en arrière-plan, telle une mélodie lancinante.
Angélina se racla la gorge.
— Est-ce que ça va, toi ? Depuis que tu es revenu à la maison, j’ai l’impression que tu es complètement à l’ouest.
Décontenancé, il sursauta avant de réussir à bredouiller quelques mots :
— Euh... non, ce n’est pas... enfin... oui, avec le travail et tout ce qui s’est passé récemment, je suis un peu chamboulé...
— Faut dire, avec trois meurtres, une recrudescence des cas de Fléau en deux jours et un enterrement, ça fait beaucoup. Et pour être honnête, ça commence à me faire peur tout ça. Y a pas moyen d’avoir la paix.
— Tant que personne n’aura trouvé de quoi vient le Fléau, on ne pourra jamais être tranquille, lui répondit-il calmement.
— Les deux plus grands laboratoires qui travaillaient dessus ont explosé, comment veux-tu que ça avance ? Plus le temps passe et plus je me dis que tout est calculé, comme si quelqu’un dans l’ombre empêchait le progrès des recherches dans le seul souhait de laisser l’espèce humaine être anéantie.
— Tu te fais trop d’idées, sourit-il pour tenter de la rassurer.
— Et si j’avais raison ?
Angélina s’arrêta et posa ses paumes sur son ventre avant de planter son regard dans le sien. Des larmes ne tardèrent pas à border ses cils épais.
— Kyo... il ne se passe pas un jour où je crains que cela tombe sur Sköll, nos parents, notre frère, nos amis ou encore moi. Je dors mal la nuit et...
Elle renifla en s’essuyant les yeux de la main.
— Désolée, je suis à cran et... ça doit aussi venir des hormones...
Kyeran ressentait son angoisse traverser les pores de sa peau. Il détestait voir sa sœur dans cet état, encore plus depuis qu’un petit être grandissait en elle. Alors qu’il l’enlaçait très fort contre lui, sa gorge se noua à l’idée que l’étau du Fléau puisse resserrer ses griffes sur les personnes qu’il chérissait. Non, il ne laisserait pas l’histoire se répéter une fois de plus.
— Peut-être que tu as raison, murmura-t-il, mais tant que tu seras à mes côtés je te promets qu’il ne t’arrivera rien. Je te protégerai au péril de ma vie.
Elle hocha doucement la tête avant de quitter son étreinte. Son sourire apaisé aurait dû le réjouir, mais une odeur de chair carbonisée en provenance d’une rue voisine lui agressa soudain les narines. Son corps se raidit quand il reconnut l’aura malsaine perçue quelques jours plus tôt. Le Dragyan meurtrier était de retour.
Angélina pâlit et la nausée la saisit lorsqu’elle capta à son tour l’horrible fragrance.
— Cette odeur de brûlé... ce ne serait pas... ?
Kyeran détecta le mouvement de l’ennemi. Au lieu de s’enfuir comme la première fois, ce dernier bifurqua dans leur direction à grande vitesse. Il eut à peine le temps de se placer devant Angélina quand un tourbillon noir et brûlant fonça droit sur eux. Alors que la jeune femme se recroquevillait en criant, il se protégea derrière un champ de force gelé invoqué de justesse. Les flammes furieuses se heurtèrent à son bouclier, mais les deux magies explosèrent lorsqu’elles entrèrent en contact et sa défense vola en éclat.
Tel un roc, Kyeran demeura debout alors qu’une fumée opaque se dispersait du point d’impact. Malheureusement, l’offensive ne l’avait pas épargné. Une cuisante douleur irradiait sur tout le côté gauche de sa tête ainsi qu’au niveau de son bras droit.
Dans son dos, Angélina se redressa d’un bond.
— K-Kyo ! Est-ce que ça va ? s’enquit-elle avant de hoqueter d’effroi. Oh, mon Dieu ! Ton visage !
— Ne t’inquiète pas, c’est déjà en train de guérir, la rassura-t-il avec une grimace de souffrance.
Sous d’intenses picotements, ses chairs meurtries se réorganisèrent et sa peau se reconstitua pendant qu’une vapeur bleuâtre s’en échappait. Malgré ses avantages, sa capacité de guérison était loin d’être agréable, mais la douleur éprouvée n’était rien face à la préoccupation qui l’habitait à cet instant. Angélina portait la vie, et son devoir était de la protéger de tout danger.
Il la regarda fixement.
— Et toi ? Ça va ? Tu n’as rien ?
Elle tressaillit en clignant des paupières avant de s’examiner.
— Non, ça a l’air d’aller. Qu’est-ce qui nous a attaqués ?
— On ne va pas tarder de le savoir.
Des pas retentirent et une silhouette encapuchonnée sortit de la pénombre d’une ruelle, une main resserrée autour de la gorge d’un cadavre humain qu’elle traînait dans son sillage. Kyeran se raidit lorsqu’une étrange sensation l’envahit. L’individu, de taille plutôt modeste, dégageait une odeur semblable à celle de Lyria, mais ses phéromones indiquaient clairement son appartenance au sexe masculin. Sous sa capuche, deux prunelles rubis brillaient d’une lueur hostile et ses lèvres ensanglantées étaient retroussées sur un sourire carnassier.
Un Dragyan Oméga.
— Alors, c’est toi le responsable de ces meurtres, grogna Kyeran. Qui es-tu ?
— Qui je suis n’a pas d’importance et malheureusement, je me suis trompé de cible, lui répondit l’intrus en esquissant un nouveau pas. Ce n’est pas grave, vous allez me divertir, en attendant.
D’instinct, Kyeran repoussa Angélina de son bras pour la faire reculer.
— Reste derrière moi et ne bouge pas. Tiens-toi prête à user de ton champ de force si jamais il attaque.
— Compris, acquiesça-t-elle, peu rassurée.
L’aura lugubre de leur opposant recouvrait presque toute la zone dans laquelle ils se trouvaient, chargeant l’atmosphère d’une moiteur oppressante. Kyeran savait que certains Omégas pouvaient égaler les Alphas en termes de puissance, mais cela ne l’impressionna pas. Peu importe la nature de son adversaire, il le considéra aussitôt comme une menace. En plus d’avoir assassiné des innocents, cet impertinent avait pénétré sur son territoire pour l’attaquer délibérément. Cela équivalait à une déclaration de guerre.
— Qui que tu sois, tu vas payer pour tes crimes, le prévint Kyeran.
Le Dragyan ennemi lâcha sa proie au sol et ricana.
— Décidément, je vois que les Alphas sont toujours aussi prétentieux !
En un bond, il réduisit la distance qui les séparait. Kyeran comprit trop tard qu’il venait de répondre à sa provocation quand son visage se retrouva à proximité du sien. S’ensuivirent un choc violent, puis un flash. Son corps se souleva dans les airs et percuta brutalement le bitume quelques mètres plus loin. Étourdi par le coup encaissé, l’exterminateur peina à se relever et des étoiles dansèrent devant ses yeux.
— Kyo ! hurla Angélina en se précipitant vers lui.
Un nouveau tourbillon de flammes noires jaillit et se referma sur la jeune femme. Le regard écarquillé d’effroi, Kyeran voulut crier, mais un vif élancement au niveau des côtes lui coupa le souffle et l’obligea à reposer un genou à terre. Une fois de plus, il allait perdre une personne précieuse, mais au moment où le flot brûlant l’engloutissait, Angélina fit volte-face et invoqua un sortilège. Aussitôt, un large dôme lumineux l’entoura et l’attaque ténébreuse rebondit avant de se dissiper. La coupole d’éther s’évanouit ensuite en une multitude d’arcs brumeux bleutés qui s’agglutinèrent pour constituer une silhouette spectrale.
Kyeran soupira de soulagement en reconnaissant le champ de force matérialisé par Angélina. Un immense dragon d’un blanc scintillant défendait ses arrières et se tenait prêt à encaisser les prochaines offensives. Voilà un atout protecteur qu’il ne regrettait pas de lui avoir légué.
Leur adversaire se renfrogna face à ce subterfuge et attaqua une nouvelle fois. À sa grande déconvenue, la créature éthérée la bloqua avant de la dissoudre. Il grimaça et reporta son attention sur Kyeran.
— C’est quoi, ça ?
Il sourit en se redressant.
— Navré, mais tu ne pourras rien lui faire.
— Pas grave... de toute façon, ce n’est pas elle que je cherche. Je m’occuperai de ce déchet humain plus tard.
Kyeran inspira vivement. Angélina avait beau manipuler sa magie défensive avec aisance, elle n’en demeurait pas moins vulnérable, surtout dans son état actuel, et se mettait en danger en restant ici. Cela lui coûtait de l’admettre, mais elle serait plus une gêne qu’autre chose.
Il connecta alors son esprit au sien.
« Va chercher Alaric et Hayato, je m’occupe de lui. »
Contrairement à Lyria, sa sœur ne possédait pas la capacité de lui répondre par la pensée. Elle se contenta d’acquiescer d’un discret hochement de tête, puis courut dans une ruelle.
— Hé ! Toi ! Je ne t’ai pas autorisé à partir ! vociféra leur ennemi.
D’un bond, il la poursuivit, mais Kyeran s’élança à son tour et l’intercepta d’un revers du poing. Son adversaire se retrouva éjecté contre une fourgonnette qui plia sous la puissance de l’impact. D’un rapide coup d’œil, l’exterminateur s’assura qu’Angélina avait réussi à s’enfuir et une fois seul, il ne laissa pas le temps à son opposant de se redresser. Il frappa le sol de son poing et une crête de glace en jaillit avant d’emprisonner partiellement le Dragyan. Toutefois, loin d’être ébranlé, le captif releva les yeux vers lui et sourit de tous ses crocs.
— Tu crois que tu vas m’arrêter avec ça ?
Kyeran allait enchaîner une nouvelle attaque, mais se figea. Devant son regard médusé, son ennemi s’arracha les bras de la glace et ceux-ci se régénérèrent instantanément dans un flot de flammes noires. Depuis son plus jeune âge, il n’avait jamais entendu parler d’un Dragyan capable d’une telle prouesse et réalisa qu’il allait être sérieusement désavantagé face à cette faculté.
Son rival ne lui laissa pas le loisir de se poser plus de questions. Avec une vitesse fulgurante, il se retrouva face à lui et lui dédia un sourire des plus sinistres.
— T’es trop lent !
En une fraction de seconde, Kyeran reçut un coup violent dans l’abdomen et fut expulsé dans les airs. Il réussit cependant à se réceptionner habilement sur ses jambes. Ignorant la douleur, il effectua un mouvement vif de son bras. Une vague de stalactites aiguisées comme des rasoirs se matérialisa et s’abattit sur le Dragyan ennemi. Celui-ci l’évita grâce à une chorégraphie endiablée de pirouettes tout en invoquant un sortilège de feu dans chaque main.
Alertés par le remue-ménage, des habitants s’étaient aventurés en dehors de leurs domiciles ou avaient ouvert leurs fenêtres. Ils observaient le combat avec des regards effarés. Trop concentré à contrer les attaques enflammées, Kyeran n’y prêta pas immédiatement attention. Il finit toutefois par ressentir leurs présences et se retourna vers eux pour les réprimander :
— Ne restez pas ici, bande d’idiots ! Rentrez chez vous ! Vous voyez bien que c’est dangereux !
Malheureusement, ce court moment de distraction lui fut fatal. Avant qu’il ne puisse réagir, Kyeran mordit de nouveau la poussière, expédié par un puissant coup de poing. Sa chute se termina en percutant un mur qui explosa sous le choc. Essoufflé et à moitié sonné, il ne se redressa pas tout de suite.
Bon sang, il est plus rapide que moi ! constata-t-il, amer. Il faut absolument que je l’attire hors de la ville sinon ça va devenir un carnage. Si seulement je pouvais me transformer !
À peine se remit-il sur pieds que son adversaire le rejoignit. Entre les doigts étrangement griffus de sa main gauche, une sphère noire apparut.
— Essaie d’éviter ça !
Kyeran croisa ses bras tandis qu’il invoquait sa magie. Il pria pour qu’elle soit assez résistante, mais sa barrière de glace explosa sous la puissance de l’impact. Le feu lécha sa peau de toute part, mais il s’extirpa de son piège pour s’élancer contre la menace. Ce n’était pas quelques brûlures qui l’empêcheraient de se battre. D’un mouvement leste des bras, il balaya l’air et une lame bleutée fonça droit sur son ennemi qui la contra de ses flammes. N’ayant pas dit son dernier mot, il frappa de nouveau le sol du poing et déclencha un geyser qui, cette fois, emprisonna complètement son adversaire.
Cette réussite lui redonna de l’espoir, mais le court instant de paix se fana lorsqu’un craquement retentit. Sous son regard dépité, le mur gelé éclata en mille morceaux. Kyeran dut se rendre à l’évidence : l’éther de glace était inefficace face à celui de feu de son ennemi. À cet instant, il hésita alors à battre en retraite. Cela le rebutait, car il n’avait jamais capitulé dans un combat, mais s’il continuait ainsi, il finirait par y laisser sa peau.
Toutefois, loin de s’avouer vaincu, il décida de tenter une autre option. Il appuya sur un bouton de sa T020-Z et invoqua son Alphübel. L’épée se matérialisa aussitôt entre ses doigts dans un scintillement éblouissant. Le dragonium était toxique et provoquait de sérieuses blessures. Ses quelques années passées en tant que rat de laboratoire le lui avaient appris à ses dépens. S’il arrivait à toucher son opposant grâce à cette lame, cela changerait l’issue du combat.
— Alors ça y est, tu t’es enfin rendu compte que tu ne pouvais rien faire contre moi, le nargua le Dragyan. Malheureusement, je ne pense pas que ton épée y changera quelque chose.
— C’est ce qu’on verra, lui sourit Kyeran, je suis plutôt du genre obstiné.
Campé sur ses jambes, il bondit sur son adversaire en brandissant son arme, mais ne rencontra d’abord que le vide. Dans une agilité déconcertante, son rival l’avait esquivée et s’apprêtait à contre-attaquer. Bien décidé à ne pas se laisser dominer, Kyeran se dégagea de sa trajectoire d’un saut sur le côté et d’un rapide revers de l’épée, réussit à lui entailler les côtes. Avec un cri de douleur, l’ennemi s’effondra au sol. Sans perdre une seconde, il l’empêcha de se relever en appuyant sa chaussure sur son torse pour le bloquer et pointa sa lame à quelques centimètres de sa gorge. Tandis qu’il examinait le vaincu, une exclamation silencieuse s’échappa de ses lèvres.
Dans le choc, sa capuche s’était retirée, révélant alors un jeune homme aux cheveux d’un blanc argenté. Si le côté droit de son visage possédait encore les traits harmonieux d’un beau Dragyan, celui de gauche au contraire, contrastait par sa peau noire et décharnée. Cette partie du crâne se prolongeait sur deux cornes acérées tandis que son œil ne détenait plus une seule once d’humanité. Depuis combien de temps était-il atteint du Fléau ? Deux heures à peine suffisaient pour qu’un infecté se transforme complètement et le coupable face à lui avait commis des meurtres déjà trois jours auparavant. Comment pouvait-il encore se doter d’une parfaite lucidité en dépit de son état actuel ?
Kyeran tremblait face à cette découverte, pourtant, il ne laissa pas transparaître son trouble.
— Qui es-tu ?
Le Dragyan l’observa avec un sourire crispé.
— Fût un temps, on m’appelait Trente-Huit, mais aujourd’hui, mon nom est Zéro.
Il haussa un sourcil et se remémora alors le récit du professeur Mazen au sujet des expériences du projet Mémoria Zéro. Un hybride présentant des signes de démence et une dégénérescence du corps... Se pouvait-il que... ?
— Pourquoi as-tu cette apparence ? Tu devrais déjà être entièrement transformé et d’où viens-tu ?
— Ça t’intrigue ? Malheureusement, je n’ai pas de réponses à te donner.
Kyeran se renfrogna. Bien sûr, cela aurait été trop simple pour que Zéro lui confie tous ses secrets.
— Tout à l’heure, tu as dit que ma sœur et moi n’étions pas tes cibles, que tu t’étais trompé. Qui cherchais-tu ?
Les yeux de Zéro brillèrent d’un éclat sinistre et un rictus étira sa bouche semi-décharnée.
— Une femelle Dragyan. Je sais qu’il y en a une ici.
Kyeran tressaillit et sa nuque se hérissa. Un éclair de fureur traversa son corps et alors que sa vue se teintait d’un brouillard rouge, un grognement menaçant vibra dans son torse. Son dragon, prisonnier de ses chaînes, rugit de colère.
Il veut te prendre Lyria ! Tue-le !
Ses doigts se resserrèrent si fort autour du manche de son épée que leurs articulations blanchirent et il dut se faire violence pour ne pas enfoncer sa lame dans la gorge de son ennemi.
— Je t’interdis de toucher à un seul de ces cheveux !
Zéro s’esclaffa et plissa les yeux.
— Ah oui ? Sinon quoi ?
Aveuglé par la rage, Kyeran ne perçut pas la lueur sournoise qui habitait son regard. Une forme élancée jaillit du sol et s’abattit sur lui. Il bondit en arrière pour l’esquiver, mais une douleur cuisante à la cuisse l’obligea à s’agenouiller. Lorsqu’il baissa les yeux, un filet bleuté suintait d’une plaie béante à travers le tissu lacéré de son pantalon. La blessure le brûla horriblement comme si un feu ardent se propageait dans ses veines et à son grand malheur, sa capacité de guérison ne fonctionna pas.
Zéro se releva sans le moindre mal. Derrière lui, sa queue aux écailles d’un argent étincelant bardée d’épines fouettait l’air.
— Bien esquivé ! Je voulais t’éventrer, mais j’ai loupé mon coup !
Kyeran serra les mâchoires d’amertume.
Évidemment, lui, il peut se transformer.
Il voulut se redresser, mais ses membres refusèrent de bouger, comme si son corps ne lui répondait plus.
— Que... qu’est-ce que tu m’as fait ?
— Ah ! Ça, c’est une de mes particularités ! fanfaronna Zéro en penchant la tête avant de se rapprocher. Je suis venimeux ! Mais ne t’inquiète pas, tu ne vas pas crever. Ça va juste te plonger dans un profond sommeil et pendant ce temps, j’aurai plus qu’à te dépecer vivant.
— Sale enfoiré... Pourquoi tu t’en prends à moi ?
Le regard de Zéro s’assombrit.
— Parce que je déteste la concurrence et encore plus quand il s’agit d’un Alpha.
À mesure que le venin agissait, les sens de Kyeran s’engourdissaient. Sa main finit par relâcher l’épée qui tomba au sol dans un tintement métallique et Zéro le repoussa d’un coup de pied. Il s’effondra sur le dos, impuissant et incapable d’esquisser le moindre geste.
— Voyons... par quoi vais-je commencer ? réfléchit son bourreau.
Il le balaya du regard jusqu’à ce que son bras gauche que les vêtements brûlés avaient mis à nu attire son attention. Avec un sourire satisfait, il l’écrasa violemment de sa chaussure. Un craquement retentit et Kyeran hurla lorsqu’une douleur foudroyante le transperça. Dans un élan instinctif de défense, il inspira profondément, mais au moment d’expirer, une quinte de toux le saisit. Sa seule échappatoire se résuma à une misérable flammèche bleue qui se dispersa en un petit nuage de fumée grise.
— Tu voulais faire quoi, exactement ? se moqua Zéro. On dirait que je t’ai coupé le souffle !
La vision de Kyeran devint floue et s’assombrit peu à peu. Bientôt, il sombrerait dans les ténèbres, et qui savait ce que ce fou lui ferait subir une fois inconscient ? Il tenta de lutter contre la vague noire qui le submergeait tandis que Zéro lui décochait un coup de pied dans les côtes. Il roula au sol et un énième éclair traversa son corps. De la bile lui remonta dans la bouche et une nouvelle quinte de toux le secoua.
C’était la fin.
Angélina ne reviendrait sans doute jamais à temps avec de l’aide et pire encore, il ne pourrait plus la protéger. Il se maudit aussi de ne pas avoir revendiqué Lyria, car désormais, il ne la reverrait plus. Sa propre arrogance l’avait conduit à sa perte.
Je suis désolé, Lyria, je crois que je ne te retrouverai jamais.
Alors qu’il s’attendait à recevoir le coup de grâce, un bruit de tonnerre retentit et quelque chose percuta le crâne de Zéro. Le Dragyan s’effondra en hurlant de douleur et s’ensuivit une deuxième détonation.
Kyeran résista aux ténèbres assez longtemps pour entendre plusieurs personnes courir dans sa direction. Une silhouette s’agenouilla près de lui, mais il fut trop épuisé pour l’identifier. Son corps rendit les armes et l’obscurité l’enveloppa.