MÉMORIA ZÉRO - TOME 1 (Ancienne version)
Le lendemain matin, après avoir rendu visite à Allister, Lyria rejoignit Kyeran en dehors de Zapornia. Ce dernier n’avait pas été appelé pour de nouvelles missions, mais n’avait pas manqué de prévenir sa guilde de la présence des vouivres-tigres infectées du Fléau dans le secteur proche de Dabéorn. Les créatures furent traquées et abattues par plusieurs équipes de chasseurs, réduisant ainsi à néant la menace qu’elles représentaient à l’égard des villages avoisinants. Jusqu’aux prochaines contaminations...
Des nuages gris recouvraient le ciel, mais aucune pluie n’était annoncée. C’était une belle journée pour voler et ils se dirigèrent ensemble aux abords de la forêt. Oz ne les accompagnait pas et avait préféré rester à la maison. Encore traumatisé par les péripéties de la veille, le xéobrat n’avait eu aucune envie de retenter l’expérience.
Kyeran se dissimula dans la pénombre des arbres, puis en ressortit, transformé en dragon. Si Lyria ne comprenait toujours pas pourquoi il se cachait pour se dragomorphoser, elle frissonna d’excitation à l’idée de chevaucher le plus grand prédateur que le monde ait jamais connu. Il en imposait tellement sous cette apparence qu’elle n’avait pas les mots pour le décrire. Les vouivres-tigres, en comparaison, faisaient pâle figure. Il s’aplatit au sol et elle grimpa le long d’une de ses pattes avant de s’installer entre deux épines. Ses écailles étaient chaudes au toucher et quand elle posa sa paume sur son dos, une légère vibration émana de son corps.
« Prête ? » lui demanda-t-il.
Elle inspira une bonne bouffée d’air frais.
— Oui, on peut y aller.
Sans hésiter une seule seconde, Kyeran déploya ses ailes et elles se gonflèrent sous le vent. Il s’accroupit, poussa sur ses pattes arrière et décolla. En quelques battements, il s’élança vers le ciel.
Quand Lyria l’avait monté la première fois, le vol avait été trop court à son goût, mais aujourd’hui, le Dragyan semblait avoir prévu un tout autre programme. Lorsqu’il entama un virage, elle dut s’accrocher plus fermement aux pics, puis hasarda un regard en contrebas. Loin en dessous d’eux, les sommets enneigés des Atalantes ne ressemblaient plus qu’à de petites taches blanches éparses au milieu de l’immensité verte des forêts et des prairies. Le vent soufflait dans ses cheveux et cinglait son visage. Elle sourit à cette sensation de liberté retrouvée et une joie absolue gonfla son cœur tandis que Kyeran continuait de s’élever de plus en plus haut jusqu’à traverser les nuages et atteindre le firmament. Si l’air restait frais en basse altitude, ici le soleil les réchauffait et l’azur du ciel avait viré à une teinte violette. Le Dragyan plana, raclant de ses griffes l’épaisse moquette bleutée semblable à de gros oreillers rembourrés.
— Pourquoi le ciel est plus sombre ici ?
« C’est à cause de l’éther contenu dans l’air. À une certaine altitude, il est tellement concentré que cela provoque une densification de la couleur de l’atmosphère. » lui expliqua-t-il.
Lyria ne trouva rien à redire ; elle se contenta d’admirer le paysage céleste qui s’étendait à perte de vue jusqu’à apercevoir plusieurs points brillants. Devant eux, une horde de cygnes au plumage immaculé volait à tire-d’aile. Lorsque Kyeran arriva à leur hauteur, ils se dispersèrent avec des cancanements effrayés, mais quand il continua de fendre les airs sans leur prêter attention, ils se regroupèrent autour de lui en formant un v comme pour l’escorter.
— Où est-ce qu’ils vont, à ton avis ? lui demanda Lyria, subjuguée par la beauté des gros oiseaux.
« Vers le sud. L’hiver arrive, alors ils repartent s’installer vers des contrées plus clémentes. »
— Ça doit être fatigant de voyager comme ça à chaque changement d’saison.
Un rire échappa à Kyeran.
« Ils ont l’habitude, c’est dans leur instinct. »
Lyria opina, puis il reprit.
« Est-ce que la balade te plaît ? Tout va bien ? »
— Oh, oui ! C’est vraiment... incroyable !
« Alors je vais te montrer ce que c’est de vraiment voler ! »
Elle haussa un sourcil, intriguée, mais avant qu’elle n’ait le temps de comprendre la signification de cette phrase, Kyeran roula sur lui-même et rabattit ses ailes. Sa vision se brouilla et un vertige étourdissant la saisit. Tentant au mieux de contrôler les protestations de son estomac, elle s’accrocha à son encolure dans un souffle haletant tandis qu’il continuait de plonger à une vitesse sidérante. Le sol se rapprochait dangereusement, mais à sa grande surprise, elle n’en éprouva aucune crainte. L’ivresse du dragon l’avait envahie et comme pendant le combat contre la vouivre, son esprit s’était connecté au sien. Ils formaient de nouveau une seule et même entité. Quelle sensation grisante !
Au dernier moment, il rouvrit ses ailes. Lyria cligna des paupières, subjuguée par le paysage qu’ils survolaient à présent. Les montagnes avaient laissé place à de vastes plaines herbeuses emplies de fleurs violettes et jaunes et un immense lac se profilait droit devant eux. Kyeran accéléra et lorsqu’il rasa la surface miroitante de l’eau, celle-ci se fendit en d’importantes gerbes argentées qui l’éclaboussèrent sur son passage.
Submergée par l’extase, Lyria relâcha sa prise sur les épines et écarta les bras. Un hurlement euphorique s’échappa de ses lèvres. Ce bonheur sembla contaminer Kyeran, car une nouvelle vibration secoua ses écailles et il poussa un rugissement à faire trembler la terre.
Alors qu’ils s’élevaient une fois de plus dans le ciel, ils continuèrent de se parler. Lyria évoqua sa visite auprès de son père ainsi que l’aspect inquiétant de ce dernier. Quant à Kyeran, il lui montra comment il exploitait les reliefs pour se dissimuler ou encore tendre une embuscade à un ennemi avant de lui raconter son quotidien professionnel ainsi que sa vie au sein de sa famille adoptive.
— Ta sœur a presque le même âge que moi, lui fit-elle remarquer. J’aimerais bien la rencontrer.
« Je te la présenterai le moment venu. » ronronna-t-il.
Ils volèrent pendant des heures, mais la fatigue ne tarda pas à s’emparer de Lyria et ses muscles commencèrent à protester. Le Dragyan regagna alors les montagnes. Le soleil déclinait derrière eux, à présent, et leur point d’arrivée lui apparut bientôt. Kyeran s’aida de ses puissantes ailes pour ralentir et il atterrit sur le surplomb rocheux avec toute la grâce d’un oiseau. Lyria se laissa glisser le long de son flanc, mais ses jambes courbaturées se dérobèrent et elle tomba à genoux dans l’herbe. Elle resta assise un long moment à contempler la nature avec des yeux ébahis pendant que son ami s’éloignait pour reprendre sa forme bipède.
— Ce... c’est vraiment incroyable ! souffla-t-elle. Comment tu fais pour rester sous ta forme humaine alors que c’est si génial de voler ?
Il s’installa à côté d’elle et la considéra avec une pointe d’amusement dans le regard.
— J’ai des responsabilités en tant qu’exterminateur, alors il faut bien que je travaille, mais... je suis content que ça t’ait plu.
— Je n’regrette absolument pas cette expérience et j’espère qu’on pourra le faire plus souvent ensemble.
Les lèvres de Kyeran frémirent et son visage se figea avant de s’illuminer d’un léger sourire.
— Oui, bien sûr !
***
Les semaines s’écoulèrent.
Chaque matin, Lyria rendait visite à son père et lorsque Kyeran ne s’absentait pas pendant plusieurs jours en mission ou pour des exécutions, ils se retrouvaient ensemble dans la caverne aux cristaux. Certains soirs, le Dragyan repartait travailler à la Vouivre d’Argent et pendant un long moment, l’idée d’engager la jeune femme-dragon dans son restaurant pour épauler Angélina ou à la guilde en tant que traqueuse lui avait effleuré l’esprit. Toutefois, à cause de sa situation vis-à-vis des Red Skulls, il n’avait pas osé la persuader de les quitter. Peut-être était-ce là une erreur de sa part ? Il l’ignorait, mais il ne se sentait pas encore tout à fait prêt pour présenter sa nouvelle amie à ses proches. Au grand regret de son dragon qui n’approuvait absolument pas ses choix.
Au fil des jours, leur complicité s’était accrue et l’exterminateur ne se montrait jamais avare de conseils. Il avait tenté à plusieurs reprises de l’aider à faire appel à son dragon, hélas, sans succès. Toutefois, il ne désespérait pas. La jeune Dragyanne avait tout de même réussi à transformer certaines parties de son corps et avec du temps et de la persévérance, elle parviendrait à se dragomorphoser entièrement.
Après chaque session de vol, ils profitaient du calme de la grotte pour se prélasser au bord du lac. Là, ils évoquaient leurs souvenirs les plus joyeux de leur enfance ou alors ils parcouraient ensemble l’ouvrage du professeur Mazen, et Kyeran n’omettait jamais de commenter certains passages en y ajoutant ses propres connaissances. Cependant, s’il prenait plaisir à lui enseigner les mœurs et coutumes de leur espèce, il éprouvait de plus en plus de difficulté à dissimuler son attirance envers la femme-dragon. Son odeur capiteuse et enivrante réveillait en lui un profond désir qui ne demandait qu’à être assouvi. La personnalité rayonnante de sa partenaire ne manquait jamais de le contaminer tout entier. Malgré ses déboires, Lyria gardait le sourire et restait toujours de bonne humeur. Peu à peu, la cuirasse qui avait si longtemps enserré son cœur commençait à se fissurer.
— Au fait, comment va ton père, aujourd’hui ? s’enquit-il.
Elle soupira avec une grimace.
— Il est dans l’même état que d’habitude. Aucune amélioration en vue.
Kyeran laissa son regard dépité s’échouer sur la roche humide qu’il frottait du bout de sa chaussure. Finalement, Hayato avait raison. Allister ne guérirait sans doute jamais. Ils se murèrent tous les deux dans un silence pétrifié jusqu’à ce que Lyria le brise de nouveau.
— Une chose me turlupine depuis un bon moment. Pourquoi t’es devenu exterminateur ?
Il sursauta face à cette question inattendue et l’appréhension lui crispa aussitôt les entrailles. Sans un mot, il fixa le sol d’un regard vide. Le simple fait d’évoquer les raisons de son choix lui noua l’estomac et fit ressurgir une intense douleur.
Lyria n’avait aucune idée de ce qui l’avait poussé à s’engager dans cette voix. Si elle découvrait qu’il était l’unique responsable de la mort des personnes qui lui avaient été les plus chères au monde, il la perdrait, sans aucun doute. C’était bien là, la dernière chose dont il avait besoin, surtout après tous leurs échanges de ce précédent mois. À présent, il ne voyait plus son quotidien sans elle.
— C’est... compliqué, éluda-t-il, la voix éraillée par l’angoisse.
Elle perçut son mal-être et s’assit à côté de lui avec un soupir.
— Tu sais, j’crois qu’on a tous notre jardin secret, alors si t’as pas envie d’en parler parce que c’est trop personnel, ce n’est pas grave. Je n’t’en voudrai pas.
Kyeran tressaillit lorsqu’elle approcha sa main de la sienne et eut un léger mouvement de recul. Une voix dans son cœur lui murmura de cesser de fuir et après un court instant d’hésitation, il se laissa faire. Sa peau douce comme de la soie le réchauffait et sa fragrance de citron épicé emplissait délicieusement ses narines. Une obscurité douillette l’enveloppa. Ses paupières se fermèrent à ce contact bienfaisant et une étrange vibration résonna dans son torse. Une fois de plus, Lyria apaisait sa douleur et ses craintes rien qu’en le touchant.
Notre compagne, ronronna la voix de son dragon.
Quand il rouvrit les yeux, seuls quelques centimètres séparaient leurs visages. Il ne résista pas à l’envie de plonger son regard dans ses envoûtants iris écarlates. Ses lèvres, rosées et tentatrices semblaient l’appeler. Depuis leur première confrontation, sa conscience lui intimait de la faire sienne et cette proximité ne faisait à présent que renforcer ce désir. Plus rien ne pouvait l’empêcher de dépasser ses limites.
Embrasse-la, possède-la.
Mû par son instinct, le creux de son ventre submergé par une vague brûlante, Kyeran se pencha vers Lyria. Comme si elle attendait ce moment depuis longtemps, elle leva la tête pour venir à sa rencontre. Leurs lèvres frémirent et s’effleurèrent, sans toutefois se sceller complètement. Seules leurs respirations haletantes se mélangèrent, puis une chose incroyable se produisit.
L’air ondoya, puis un silence pesant s’installa alors que le paysage se figeait progressivement dans une fine couche de glace. Kyeran recula vivement quand une douleur atroce le transperça de part en part et lui coupa le souffle.
Surprise par l’apparition soudaine de la magie, Lyria poussa un cri, puis le scruta d’une expression inquiète.
— Kyeran ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
Les yeux plissés de souffrance, il tomba à genoux et ne réussit qu’à balbutier quelques mots.
— Je... je ne sais pas... on dirait une...
— Oh, bon sang ! coassa-t-elle en reculant, la mine blême. Ce serait...
Kyeran n’arrivait plus à interagir tant la douleur était insupportable. Alors que tout son corps le brûlait, ses os se brisèrent les uns après les autres pour se reformer et s’étirer ensuite. Ses muscles enflèrent et en retombant à quatre pattes dans l’eau, il observa sa peau se couvrir d’écailles et ses ongles s’agrandir pour se muer en griffes acérées. Son visage se déforma, puis se remodela pendant que ses vertèbres lui déchiraient le dos et s’alignaient jusqu’à l’extrémité d’une queue membraneuse bardée d’épines. Derrière ses épaules, jaillirent enfin une paire d’ailes gigantesques.
Le brouillard de la douleur se dissipa peu à peu et l’air de la grotte se chargea d’humidité glaciale. Pantelant, Kyeran se redressa. Il se sentait à l’étroit dans cette cavité pourtant si spacieuse et les cornes situées sur son crâne raclèrent le plafond. Un tremblement parcourut la roche, et des stalactites se décrochèrent pour plonger dans les profondeurs azur du lac. Quand il se pencha vers l’eau, son reflet ne lui renvoyait plus l’image d’un jeune homme, mais celle d’un dragon aux écailles aussi sombres qu’une nuit d’été.
Il mit de longues secondes à recouvrer son calme. Des picotements tiraillaient encore ses muscles, mais ce n’était plus les éclairs fulgurants qui l’avaient traversé quelques minutes auparavant. Ce n’était pas sa première dragomorphose forcée et il ne tarda pas à comprendre ce qui avait provoqué celle-ci.
En clignant des paupières, il reporta son attention sur Lyria. Elle était figée, la bouche grande ouverte, et observait de curieux filaments d’un argent étincelant qui semblaient les relier l’un à l’autre. Une euphorie instinctive enfouie au plus profond de son âme le submergea et une irrésistible envie d’extérioriser toutes ces émotions l’envahit. Kyeran déploya ses ailes et un grondement monta en puissance dans sa poitrine. Ses mâchoires s’ouvrirent et un rugissement triomphant résonna dans toute la caverne.