MÉMORIA ZÉRO - TOME 1 (Ancienne version)
Kyeran foulait le sol d’un pas régulier et se retournait de temps à autre pour s’assurer que Lyria suivait la cadence. À sa grande satisfaction, elle le talonnait sans éprouver le moindre signe de fatigue. Deux heures s’étaient déjà écoulées alors qu’ils sinuaient à travers bois sur un sentier au dénivelé capricieux et après ce que la jeune femme-dragon venait de vivre, il ne voulait pas qu’elle se surmène. Aussi, lui proposa-t-il de faire une pause quand il repéra l’écoulement d’un ruisseau non loin d’eux.
— On va s’arrêter quelques minutes.
Elle leva les yeux.
— Encore ? On peut continuer, tu sais.
— Peut-être, mais je préfèrerais que tu te ménages un peu.
Déconcertée, Lyria ouvrit la bouche, mais se ravisa finalement pour s’installer sur un arbre déraciné. Après avoir rempli sa gourde dans le petit torrent, il lui offrit à boire, puis s’adossa au tronc d’un sapin avant de la dévisager d’un air pensif.
Depuis leurs retrouvailles, le doute gangrénait son esprit. À Solsti, il brûlait d’envie de la revoir, mais à présent, il hésitait. Que devait-il faire ? Continuer de la fréquenter parce que son instinct primaire le lui dictait ? Ou alors, s’éloigner d’elle pour préserver ce qu’il lui restait de dignité au risque de le regretter ? Peut-être aurait-il choisi la deuxième option, mais c’était sans compter les douleurs dues à son passé qui s’effaçaient quand il la touchait. Il ne comprenait toujours pas cet étrange phénomène.
Notre compagne peut guérir tes blessures les plus profondes, répétait son dragon.
Mais bien sûr ! C’était parfaitement évident ! Kyeran demeurait persuadé que sa conscience se trompait ou fabulait. Quelle femme un minimum sensée voudrait vivre avec quelqu’un d’aussi aigri que lui s’il en avait seulement ressenti l’envie ?
Puis, l’affrontement contre la vouivre-tigre avait brisé sa réticence. Lyria avait combattu à ses côtés en parfaite symbiose et sa fougue ainsi que son courage n’avaient pas manqué de l’impressionner. Aussi, commença-t-il à se demander s’il ne devait pas retenter sa chance pour la convaincre de rejoindre sa guilde. Les Alliés de la Nuit ne refusaient jamais de recruter de nouveaux combattants au sein de leurs rangs et la jeune femme pourrait exercer un métier honnête sans risquer de s’attirer des ennuis avec la justice.
Malgré cette promenade distractive, son amie restait d’humeur morose. La santé précaire d’Allister en était bien évidemment la cause, mais Kyeran sentait qu’un autre problème la préoccupait. Même s’il ne s’aventurait pas dans des sujets qui ne le concernaient pas, il n’avait nul besoin d’être devin pour savoir que sa conversation avec Hayden avait provoqué son chagrin.
Dix minutes plus tard, il décida de reprendre la marche.
— On continue ? On ne devrait plus être très loin.
Lyria acquiesça et bondit sur ses pieds, sa bonne humeur retrouvée.
Quelques centaines de mètres plus loin, Kyeran reconnut des sapins roussis en contrebas sur sa gauche et un rocher moussu sur sa droite. Sur le tronc d’un feuillu, il distingua des traces de griffes qu’il avait laissées jadis pour se repérer. La pluie effaçait les odeurs et dans ces circonstances, il ne pouvait pas se fier à son flair, alors il avait recouru à ce stratagème bien plus efficace. De plus, ces marques lui conféraient un avantage, car les humains les confondaient avec celles d’un animal sauvage et en principe, les randonneurs ne cherchaient pas à s’aventurer sur le territoire d’un éventuel prédateur. À moins d’être complètement inconscient.
Une fébrilité joyeuse l’envahit lorsqu’il discerna enfin un surplomb rocheux à fleur de terre.
— On est arrivés !
Lyria se dépêcha alors de le rejoindre et il s’affaira à retirer les branchages qu’il avait enchevêtrés afin de garder l’endroit secret. Bientôt, l’entrée d’une cavité apparut, juste assez large pour laisser passer un homme.
— C’est quoi ? Une grotte ? T’es sûr que c’est bien prudent d’aller là-dedans ? déglutit la femme-dragon. Il n’va pas y avoir de bestiole du même genre qu’hier, j’espère ?
Un rire malicieux lui échappa et il secoua la tête.
— Si c’était dangereux, je ne t’aurais pas emmenée ici.
Elle garda une expression sceptique, mais ne le contredit pas. Il s’engouffra en premier à travers l’ouverture rendue glissante par les pluies des précédents jours et écarta sa main droite pour invoquer Ignis, le sortilège de feu. Une flamme azurée se matérialisa au centre de sa paume et se refléta sur les parois rocheuses aux tons ocre. Face à lui, un long couloir sombre s’enfonçait dans les entrailles de la terre d’où émanait un courant d’air frais. Au sol, une mince source clapotait et sinuait parmi les crevasses, apportant une atmosphère humide dans ce lieu clos et inquiétant.
Lyria s’engagea à son tour et il lui attrapa la main.
— Ne me lâche pas, lui conseilla-t-il, et fait attention où tu poses les pieds, ça glisse un peu.
Elle resserra aussitôt ses doigts autour des siens comme si sa vie en dépendait. De petites étincelles se diffusèrent dans tout son corps à ce contact étroit et un soupir de bien-être lui échappa malgré lui. Son dragon paraissait satisfait et ronronnait comme un bienheureux. Il chassa cette sensation déconcertante, puis se concentra sur son chemin. Ce n’était pas le moment de se laisser distraire !
Le tunnel ne leur permettait pas de progresser debout, aussi durent-ils courber le dos pour avancer. L’artère rocheuse n’en finissait plus, puis vers les derniers mètres, celle-ci s’élargit pour déboucher enfin sur une immense grotte.
La voute plafonnière se dentelait de stalactites recouvertes de pierres précieuses multicolores tandis qu’au sol, des stalagmites aux mêmes attributs rencontraient parfois leurs jumelles inverses pour constituer d’imposantes colonnes structurées et lumineuses. Le scintillement des cristaux d’éther éclairait à lui seul toute la zone et se reflétait sur la surface d’un lac d’un turquoise limpide en un miroitement irréel. Au-dessus de l’eau flottait paresseusement un nuage épars de vapeur blanche.
Kyeran observa la réaction de Lyria avec un sourire en coin. Elle survolait les lieux d’un regard béat et autour de son cou, Oz arborait la même expression.
— Co-comment t’as trouvé cet endroit ? bafouilla-t-elle. C’est magnifique !
Ce compliment gonfla son cœur de joie et son dragon se mit à faire le beau en entendant la pointe d’admiration dans sa voix. Il lui désigna alors un puits de lumière situé plus haut vers le fond de la caverne.
— Un jour que je rentrais de la chasse, je suis tombé dans ce trou et j’ai atterri dans l’eau. C’est comme ça que j’ai découvert cet endroit. Ensuite, j’ai trouvé le tunnel que nous venons d’emprunter. L’ouverture était bien plus petite et j’ai passé un temps fou à l’agrandir pour en sortir.
— Au moins, on est sûrs qu’il n’y aura pas de vilaines bêtes dans cet endroit, soupira-t-elle, soulagée. On peut se baigner ?
— Bien sûr. Tu veux tester ?
Lyria observa l’étendue bleutée, pensive, puis grimaça.
— Je n’ai pas de maillot de bain.
Kyeran la fixa d’un air déconcerté. Les maillots de bain étaient d’étranges vêtements que les humains portaient pour cacher certaines parties de leur corps lorsqu’ils nageaient. Angélina lui avait expliqué que les femelles de son espèce ne se montraient pas nues devant n’importe qui ni dans n’importe quelle situation et il semblerait que Lyria ait refoulé sa nature draconique au point d’adopter ce curieux concept de pudeur. Une légère pointe de déception l’ébranla malgré lui à l’idée de ne pas pouvoir la découvrir dans son plus simple appareil, mais il se ressaisit quand il mesura l’absurdité de cette pensée.
Tu la connais à peine, tu ne devrais pas t’imaginer les douces courbes de son corps ni nourrir de pensées charnelles à son égard. Rappelle-toi le serment que tu as prêté.
— Tant pis, ce sera pour une autre fois, reprit-elle en haussant les épaules.
Elle s’approcha ensuite d’une colonne de calcaire et s’agenouilla près d’un amas de cristaux en forme de fleurs.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des zéphyrites.
Lyria haussa un sourcil.
— Je les nomme ainsi parce qu’ils me rappellent les fleurs des arbres de lune, lui expliqua-t-il.
— Des arbres de lune ?
— Ce sont des arbres géants qui ne poussent que sur les îles célestes de Dragonia et en été, lorsque Zéphyria est pleine, ils se couvrent de fleurs d’un blanc immaculé. Tu n’en as jamais vu ?
— Non, mais ça devait être très beau.
— En effet, c’est un spectacle que peu de Dragyans manquaient...
Ses mots moururent entre ses lèvres et il sourit tristement à ce souvenir. C’était bien là l’un des seuls à lui rappeler qu’il n’y avait pas eu que de mauvais moments dans sa vie. Il adorait contempler la pluie de pétales blancs s’envoler sous le clair de lune et cette conversation le rendit nostalgique. Il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir revoir ne serait-ce qu’une fois ce splendide événement.
Avec elle...
Lyria lui rendit un sourire peiné, puis son regard se perdit vers le lac tandis qu’elle enserrait sa poitrine de ses bras.
— Je suis sûre que mon père aurait adoré voir ça...
Aussi étrange que cela puisse paraître, Kyeran ne supportait pas de la sentir triste, comme si ses émotions déteignaient sur lui et il en éprouva un profond désir de lui apporter du réconfort. Il s’avança, puis posa une main sur son dos avant d’hésiter à reculer. Lui qui, jusqu’à présent, fuyait le contact physique, était là à franchir les limites qu’il s’était toujours imposées. Pourquoi ? Était-ce à cause de ce que le dragon tentait vainement de lui faire comprendre depuis plusieurs jours ? Parce qu’elle était sa compagne ? Celle qui lui était destinée ?
Il déglutit.
— Ne t’inquiète pas, ils vont bien s’occuper de lui à l’hôpital, et ils trouveront un traitement pour le guérir.
Lyria se retourna et le fixa d’un regard vide.
—T’as entendu ce qu’Hayato a dit ? La maladie est déjà à un stade très avancé. Je n’suis pas idiote, Kyeran, je sais qu’il va mourir.
Il soupira et ses épaules s’affaissèrent face à la résignation de sa nouvelle amie. Tandis qu’il s’asseyait sur un rocher, il éprouva pour la première fois depuis des années l’envie de livrer quelques anecdotes de son passé. Un nœud se forma dans sa gorge alors qu’il reprenait la parole.
— Je comprends ce que tu ressens. Voir un être cher dépérir sans pouvoir faire quoi que ce soit est la pire des épreuves. J’ai perdu mon père quand j’avais dix ans. C’était un homme bon et respectable, mais peu présent à cause de ses responsabilités. J’ai eu beaucoup de mal à encaisser sa mort et j’ai longtemps regretté de ne pas avoir passé plus de temps avec lui. Et après ça... je me suis retrouvé seul.
Son court monologue capta l’attention de Lyria.
— Et ta mère ? Que lui est-il arrivé ?
— Je ne l’ai pas connue, elle est morte en couche...
Les yeux de la Dragyanne se voilèrent de nuages et elle resta silencieuse. Kyeran se sentit délesté d’un léger poids. En temps normal, il n’aimait pas évoquer son passé, car des sujets douloureux revenaient souvent le hanter, mais avec Lyria, il avait l’impression qu’il pouvait tout lui dire. Qu’elle ne le jugerait pas.
— Eh bien... soupira-t-elle enfin, j’vois qu’on a pas mal de points en commun, toi et moi. Moi non plus, je n’ai pas connu ma mère.
— Ah ?
— Mon père m’en a jamais parlé et quand j’essaie de savoir, il élude mes questions. Donc je n’sais pas qui elle est ni si elle est encore en vie.
Il fronça les sourcils. Cette conversation le rendit perplexe et suspicieux. Pourquoi Allister n’avait-il jamais dévoilé à Lyria l’identité de sa mère ? Est-ce qu’il lui cachait quelque chose pour une bonne raison ? Dans ce cas, pourquoi et dans quel but ? Le comportement de cet homme le déconcertait et il ne put s’empêcher de repenser à Léona. Elle et Lyria se ressemblaient tellement.
— Et... Hayden ? Il ne sait rien à propos de ton passé ?
Elle pouffa avant de reprendre une expression plus sombre.
— On n’se connaît que depuis deux ans lui et moi, et... à vrai dire, je n’compte plus trop sur lui.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé entre vous deux ?
Oups !
Cette question indiscrète lui échappa malgré lui et un sentiment de honte le submergea. Face au visage renfrogné de Lyria, il détourna le regard.
— Non, oublie ce que j’ai dit, ça ne me regarde pas.
— C’est bon, ce n’est pas un secret d’état, soupira-t-elle. Si j’suis en colère contre lui, c’est parce qu’il m’a annoncé qu’il partait pour devenir exterminateur et donc... on a rompu.
Kyeran n’était pas si loin de la vérité quant à son précédent chagrin, si bien que cet aveu ne le surprit guère. Si la décision du Mérien le décevait, son dragon jubila et se réjouit de ce concours de circonstances. Son rugissement triomphant résonna dans son cerveau.
Revendique-là !
Il balaya aussitôt cet ordre abject. Lyria ne lui appartenait pas et elle ne serait jamais à lui. Il respecterait le serment qu’il avait prêté en dépit de son attirance envers elle et la bête ne prendrait pas les commandes, lui seul déciderait de ses propres actions.
— Alors, c’est pour ça que tu pleurais ?
— Oui, ça m’a mis un gros coup au moral parce qu’Hayden et moi sommes très proches en dehors de notre relation amoureuse, mais ça faisait quelques mois que notre couple battait de l’aile. Alors, autant tout arrêter plutôt que d’continuer à jouer la comédie.
Kyeran resta dubitatif. Il comprenait mal ce concept où les couples se séparaient pour diverses raisons. Les mœurs humaines avaient le don de le déconcerter, car chez les Dragyans, les ruptures ou les divorces n’existaient pas. Pas plus que les mariages. Lorsque deux individus se choisissaient, un lien indestructible les unissait pour toute leur vie. L’amour entre dragons demeurait profond et inébranlable.
Remarquant son air consterné, Lyria reprit une expression plus enjouée avant de s’asseoir sur un petit plot de calcaire rond.
— Bon, on n’va pas épiloguer là-dessus plus longtemps. Le but, c’était de venir ici pour se changer les idées, non ?
Il cligna des paupières et sortit de son hébétude.
— Oui, tu as raison. Parlons d’autre chose.
La jeune femme-dragon s’approcha de nouveau d’un amas de zéphyrites. Les cristaux s’illuminèrent brièvement quand elle les toucha et passèrent d’un bleu électrique à un rose soutenu. Ses yeux brillaient d’une fascination enfantine face à la réaction de l’étrange minerai.
Kyeran la contemplait avec un sourire admiratif. Il n’avait jamais eu de compagne ; il n’en avait jamais voulu et ne s’était jamais attaché. Pour lui, les femmes n’étaient pas essentielles, mais pour une raison qu’il ignorait, le doute commençait à l’envahir. En dépit de ses réticences et de ses convictions, il entraperçut un semblant d’avenir. Le Fléau ainsi que ses obligations d’exterminateur furent relégués au second plan. Ici, avec elle, il se sentait vivant, apaisé et détendu. Les stigmates douloureux de son passé ne venaient plus le hanter, comme si la présence de Lyria les avait balayés.
— T’as vu ça ? Elles changent de couleur ! s’extasia-t-elle. J’adore cet endroit ! J’aimerais bien y revenir les prochains jours.
— Bien sûr, acquiesça-t-il, je suis en congé, demain, et si ça t’intéresse, on pourrait même aller voler avant de venir ici.
Elle le fixa en haussant les sourcils puis son visage se déconfit.
— Mais tu sais bien que je n’peux pas me transformer.
— Je sais, mais j’aimerais te montrer d’autres choses, si tu le veux bien. Qu’est-ce que tu en dis ?
Lyria le dévisagea un long instant avec une expression méfiante, puis ses lèvres se courbèrent en un large sourire.
— Ce sera avec plaisir !
Sa joie le contamina tout entier et un sentiment de plénitude l’envahit.
Demain deviendrait un nouveau jour.