MÉMORIA ZÉRO - TOME 1 (Ancienne version)
Chapitre 3 : UNE INQUIÉTANTE DÉCOUVERTE
5148 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 13/06/2021 09:05
Dans un sursaut d’incompréhension, Kyeran chercha la jeune femme partout, mais son regard ne rencontra que les lieux déserts. Déconcerté, il soupira, puis se pencha pour ramasser son sac encore au sol. Pendant dix longues années de solitude, il s’était résigné à ne plus jamais croiser un membre de son espèce et voilà qu’aujourd’hui, le miracle se produisait. Cette rencontre inopinée l’avait mis dans un curieux émoi, comme si une flamme éteinte depuis longtemps s’était ravivée en lui. Une grande excitation ne tarda pas à s’éveiller en lui et il hésita à se mettre à la recherche de cette jolie inconnue. Toutefois, il fut bien vite coupé dans son élan lorsqu’un homme surgit de la rue avec des hurlements. Il l’esquiva juste à temps, évitant une deuxième collision, et le nouvel arrivant s’immobilisa au milieu de la route, exténué, avant de se tourner dans tous les sens en vociférant.
Kyeran grimaça quand il reconnut Eldric Montallac, le frère cadet d’Alaric. Au vu de son extrême agitation, le bijoutier avait dû encore se faire dévaliser. Ne l’appréciant guère, il tenta de s’éclipser, mais à sa grande malchance, l’indésirable le repéra et l’intercepta.
— Ah, Kyeran ! Tu tombes bien !
Il ferma les yeux et poussa un juron avant de se retourner. Haletant et trempé de sueur, Eldric donnait l’impression d’avoir couru un marathon. Arrivé à sa hauteur, il posa les mains sur ses cuisses, le dos courbé par l’effort, et s’essuya le front d’un mouchoir avec un soupir.
— Ce n’est plus de mon âge de courir par une telle chaleur ! Tu ne voudrais pas me faire ton petit tour de magie, là ?
L’exterminateur le toisa d’un air excédé. Non, mais pour qui le prenait-il ? Néanmoins, il s’exécuta, car malgré son aversion envers cet humain, il ne pouvait l’ignorer comme bon lui semblait. En effet, Eldric était un individu influent qui avait aidé au financement de la guilde de son frère aîné. Il agita ses doigts, puis invoqua une brume givrée au-dessus de sa tête. Le commerçant se sentit aussitôt apaisé par la fine pluie rafraîchissante.
— Ah... merci, ça fait du bien.
— Pas de quoi...
Kyeran aurait donné n’importe quoi pour se téléporter loin de ce détestable individu. S’il en avait possédé le pouvoir... Quand il ne se lamentait pas sur son sort, Eldric n’hésitait pas à se vanter de sa richesse tout en méprisant les classes moyennes, et les conséquences de son orgueil amenaient de plus en plus souvent sa boutique à devenir la proie d’habiles voleurs. Il avait beau aussi se targuer d’être toujours à la mode, son élégant costume trois-pièces auréolé de taches de transpiration gâchait son illustre prestance.
Ce détail n’était pas le seul à la ternir, cependant.
En effet, depuis quelques années, l’homme bedonnant tentait désespérément de cacher sa misère capillaire à l’aide d’un affreux subterfuge qui, tôt ou tard, ne lui servirait plus à grand-chose. Les lèvres de Kyeran se courbèrent en un rictus narquois quand il recoiffa une grande mèche de cheveux sur son crâne dégarni.
— Je viens de me faire cambrioler, lui expliqua Eldric. Tu n’aurais pas vu un drôle de type s’enfuir, par hasard ? Il portait une cape noire.
Sa révélation l’interpella. La Dragyanne croisée plus tôt était donc la coupable de ce méfait et Kyeran comprit à présent la raison de sa disparition. S’il en demeura surpris, il garda une attitude neutre. Les états d’âme d’Eldric ne l’émouvaient pas le moins du monde et, n’ayant aucune envie de dénoncer un membre de sa propre espèce, il secoua la tête d’un air faussement navré.
— Non, je n’ai rien vu.
Eldric poussa un soupir dépité, puis se pinça les lèvres avant de minauder :
— Tu ne voudrais pas essayer de le rechercher ? Je sais que tu as un bon odorat et de bonnes aptitudes, alors...
Kyeran se renfrogna. Il pourrait traquer cette voleuse si l’envie le prenait, mais que gagnerait-il à aider un humain aussi méprisant qu’Eldric ? Il était le genre d’individu à toujours demander un service, mais bien souvent, sans remerciements ni échange de bons procédés.
— Et puis quoi encore ? Je suis exterminateur, pas détective. Si vous voulez retrouver vos bijoux, adressez-vous aux autorités compétentes et allez déposer plainte.
— Tu pourrais quand même rendre service à la famille de ton chef de temps en temps, grommela le commerçant. Est-ce trop te demander ?
Irrité par cette remarque déplacée, Kyeran montra les crocs.
— Je vous conseille de me parler sur un autre ton. Je n’ai ni l’envie ni le temps de vous aider, alors débrouillez-vous seul.
Eldric recula d’un pas et leva les mains en signe de reddition.
— Toujours aussi mal gratté, le dragon... Très bien, je ferai mettre un avis de recherche, mais si tu vois quelque chose, n’hésite pas à me prévenir. Merci quand même...
L’exterminateur hocha la tête plus par cordialité que par coopération et après ce contretemps, il arriva enfin devant le restaurant de la Vouivre d’Argent. Lorsqu’il poussa la porte, les gonds grincèrent et des regards se braquèrent aussitôt sur lui. Partout où il se rendait, des visages craintifs et méprisants le dévisageaient. Aujourd’hui encore, Kyeran les ignora. Quelque chose de plus intéressant avait capté son attention : un alléchant effluve de viande en sauce. Ses narines frémirent et son estomac ne tarda pas à crier famine. Finalement, la sieste attendrait bien quelques minutes.
Connu pour sa cuisine gastronomique savoureuse, l’établissement avait bénéficié d’une rénovation récente. Le plafond aux chaleureuses poutres en chêne ainsi que le dallage au sol en pierres lisses gris foncé contrastaient avec le blanc lumineux des murs. L’ensemble se mariait avec élégance et sobriété au mobilier en noyer ainsi qu’à la décoration ancienne de type médiéval. La famille Estieral avait dépensé sans compter pour redonner à son fief son charme d’antan.
À cette heure de la journée, seuls quelques habitués installés aux tables ou au bar troublaient le silence de leurs vives conversations. Derrière le grand comptoir, Angélina s’affairait à vérifier la propreté des verres pour le service du soir. Par moment, ses sourcils se fronçaient quand elle décelait une tache persistante sur la vaisselle et elle se hâtait de l’essuyer d’un minutieux coup de chiffon. Son expression concentrée se détendit lorsque son regard croisa celui de Kyeran.
— Ah ! Tu es revenu plus tôt que prévu !
Le visage de l’exterminateur se fendit d’un sourire alors que deux silhouettes familières assises au bar se retournaient vers lui. Un humain aux cheveux bleu acier et à la barbe poivre et sel trinquait en compagnie d’un Vulpian vêtu d’un beau costume anthracite.
Alaric Montallac le salua d’un lever de chope quand il les rejoignit.
— Alors ? Qu’est-ce que tu nous as ramené cette fois ?
— Un nouveau sujet de recherches pour Hayato.
— Montre-moi ça ! s’empressa le concerné.
Assis à côté d’Alaric, l’homme-renard fixait Kyeran d’un regard brillant pendant que sa queue à l’épaisse fourrure argentée ondulait d’impatience derrière lui. Il fouilla dans sa besace et ressortit les échantillons pour les poser sur le comptoir. Angélina grimaça de dégoût à la vue des morceaux de chair noire et détourna aussitôt le regard avant d’être prise de nausées.
Le Vulpian gloussa de satisfaction et rangea les paquets dans son sac.
— C’était quoi, cette fois ?
— Une vouivre des marais.
— Hum, encore un reptile...
— Tu pourras remercier Sköll, c’est grâce à lui que j’ai pu te ramener tout ça.
Angélina blêmit et raffermit sa poigne sur son torchon.
— Il ne lui est rien arrivé de mal, j’espère ?
Kyeran secoua la tête avec un léger sourire.
— Il a bien failli ne plus être de ce monde, mais grâce à moi, il est en un seul morceau. D’ailleurs, il vous passe le bonjour.
La jeune femme soupira, soulagée, tandis qu’Hayato et Alaric réprimaient un ricanement. Ils commençaient tous à connaître le quotidien rocambolesque du livreur et Kyeran prenait toujours un malin plaisir à exagérer ses propos, juste pour faire enrager sa sœur. Il se délectait chaque fois de son air paniqué.
— Au fait, pendant que j’y pense, reprit Hayato, j’aurais quelque chose à te montrer quand tu auras cinq minutes. C’est très impor…
— Désolée de vous interrompre, s’interposa Angélina avant de s’adresser à son frère, mais maintenant que tu es rentré, tu vas pouvoir m’aider. J’espère que tu n’as pas oublié ?
Alors que le Vulpian marmonnait, mécontent d’avoir été coupé dans son élan, Kyeran cligna des paupières et réfléchit au genre de tâche ingrate qu’il avait bien pu omettre.
— Oublié quoi ?
— Ranger le grenier, bien sûr ! Tu m’avais promis de me filer un coup de main dès que tu serais rentré.
Toute bonne humeur le quitta. En un instant, ses espoirs de repos s’envolèrent et ses épaules s’affaissèrent comme si toute la misère du monde venait de lui tomber sur le dos. Dépité, il chercha à s’esquiver.
— Et le vieux, il ne peut pas le faire, lui ? C’est son travail de ranger les dépendances, pas le mien. En plus, je suis épuisé, je n’ai presque pas dormi... ça ne peut pas attendre demain ?
— Ça fait des semaines qu’il devrait être trié. Il va encore nous passer un savon si on ne le fait pas rapidement, insista sa sœur avec un air suppliant. S’il te plaît, il n’y en a pas pour longtemps. Si on s’y met tous les deux, je suis sûre qu’en une demi-heure on aura fini et tu pourras aller te reposer.
Kyeran soupira d’exaspération, puis s’accouda au bar. Même si cette tâche s’avérait ennuyeuse, il ne pouvait ni passer à côté ni faillir à sa promesse.
Vois le bon côté des choses ! Plus vite ce sera fait, plus vite tu regagneras ton lit !
— Bon, d’accord... accepta-t-il enfin. Mais d’abord, je passe à la guilde.
Angélina opina, puis un gargouillis sonore retentit. Les regards se braquèrent aussitôt sur Kyeran. Gêné, il posa sa main sur son ventre et sentit son estomac se crisper.
Alaric pouffa.
— Eh ben dis donc, tu n’as pas mangé depuis combien de jours, toi ?
— Seulement depuis ce matin, se défendit-il avant de se tourner vers sa sœur. Il reste quelque chose à grignoter ?
Angélina éclata de rire tout en se dirigeant vers la cuisine.
— Oui, du ragoût de bœuf de ce midi, je t’amène ça tout de suite !
— Et une bière s’il te plaît !
— C’est noté !
— Ç’a été sur la route du retour ? reprit Alaric. Pas trop de casse ?
— Non, on a croisé quelques bestioles infectées de premier stade, mais rien d’extravagant.
Alaric reprit la contemplation de sa bière après en avoir bu une nouvelle gorgée et le regard de Kyeran se porta sur la prothèse mécanique qui remplaçait désormais son bras droit ; triste séquelle laissée par sa confrontation avec le premier infecté du Fléau neuf ans plus tôt. Il avait toujours admiré son ancien supérieur pour sa témérité ainsi que son courage et avait partagé son amertume lorsque ce dernier avait dû cesser son activité de responsable. En effet, jugé inapte au terrain depuis ce combat, le vétéran avait été rétrogradé au simple poste d’agent administratif et avait donc dû céder la gérance des Alliés de la Nuit à sa fille, Karen. Le quinquagénaire avait tenté à plusieurs reprises de prouver qu’il était encore capable malgré son handicap et la perte de deux de ses équipiers. En vain.
Angélina réapparut avec une assiette généreusement garnie et la déposa sur le comptoir. Les narines de Kyeran se dilatèrent face au délicieux fumet et il attaqua son repas d’un féroce appétit tout en continuant la conversation.
— Et de votre côté ? Du nouveau ?
Les yeux saphir d’Alaric s’assombrirent sous ses épais sourcils broussailleux.
— Un village au nord a été complètement décimé, parait-il. Les exterminateurs missionnés sur le secteur n’ont pas réussi à arriver à temps. L’infecté en était déjà au stade terminal et il a massacré tout le monde.
Kyeran sentit un frisson lui traverser l’échine. Cela confirmait les propos de Sköll soulevés un peu plus tôt. La situation devenait de plus en plus critique. La région d’Aerendal ne tarderait pas à subir le même sort que le pays voisin, c’était inévitable.
— Est-ce qu’ils ont réussi à le tuer ?
— Oui, confirma Hayato, mais ça n’a pas été sans pertes.
— Chaque jour, les cas augmentent et la recherche scientifique n’avance pas assez vite, poursuivit Alaric en grattant sa barbe. Si ça continue, nous ne serons plus assez nombreux pour endiguer ce problème...
Un silence pesant retomba pendant lequel chacun semblait méditer sur l’avenir sombre qui se profilait peu à peu. Kyeran avait l’impression de retourner dix ans en arrière quand son peuple avait été plongé dans le chaos. Les Dragyans étaient devenus fous et s’étaient tous entretués. L’effluve métallique du sang mélangé à celui plus âcre de la fumée des incendies imprégnait encore son odorat. Les cris des victimes tambourinaient dans son cerveau en une complainte lancinante. Jamais il n’oublierait ce jour funeste baptisé La Chute des Dragons. Jamais ces tristes souvenirs ne s’effaceraient de son esprit. Ils resteraient gravés dans son âme et continueraient de le tourmenter en dépit du temps qui passe.
Kyeran avait beau posséder le pouvoir de se transformer en dragon, il peinerait à tenir tête à toute une armée de mutants si le pire venait à arriver et il ne tenait pas à revivre cet enfer. Un nœud se forma dans son estomac et lui coupa l’appétit rien qu’à cette idée, puis il sursauta quand une main se posa sur son épaule.
Hayato le scrutait d’un air préoccupé, mais ses deux pommettes tatouées de moustaches rouges se rehaussèrent sur un sourire réconfortant.
— Ne t’inquiète pas. Je suis sûr qu’il existe une solution, on finira bien par trouver un remède.
Kyeran hocha la tête, peu convaincu, mais garda tout de même espoir.
— Un remède ? Pfff... quel remède, hein ? retentit une voix éraillée.
La main droite fermement agrippée à sa canne, un vieillard chétif aux favoris immaculés avançait en titubant. Lorsqu’il se trouva à moins de trois mètres de ses interlocuteurs, il pointa Hayato du bout de sa bouteille vide.
— T’en as trouvé un, toi, pour mon fils ? Le seul qu’on a trouvé, c’est d’le décapiter ! cracha-t-il avant de reporter un regard haineux sur Kyeran. Vous, les exterminateurs, vous n’êtes que de sales meurtriers ! Vous tuez juste pour l’fric et vous vous contentez de vous en mettre plein les poches en ricanant pendant que les familles pleurent leurs morts !
Hayato secoua la tête face aux éternels reproches de cet homme. Ce n’était pas la première fois que Gil Benjam venait cracher son venin. Depuis l’exécution de son fils aîné infecté du Fléau, il se plaignait tous les jours à qui voulait bien l’écouter et écumait les quelques bars de la ville pour noyer son chagrin dans l’alcool.
Kyeran préféra l’ignorer. Il avait l’habitude de ce genre de provocations et avait appris à y rester hermétique. Les insultes ainsi que les menaces à son encontre faisaient partie de son quotidien depuis qu’il exerçait ce métier. Même s’il bouillonnait d’envie d’intimer le silence à cet humain exaspérant, il comprenait son amertume. Personne dans cette pièce n’accepterait de voir un membre de sa famille disparaître de cette manière.
L’ivrogne trébucha et se retrouva avachi au sol en gémissant piteusement. Alaric se leva aussitôt de son siège pour l’aider à se relever, mais Gil le repoussa.
— Fous-moi la paix, toi !
— Arrête un peu, Gil. Tu as encore picolé comme un trou. Rentre donc chez toi.
— La ferme ! Ne m’touche pas ! protesta le vieillard en faisant tournoyer sa canne. Tu vaux pas mieux qu’les autres !
Alaric se protégea derrière son bras bionique avant de se prendre un coup de l’objet en bois, puis laissa à d’autres clients le soin d’aider l’ancien à se redresser. Une fois sur pieds, Gil se dirigea vers la sortie en continuant de proférer sa haine dans un sanglot étouffé.
— Saletés d’exterminateurs ! Ils me le paieront ! Mon fils n’avait rien fait de mal !
La porte claqua et toute la tension accumulée dans la pièce retomba. Chacun vaqua de nouveau à ses occupations comme si rien ne s’était passé en dépit des quelques regards accusateurs encore braqués sur Kyeran.
Angélina soupira tout en essuyant un énième verre.
— C’est comme ça presque tous les jours...
— Que veux-tu... marmonna Alaric, les épaules basses. Son fils s’est transformé après avoir été infecté. Il parait que sa fin a été horrible.
— Et alors ? s’indigna-t-elle. D’autres gens sont exécutés tous les jours. Je suis vraiment désolée pour cet homme, mais ce n’est pas une raison pour accuser Kyeran. Il n’était même pas là quand c’est arrivé.
Les sourcils froncés, le concerné regarda sa sœur en secouant la tête et la dissuada d’argumenter sur cet épineux sujet. Elle pinça ses lèvres de frustration tandis qu’il reportait son attention sur Alaric. Même s’il avait déjà exécuté des humains atteints du Fléau, Kyeran n’avait jamais agi avec barbarie ou condescendance comme Gil le lui reprochait.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Le vétéran prit une profonde inspiration.
— C’est un témoin qui m’a raconté. Il était encore conscient malgré sa transformation et a supplié qu’on l’épargne, mais ils l’ont maintenu à terre et ont forcé sa famille à regarder. Ensuite… Couic ! Sa tête a roulé et…
— S’il te plaît, Al ! Je n’ai pas envie d’entendre tous les détails ! protesta Angélina, le visage blême.
— « Ils » ?
— Oui, ils étaient plusieurs. Je ne sais pas pour qui ils travaillaient ni d’où ils venaient, mais ce n’étaient pas des tendres. Ils ne lui ont pas fait de cadeau, ni même demandé ses dernières volontés et ensuite… ils ont embarqué sa femme et ses gosses. Personne ne sait ce qu’ils sont devenus. On ne les a jamais revus.
Un silence chargé d’incompréhension plomba l’ambiance. Perplexe, Kyeran commença à s’interroger. Peu d’exterminateurs exerçaient dans son secteur et il s’étonna de ne pas avoir eu vent de ces exécutions barbares. À ses côtés, Alaric posa lourdement sa chope vide et s’éloigna du bar.
— Vous partez ?
— Oui, je retourne travailler un peu, j’ai une montagne de paperasse à gérer et la patronne ne va pas être contente si je continue à traîner. D’ailleurs, passe la voir pour faire ton rapport, car je n’aurais sans doute pas le temps ces jours-ci.
— D’accord.
Kyeran resta songeur pendant de longues minutes et sortit bientôt de ses réflexions quand Hayato reposa son verre à son tour.
— Bon, on y va, nous aussi ? Il faut absolument que je te montre quelque chose.
Il acquiesça, puis quitta son tabouret avant de se tourner vers Angélina.
— Je n’en aurais pas pour longtemps.
— T’as pas intérêt à te défiler ! siffla-t-elle avec une moue sévère.
Tout en levant les yeux au ciel, il emboîta le pas à son équipier.
***
Au bout de quelques minutes de marche à travers un dédale de rues étroites, ils arrivèrent dans un quartier peu fréquenté. La guilde des Alliés de la Nuit se trouvait au recoin d’une petite place entourée de quelques habitations en ruine. Sa façade en triste état réclamait un bon ravalement. En effet, les joints entre les pierres s’effritaient et ces dernières menaçaient de se déchausser, sans compter les volets dont la peinture s’écaillait tellement que le bois était presque à nu. La rénovation était prévue dans le budget annuel, mais Alaric peinait à dépêcher un artisan fiable et sérieux à un tarif abordable.
Toujours précédé d’Hayato, Kyeran grimpa les quelques marches qui le séparaient de l’entrée pour arriver dans un hall semblable à la salle de restauration de la Vouivre d’Argent, en moins ordonné, cependant. Il s’étonna de ne voir personne sur les lieux.
— Où sont les autres ?
— Ils sont tous sur le terrain. Ça fait plusieurs jours que je ne vois pas grand monde, ici. Même Karen et ton frère sont partis.
Il sourcilla, puis continua de suivre son partenaire à travers un étroit couloir. La guilde restait rarement déserte. En général, Karen demeurait toujours à son bureau sauf quand la situation nécessitait son intervention. Néanmoins, Alaric se trouvait à son poste lorsqu’ils passèrent devant le sien. Trop concentré à trier sa montagne de documents, il ne remarqua même pas leur présence.
Le duo déboucha enfin dans une pièce au fond du corridor. Malgré sa taille exiguë, l’atelier d’Hayato était lumineux et y flottait une agréable odeur d’essences végétales rappelant celle d’une herboristerie. Des rayonnages chargés de nombreux bocaux garnis de plantes, d’animaux séchés ou de mixtures suspectes étaient rangés au millimètre près. Prenant soin de ne rien bousculer, Kyeran se fraya un chemin entre les étagères et arriva face à un grand établi où s’entreposaient du matériel médical ainsi que divers appareils conçus pour les recherches biologiques. Plusieurs tubes remplis d’un liquide noir et alignés sur un présentoir métallique attirèrent son attention.
— Est-ce que c’est... ?
— Du sang ? Oui, affirma Hayato. J’en ai prélevé sur plusieurs animaux rencontrés au cours de mes dernières excursions et il s’avère que seul celui des reptiles réagit à la contamination.
Kyeran croisa ses bras.
— Cela confirme donc ce que l’on voit sur le terrain depuis quelques années. Les mammifères ne semblent pas être touchés, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi certains humains sont infectés et pas d’autres.
— Je n’ai pas encore d’explications à ce sujet, j’ai besoin de faire d’autres analyses et de pousser mes recherches, mais j’ai peut-être une hypothèse.
Fort de son intelligence et de son goût pour la biologie, Hayato avait rejoint la guilde d’Alaric quinze ans auparavant en tant que médecin et s’était récemment lancé dans la recherche sur le Fléau. Passionné par son travail, il aidait ainsi les scientifiques avec qui il coopérait et espérait bien un jour réussir à percer le secret de cette étrange maladie.
Il s’approcha d’un terrarium dans lequel vivait une hideuse créature entourée de plusieurs cadavres de rongeurs. Un lézard au corps entièrement noir et décharné bondit aussitôt contre la vitre pour s’attaquer au doigt de son observateur. Kyeran était fasciné de voir à quel point un si petit animal pouvait faire preuve d’une grande agressivité.
— Tu vois ces souris ? Aucune n’a muté ou n’a été infectée dans la journée qui a suivi leur introduction, en revanche, elles ont toutes passé un sale quart d’heure.
— Ça confirmerait alors ce que tu me disais l’autre jour au sujet des proches qui ne contractent pas la maladie ?
— C’est fort probable. Mon petit cobaye, par exemple... continua Hayato en narguant le reptile à travers la paroi transparente. J’ai provoqué sa mutation en lui injectant directement du sang contaminé.
— Et alors ?
— En quelques heures, il est devenu tel que tu le vois.
Kyeran se frotta le menton d’un air perplexe.
— C’est rapide pour une contamination.
— On est d’accord, ce qui me laisse à penser que ce n’est ni un virus ni une bactérie.
— Tu peux l’affirmer ?
— Oui. Avant de tester avec les souris, j’ai introduit d’autres lézards avec le sujet infecté et ils n’ont développé aucun symptôme, mais ils ont tous été tués. J’ai ensuite prélevé leur sang pour le vérifier. Il était indemne. La contamination ne semble pas se faire par transmission aérienne, mais par voie sanguine et... autre chose.
Kyeran resta silencieux et tenta de masquer son trouble. Cette découverte était pour le moins fascinante, mais aussi inquiétante, car s’il s’avérait que le Fléau ne soit pas une maladie, comment l’éradiqueraient-ils ?
Hayato s’empara d’une lame de verre sur laquelle il déposa une goutte de sang au moyen d’une pipette, puis plaça le tout sur le plateau de son microscope. Il préleva ensuite une minuscule perle noire d’un des tubes qu’il mélangea à la première et colla son œil à la lunette de l’appareil.
— Le temps entre la contamination et l’apparition des premiers symptômes est bien trop court, continua-t-il en ajustant la netteté de la lentille d’observation. Pour un virus classique tel que celui d’un rhume par exemple, il faut compter environ quelques jours d’incubation, alors qu’ici, notre lézard est devenu noir en à peine deux heures.
Il se redressa et invita Kyeran à s’approcher.
— Regarde ça et dis-moi ce que t’en penses.
L’intéressé s’exécuta et ce qui se produisit sous son œil le déconcerta. Les cellules infectées parasitèrent immédiatement les globules sains pour ensuite les absorber et se dédoubler sous une nouvelle apparence. Une sensation de malaise l’envahit et il se tourna vers son ami, décontenancé par cette découverte pour le moins surprenante.
— Ils mutent... on dirait... une forme d’altération. Pendant toutes ces années, j’ai cru que mon peuple avait été décimé par une maladie qui finalement, n’en est pas une...
— En effet, et je trouve d’ailleurs très étrange que tu ne l’as jamais contracté. Tu t’es pourtant retrouvé de nombreuses fois en contact direct avec du sang contaminé.
Kyeran fronça les sourcils, pensif. Il n’avait jamais compris pourquoi ce mal survenu de nulle part ne l’atteignait pas. Tous les membres de son peuple s’étaient entretués après avoir contracté les premiers symptômes, mais pas lui. Pourquoi ?
Voyant son air perplexe, Hayato lui fit part d’une hypothèse.
— Tu es peut-être immunisé ?
— Aucune idée... mais pour en revenir aux cas d’individus isolés comme on a pu l’observer ces derniers jours, comment le contractent-ils s’ils ne sont pas en contact avec des infectés ?
— Très bonne question, c’est ce que je continue de chercher, répondit le Vulpian d’un air dépité.
Kyeran avisa l’horloge accrochée dans un recoin de la pièce et au vu de l’heure, il décida de retourner auprès d’Angélina. Il avait promis de ne pas trop la faire attendre. Portant sa main à son cou pour masser un muscle endolori, il constata que quelque chose manquait à l’appel. Au fur et à mesure que ses doigts continuaient de chercher sans rien trouver d’autre que sa peau, son visage blêmissait et une affreuse sensation de vide l’envahit.
Hayato remarqua son air préoccupé et haussa un sourcil.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Mon pendentif... il a dû se décrocher. Tu ne l’aurais pas vu ?
— Non, désolé, je l’aurais certainement entendu tomber.
Rien n’échappait à l’ouïe surdéveloppée d’Hayato et au même instant, le souvenir de sa collision avec la Dragyanne lui revint à l’esprit. Un éclair de rage traversa son corps quand il comprit ce qui avait dû se passer et sous le regard chargé d’incompréhension de son partenaire, il se précipita vers la porte.
— Je repasserai plus tard, j’ai une affaire urgente à régler. Préviens Angel et dis-lui que j’aurais un peu de retard.
— Euh... d’accord...
Les mâchoires serrées et les poings crispés, Kyeran arpenta le couloir à grandes enjambées. Son cœur martelait dans sa poitrine et son sang palpitait dans ses veines à une vitesse folle. La brume de la colère brouilla sa vue. S’il avait décliné plus tôt l’idée de suivre la femme-dragon à la trace, cette fois, la chasse était ouverte.