La Princesse de This
Layla réfléchissait à toute allure tout en regardant son amie. Les dieux la testaient de nouveau. Elle devait choisir entre perdre Halima et se mettre à dos Pili ou sauver le royaume de This. La jeune femme qu’elle avait été avant sa marche divine aurait fait le premier choix. Teremun le savait, Osiris le pressentait également. Les deux hommes n’avaient cependant pas encore compris qu’elle était déjà devenue reine.
Toutes les épreuves qu’elle avait vécue et la sagesse obtenue avec l’âge l’avaient changé. Dans son regard, une nouvelle lueur était née. Celle d’un commandant de guerre. Celle prête à tous les sacrifices pour défendre le plus de personnes. Une vie ne valait pas les milliers d’autres du royaume de This. Aussi chère fut-elle. Layla savait qu’elle devait prioriser sa mission à ses sentiments.
Layla chercha le regard d’Halima, celui-ci était plongé dans une sorte de panique incontrôlable. Il contrastait avec celui étrangement calme de la reine. Elle était décidée : décidée à sauver son royaume, décidée à changer son funeste destin. Aucune larme ne coula, aucun doute ne l’envahit. En son for intérieur, seul le calme froid régnait. L’image de Mosegi III sur son trône à l’annonce de la guerre contre le peuple voisin envahit l’esprit de sa fille. « Les décisions les plus douloureuses sont souvent celles qui sauvent le plus de destins perdus. » Layla empoigna son sabre, le leva et commença à prendre appui pour tuer Halima et Teremun.
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Mais Halima ne vit rien de la détermination de sa reine. La pression du corps de Teremun sur le sien lui donnait la nausée, lui rappelait les horribles nuits où il la violentait, où il la violait. Si Layla voulait tuer ce monstre pour la survie et pérennité du royaume de This, Halima, elle, le voulait pour se venger personnellement. Elle voulait le faire souffrir comme il l’avait fait souffrir. Elle voulait voir l’espoir s’éteindre dans ses pupilles et cette lueur maligne disparaître.
D’un violent coup d’épaule elle se dégagea de l’emprise de son agresseur et tira la dague que celui-ci portait à sa ceinture.
Elle entendit les pas de Layla s’arrêter. Ce fut la dernière chose qu’Halima fut en état de comprendre. Elle ne parvenait plus à réfléchir et poignarda si violemment Teremun qu’elle se brisa deux phalanges.
Sekhmet avait dû l’envahir car Halima fut aveuglée par sa volonté de vengeance, comme la déesse fut l’instrument de la vengeance de Râ. Elle était une lionne qui dévorait sa proie avec une rage et une hargne après l’avoir longuement désirée.
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C’était un hurlement de désespoir qui venait d’être poussé. C’était comme si le désespoir d’Halima résonnait en lui, éveillait son propre anéantissement. Il ouvrit les yeux et se réveilla avec une horrible douleur derrière le crâne. Mais cela n’avait que peu d’importance face au spectacle qu’il vit. La situation semblait avoir évolué. La tension qui régnait dans la salle du trône n’était plus la même. Pili tourna la tête vers le siège du roi et se figea.
Le visage couvert de larmes et de rage d’Halima surplombait celui effrayé de Teremun. Son roi était en sang, celui-ci s’évacuait de son épaule droite, de son foie, et de multitudes d’entailles qu’était en train de lui faire la personne la pure sur cette terre.
Devant ce spectacle d’horreur, Layla, en appui sur l’homme qui l’avait assommé, regardait sans ne pouvoir rien faire son amie en train de tuer son ennemi. Pili voyait qu’elle ne savait pas si elle devait intervenir ou la laisser effectuer sa vengeance.
La pièce était extrêmement calme, seuls les râles de douleur de Teremun et d’Halima se faisaient entendre. Le roi Teremun n’implorait ni pardon, ni dieux. Il souriait. Pour Pili, ce spectacle fut une prise de conscience. Celui qu’il avait considéré comme son roi n’était autre qu’un monstre assoiffé de violence, de tyrannie et se réjouissait de voir les hommes et les femmes se battre entre eux. Halima et lui n’avaient été que des marionnettes. Des marionnettes pour satisfaire son sadisme. Marier Halima n’avait pour but que de faire souffrir l’homme qui l’aimait vraiment. La violer empêcherait celle-ci d’un jour se sentir maitresse de son corps. Teremun ne rêvait pas d’être roi, mais rêvait d’être celui qui brisera plus d’un destin.
Pili se leva alors, tituba vers Halima, contourna Layla qui le regardait avec inquiétude et entendit l’homme lui dire :
- Ne fais rien.
En effet, Pili ne souhaitait pas que Layla se mêle à ça. Tout ne tournait pas autour d’elle. Ici, il ne s’agissait ni de Layla, ni du trône, ni même du royaume. Il tomba à genoux près de celle qu’il aimait depuis toujours et de celui qu’il avait défendu au prix de sa vie. Il prit le bras d’Halima, retira la dague qu’elle serrait si fort que son sang parcourait la lame et se mêlait à celui de la victime et prit la femme qu’il aimait dans ses bras.
- Je suis là, tenta-t-il de dire pour la rassurer, cet homme ne te touchera plus.
- Non, fit alors Layla en se rapprochant, l’œil empli de dégoût, de haine envers Teremun, ce monstre ne te touchera plus. Teremun n’a plus rien d’un homme.
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Le peuple accourut dans la salle et trouvèrent cinq personnes couvertes de sang. Tous se turent sauf un.
- Est-il enfin mort ?
- Non, fit Layla en se redressant malgré la douleur lancinante qui lui venait des côtes, j’aimerai que vous soigniez Teremun, ainsi qu’Halima et Pili. Ce-dernier, ainsi que mon oncle, seront sous surveillance rapprochée, ils devront attendre ici jusqu’à leur jugement.
- Le soigner ? Ce traitre ?
- Il est hors de question d’être comme Teremun, si je monte sur ce trône, son doigt pointa l’assise aux gravures d’or, alors je souhaite que chacun puisse avoir le droit à une justice. Même ceux qui n’ont plus la petite once d’humanité. Nous devons leur montrer ce qu’est la chaleur divine qui nous traverse.
Soudain, la salle du trône fut emplie d’une nouvelle atmosphère. Layla, aux côtés d’Osiris, s’aperçut qu’elle se trouvait à un petit mètre du trône, les hommes face à elle écoutait ses ordres dans un silence presque solennel.
Il sembla qu’elle ne fut pas la seule à avoir cette impression, Osiris descendit de l’estrade, la laissant le dominer. Il posa un genou à terre et courba l’échine. Le peuple présent suivit le mouvement et pour la première fois depuis sa naissance elle fut prise d’un sentiment de toute puissance.
Une vieille femme entra dans la salle, accoudée à un jeune homme. Sa grande-tante avait pris de l’âge, ses yeux s’étaient éteins et pourtant Ennannaoum maitrisait l’espace mieux que quiconque. Elle vint vers Layla, prit ses mains et la fixa comme si elle la voyait.
- Je me souviens du jour où mon neveu était à cette place, je me souviens de ce que Nanna m’a dictée ce jour-là : « Voici le dernier roi de notre ère. » Et maintenant que je te sais ici, je sens le souffle nouveau de Shou. Soit fière d’être notre Pharaonne.
- Pharaonne ?
- Une nouvelle ère a commencé, chère Layla, première du nom, fille de Mosegi III, pharaonne du royaume de This.
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Le pas qui descendait les marches de pierre était différent de celui lourd du garde. De plus, le soleil ne le trompait pas. Ce n’était pas à cette heure-ci que la garde passait devant lui. Les deux soldats qui veillaient avec assiduité son cachot se redressèrent et Teremun sut. Un sourire apparut sur les lèvres du dernier roi de This. Elle était venue.
Sa tenue, il la connaissait. Elle avait déjà été portée par une autre femme. Une femme qu’il avait aimé, mais qui en avait aimé un autre. Son frère. Layla était à cet instant-là la copie conforme de Valerya. Seul le regard rappelait à Teremun son frère Mosegi. Il était froid, posé et imperturbable.
- Pharaonne ? nota-t-il avec une pointe de dédain.
- Pas encore.
- Qu’attends-tu ?
- La fin de la royauté. Quand tu seras jugé coupable ; quand les dieux décideront de ton exécution, alors je pourrai devenir l’enfant de la nouvelle ère du royaume.
- Et tu apprécies tout ça, être la grande sauveuse de notre royaume, être admirée de tous, être la peinture qui couvre une façade pourrie ? Les gens doivent se mettre à tes pieds à ton passage, mais tu n’en sauveras aucun. Ma tante Ennannaoum me l’a dit : le pays vivra une crise sans précédent. J’ai tenté d’en sauver le maximum en sacrifiant ceux qui ne survivrai pas.
- Cette crise, mon cher oncle, c’est toi qui l’as provoquée. Tu t’es laissé envouté par Anubis et tu as tourné le dos à Nanna. Jamais nous n’aurions vécu cela si tu étais resté à ta place. Le destin est cependant fait ainsi, c’était inscrit en toi, Teremun II, le dernier roi tyran.
Elle se tourna vers le soldat, hocha la tête d’un air entendu et repartit vers la surface du palais.
- Nous nous verrons cet après-midi, Teremun. Cet après-midi, Nanna décidera de ton sort.
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Layla surplombait du balcon du palais la place principale de This. Mais elle n’était pas seule. Trois hommes l’accompagnaient. Les Ensis d’Abydos, Nippur et Memphis avaient chacun écouté les paroles des doyennes de leurs villes qui transmettaient les nobles paroles d’Osiris, Enlil et Ptah. Les sorts de Teremun et de Pili allaient être scellés ce jour.
Les deux prisonniers arrivèrent sur la place, pieds et poings liés, têtes baissées. Layla vit, sur l’autre balcon ayant une vue sur la place, Halima se pencher. Il était possible que Pili meurt sur cette place.
Abram, Ensi de Memphis, prit la parole lorsque les colères des habitants du royaume de This se turent.
- Osiris, Enlil, Ptah et Nanna ont parlé. Les actes du tyran Teremun et de son bras droit Pili ont fait porter un lourd tribut sur les familles du peuple de This. Les deux accusés seront jugés par les dieux. À eux de porter à leur tour un lourd poids. S’ils résistent jusqu’à l’arrivée de Nanna dans le ciel, alors ils seront de nouveau des hommes libres. Cependant, si leurs regrets s’avèrent mensongers, alors Anubis les emporta avec lui. Soldats ! Amenez les roches.
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« Père, dites-moi, comment savez-vous que vos amis ne vous trahiront jamais ?
- Je ne le saurai que le jour où Anubis sera prêt d’eux. »
« Meurs. Meurs. Meurs. »
« Vis. Vis. Vis. »
Les heures, les minutes et les secondes étaient toutes plus insoutenables pour Halima. Sur cette place, il y avait l’homme qu’elle haïssait le plus et celui-ci qu’elle chérissait plus que tout. Anubis allait venir, mais pour qui ? Les visages des deux hommes étaient crispés par la douleur de l’effort. S’ils voulaient vivre, ils allaient devoir tenir plus de six heures sous ces énormes roches. Le poids de ce qu’ils avaient provoqués. Tout le peuple de This se tenait en haleine. Beaucoup s’étaient assis. Voilà plus d’une heure que les deux hommes faisaient face à leurs péchés.
La princesse de This, future pharaonne, elle, était debout. Elle ne se mouvait quasiment pas. Son regard fixait violemment son oncle, mais jamais ne se posait sur Pili. Halima y voyait un signe. Peut-être que la princesse, qui avait grandi avec eux, n’avait pas envie de voir son plus proche ami mourir. Peut-être qu’intérieurement Layla priait Nanna de lui donner de la force. Ou peut-être que Pili n’avait plus d’intérêt aux yeux de celle qui allait diriger le royaume de This.
Une voix crispée, douloureuse, s’éleva alors de la place.
- Je me souviens d’une petite fille, commença Teremun. Ses yeux bleus reflétaient l’envie de s’évader. L’envie de connaître autre chose que les murs du palais qui se trouvent face à moi. Cette petite fille n’avait qu’un rêve : s’enfuir. LAYLA ! Je t’ai donné cette chance ! Je t’ai laissé t’enfuir ! Tu n’avais qu’à me laisser le trône et vivre heureuse, parcourant le monde et vieillissant librement. Je m’étais sacrifié pour toi ! Nanna regardera l’échec grandir sur This et son royaume en même temps que sur tes rêves. Je n’ai aucun regret, Layla, si ce n’est de ne pas t’avoir libérée du fardeau qui t’envahira bientôt. Qu’Anubis m’emporte m’est bien égal, moi au moins, à l’inverse de mon frère, j’ai essayé de te sauver. Pour Valerya. Parce que ta mère n’aurait jamais aimé te voir grandir, vieillir et mourir dans ce palais.
Le bras de Teremun plia dans un sens contraire à sa nature et comme si Anubis plongeait du ciel vers l’ancien imposteur, la pierre s’écroula sur l’homme. Les lances de la garde royale s’abattirent juste après, achevant une fois pour toute Teremun, sa dictature et la royauté. Le peuple hurla sa joie, son soulagement. Layla fixa la scène en taisant toujours toutes ses émotions. Halima savait cependant que la perte de son oncle, que l’échec de cet homme était pour elle également un fiasco.
Les voix du peuple joyeux disparurent, Halima ferma les yeux, savourant la paix, la vengeance, la mort. Quand elle les rouvrit, elle vit une mare de sang rouge nourrir la terre que son règne avait asséché et longtemps encore la couleur de ce sang sera sa préférée. Bientôt Halima ne portera que des toges de cette teinte, en souvenir de sa libération. Les heures défilèrent encore, Râ avait eu le temps d’être à son apogée dans le ciel et laissait bientôt place à Nanna.
- Nailah.
Ce prénom fit frissonner Halima. Pili fixait maintenant sa camarade de classe qui allait devenir sa pharaonne. Layla sembla hésiter, ses mains qui jusqu’ici longeaient son corps, montrant que rien ne l’affectait, se posèrent sur la rambarde du balcon.
- Nailah, reprit Pili, le souffle court. J’ai voulu tout faire pour This et son royaume. Que Nanna en soit témoin, mes intentions n’étaient que pures. Tu avais disparu. Teremun te disait morte. Et surtout, tu avais abandonné notre amie aux mains de l’homme le plus vile que Râ ait laissé vivre sur cette terre. Anubis régnait et tu n’étais pas là pour le faire partir. Que fallait-il que je fasse ? Je n’ai pas ton charisme, les dieux ne me chérissent pas autant qu’ils te chérissent et j’avais peur. Peur de la perdre. J’avais déjà perdu une amie, je ne pouvais perdre un amour. Hathor m’en soit témoin, j’ai souffert de la voir dans ses bras. Cependant, elle respirait. J’avais encore l’espoir de la sauver. Nailah, je t’en prie, laisse-moi l’aimer et je ferai tout pour que Layla devienne une pharaonne qui fera de l’ombre à tous les suivants. Je t’en prie. Laisse-moi savourer une vie où la femme que j’aime est libre.
Soudain, pour Halima tout fut clair. Son esprit repéra les failles et elle descendit sur la place d’exécution aussi vite que son corps lui permettait. La garde royale ne put rien faire, rien dans les ordres de Layla ne l’interdisait d’approcher de l’accusé. Lorsqu’ils la questionnèrent, Layla ne dit rien, laissant Halima tendre les bras, les poser sous la roche, portant le poids de leurs souffrances avec celui qui les exécutait à contre-cœur.
- Halima, non.
- Pili, contredit-elle d’une voix sèche, mais emplie d’amour. C’est ensemble que nous souffrirons ou c’est la mort pour nous deux.