Les hommes ne tombent pas du ciel...
Je me suis retournée lentement.
- Décidemment, vous devriez prendre un abonnement ! a plaisanté l’interne de la veille, les mains dans les poches de sa blouse toujours tachée de café et ornée maintenant aussi de traînées bleu roi.
Plus ça va, plus il me sort par les yeux, ce crétin.
J’étais piégée tel le rat musqué dans une gouttière. Je pouvais légitimement piquer une crise de nerfs (après tout j’avais de quoi être traumatisée aussi) mais j’ai découvert que j’avais le sang-froid d’un serpent à sonnettes. Je me ferais psychanalyser pour mes talents perfides de comédienne plus tard.
Les infirmiers ont embarqué Benjamin et l’interne a commis l’erreur de venir me prendre par le bras.
- Que se passe-t-il, Mrs Pearl ? a-t-il demandé avec un sourire qui se voulait professionnel mais qui était desservi par une haleine usagée.
Je me suis passée les mains sur la figure et je me suis rendue compte que question parfum je versais aussi dans les relents d’essence, puis j’ai pris une grande inspiration.
- Il s’est réveillé sans aucun souvenir, ai-je balbutié, sans comprendre pourquoi ma voix vacillait brusquement.
- Mais avec vous comme boussole, il ne peut pas se sentir vraiment perdu, a sussuré l’interne.
Je nageais en plein délire. Il me draguait ? Non, mais pour qui il se prenait ? J’étais quasiment veuve et il se la jouait le docteur consolateur de série mal doublée ? Mais où était ma vie sans surprises ou les mecs ne se rendaient compte que j’existais qu’au moment ou je leur lâchais la porte tournante dessus en sortant de l’hôtel avec ma valise à moitié fermée ?
J’ai dégagé mon bras et j’ai attrapé la manche de l’interne.
- Il faut que vous sachiez la vérité, ai-je commencé avant de me rendre compte que j’avais agrippé le seul coin de la blouse poisseux de quelque chose d’orange et de collant. "Mais qu’est-ce que c’est que ce… c’est dégoûtant !"
J’ai essuyé mes doigts sur une pile de serviettes blanches posées sur une table roulante et je me suis précipitée vers la pièce ou s’étaient engouffrés ce qui avaient embarqué Benjamin.
- Venez par ici, madame, s’est imposée une infirmière qui descendait en droite ligne des gorilles. J’ai besoin que vous remplissiez le formulaire d’entrée.
- Vous ne pouvez pas juste faire un examen rapide ? ai-je bredouillé avec un sourire crispé visant à les attendrir.
- Impossible, a affirmé un médecin (enfin j’ai supposé que c’en était un, vu comme il avait l’air plus vieux que les autres avec sa barbe à la Yvan le Terrible).
- Votre mari a besoin de soins, a insisté l’interne en se rapprochant suffisamment près pour que je puisse deviner le menu de son petit-déjeuner.
- C’est votre mari ?
Etrangement, le gorille en forme d’infirmière s’est humanisé soudainement après avoir échangé un coup d’œil suspect avec le prétendu médecin. Elle m’a enlevé ma veste avant que j’ai eu le temps de dire quoi que ce soit et m’a entraînée vers une espèce de salle d’attente.
- Vous ne direz pas non à un thé, n’est-ce pas ? a-t-elle proposé. Nous remplirons tranquillement les papiers pendant que mes collègues examineront votre époux.
- Mais ce n’est pas mon mari ! ai-je craqué.
Tout plutôt que rester une seconde de plus dans cette pièce surchauffée qui puait le désinfectant. J’ai fouillé fébrilement dans mon sac, puis, à bout de nerfs, je l’ai vidé sur la table de soins et j’ai enfin mis la main sur le portefeuille de Benjamin.
- Là ! Regardez, il s’appelle Benjamin Cooper, pas Noah Pearl ! Ce n’est pas mon mari ! J’ai vingt-six ans, je suis trop jeune pour être mariée !
La compassion que j’ai lu dans les yeux de la femme m’a filé une plus grande frousse que l’image de moi en toile de juste grise, derrière les barreaux, dans un cachot ou je ne recevrais que la chaîne politique.
- Je vous assure que je ne délire pas ! ai-je affirmé, désespérée. Je l’ai renversé, c’est moi, j’avoue ! Je sais, les téléphones portables sont interdits au volant mais c’était important, enfin, non, ça ne l’était pas, je…
- C’est quoi ce boucan ? a demandé une aide-soignante en entrant en coup de vent dans la pièce ou j’étais debout en train de me tordre les mains en piaillant hystériquement.
Son regard est allé de la femme sauvage à moi puis est revenu à l’infirmière qui a froncé les sourcils en examinant la carte d’identité de Benjamin.
- Je suis désolée, a-t-elle dit rapidement. Je pensais que c’était encore le stagiaire qui se disputait avec les ASH.
Et elle a refermé la porte, non sans m’avoir laissé le temps d’apercevoir quatre ou cinq membres du personnel médical massés derrière le battant, dévorés de curiosité.
Ma vie était finie. L’infirmière m’a posé la main sur l’épaule.
- Reprenez-vous, Mrs Pearl, a-t-elle dit d’un ton mielleux hyper louche. Personne ne vous accuse d’avoir blessé votre mari. Tout va bien se passer. Il va vite retrouver la mémoire et…
- Vite qu’il la retrouve, oui ! ai-je hurlé, hors de moi. Et qu’il vous explique qu’il n’est pas mon mari, qu’il ne peut pas l’être !
La porte s’est rouverte et Yvan le Terrible est entré, l’air contrarié ou soucieux, peut-être, mais à ce stade-la, j’avais l’impression que de toute manière le monde entier était contre moi.
- On l’entend à l’autre bout du couloir, a-t-il chuchoté à l’infirmière, croyant sans doute que j’étais vieille, sénile et sourde.
- Elle affirme que le patient n’est pas son mari, a répondu l’héritière des gorilles sur le même ton. C’est certainement lié au traumatisme de l’accident. J’ai l’impression qu’elle était au volant.
Elle lui a tendu le portefeuille.
- Elle m’a donné cette carte d’identité spécimen en disant que c’était à lui.
J’ai halluciné. Qui faisait la traduction de cet épisode ? Le texte ne correspondait pas au scénario normal.
- Spécimen ? J’ai fait un pas en avant. « Qu’est-ce que vous racontez ? »
Ils m’ont tous les deux regardée comme si j’avais quatre ans et que je venais de me prendre un mur en faisant une course de tricycles.
- Cette carte est fausse, Mrs Pearl, a dit posément l’infirmière. Elle ne porte même pas le cachet de la préfecture.
- Un sédatif serait conseillé, a ajouté le médecin sur un ton confidentiel.
C’était un complot. Ils étaient tous à la solde d’Benjamin et comptaient me faire interner. Le temps que je me fasse cette réflexion et que je m’aperçoive que je n’avais pas mis de mascara waterproof et que des larmes venues de nulle part coulaient sur mes joues qu’elles allaient encrasser, ces dingues avaient préparé une aiguille et m’avaient encerclée.
Cernée.