Quand on ne regarde que les étoiles
Où est passé le temps ?
Il coule, il file, il me glisse entre les doigts. Il n'existe pas ici. Mes yeux sont pourtant ouverts. Ils voient l'abîme, ils regardent le néant.
Dans le noir, je ne sais pas où je vais. Mais j'avance.
Sont-ce mes yeux qui s'habituent à la pénombre ou est-ce la clarté qui revient ?
— Bon sang, allez !
Je ne flotte plus. Je bouge toujours. Oh ! Quelqu'un me porte, mais je ne vois rien. À qui appartient cette voix ? Des bougies s'allument le long des murs. Que ces lumières vacillantes sont jolies. Elles se reflètent au sol comme si c'était une grande étendue d'eau. Peut-être est-ce un miroir ?
Et ces lucioles ! J'aimerais m'arrêter. J'aimerais m'arrêter pour attraper les lucioles.
Mais je ne peux pas.
— Ne discute pas. On n'a pas le temps.
À qui appartient cette voix ? Je pensais qu'il n'y avait que moi, ici. Je crois que je suis coincée. Il faut bien que j'avance. Je ne manquerai pas d'arriver quelque part, pour peu que je marche assez longtemps. Je sais où vont les lucioles et les papillons. N'est-ce pas vers la lumière que vont tous les papillons du monde ?
À qui appartient cette voix ?
Grande nitescence ; que tu es belle. Mais peut-être y a-t-il quelque chose d'encore plus beau, de l'autre côté. Il y a peut-être un beau jardin. Mais y a-t-il vraiment un autre côté ?
Non, ne regarde pas.
Ne te retourne pas.
Je ne veux pas laisser passer Kairos. Je ne peux pas faiblir, je ne peux pas me retourner. Il faut que j'atteigne le jour. Avant que la nuit ne tombe. Avant que le froid ne s'immisce.
Il faut suivre les lucioles. Leurs battements d'ailes sont si rapides.
Ils pourraient tout changer.
Est-ce par là que je retrouverai la mer ? Il y a un banc. Quel joli banc. Une mésange charbonnière s'est mise à chanter. Oh ! je pourrais bien rester sur ce banc jusqu'à la fin des temps. Vous sentez l'odeur de l'été ? Le pétrichor, la fin de la nuit. L'aube qui revient, le patchouli.
Je me souviens du parc. Je suis déjà venue dans ce parc. Il y a les rires d'enfants comme un écho, des souvenirs qui vivent dans les champs de coquelicots.
Et voilà le banc qui disparaît, maintenant ! Vous n'allez quand même pas tous partir comme ça sans prévenir ? Vous pourriez vous annoncer ; surtout quand vous êtes l'objet sur lequel je suis assise. Oh, non, pas le parc non plus. Où est le parc ? Je n'ai pas envie que le parc s'en aille.
Il s'est effondré comme si la pluie l'avait fait fondre.
Me revoilà dans le noir et il n'y a même plus de lucioles. Ma conscience vacille comme la flamme des bougies. Que dis-je ; elle est presque éteinte. Mais qui donc est en train de jouer du piano ? A cette heure. À cet endroit. À cet endroit, à cette heure-ci. Chaque note traverse le rien. Chaque note prend une consistance physique, presque palpable. Un peu plus, et ce sont les notes qui deviendront les lucioles. Oh ! je connais ce morceau. C'est la sonate de Saint-Saëns.
C'est la petite phrase.
Est-ce la musique qui me tire en avant ou est-ce que quelqu'un a pris ma main ? Très bien, allons par-là, alors. Je vous suis ; musique. Musique ; je suis votre obligée. Le piano semble jouer de plus en plus fort ! Je me rapproche, je le sais. Je vois chaque mouvement, chaque brusque changement de direction.
Je ne rate pas la moindre mesure.
— Bon sang. Je suis désolé.
C'est pénible. Je sais à qui appartient cette voix. Je l'ai juste là : sur le bout de la langue. Ou peut-être sur le bout de l'esprit ? Oh, peu importe. Au fond de moi, je le sais.
Il faut que je me souvienne. C'est très important, que je me souvienne. Je déteste quand j'oublie ce qui est important. Et même ce qui n'est pas important. Comment peut-on être sûr si quelque chose a bien existé, si l'on ne se souvient plus ? Je déteste oublier.
Il y a des secondes qui meurent à chaque fois que quelqu'un oublie.
— Je n'aurais jamais dû vous laisser.
La voix chuchote. La voix murmure. La voix me guide ! Elle me montre le chemin. Je sais à qui appartient cette voix. Je cours ; il n'y a plus que cette voix. Ça me revient, maintenant. Il y a donc eut quelque chose avant ? Le temps n'est pas mort, je l'ai attrapé au vol, juste avant qu'il ne tombe dans le gouffre à son tour.
Je sais à qui appartient cette voix, je le sais, je ne suis qu'une immense certitude, je n'ai plus aucun doute, alors je cours, je ne m'arrêterai plus, plus jamais, je parcours tout le chemin, en sens inverse, ou dans le bon sens, qui sait, je cours, c'est ce qui est important, au bout du chemin, je n'aurai plus qu'à ouvrir les yeux, j'ai retrouvé ma route, j'ai retrouvé le temps, j'ai retrouvé.
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— Nick.
Mon impalpable périple se volatilisait à mesure que j'essayais de l'attraper entre mes doigts.
— Nick ? répétai-je.
Mais il n'y avait que moi dans la pièce.
Je reconnaissais cet endroit. C'était le garage. Le Red Rocket. Comment diable étions-nous arrivés si près de Concord ? C'était impossible. Nous étions à Quincy. Il n'y avait pas de lit comme celui sur lequel j'étais allongée, au Red Rocket de Concord.
— Canigou ? appelai-je doucement. Canigou ?
Le chien ne vint pas. Quelle heure est-il ? Je dégageai mon bras de sous la couverture avant de réaliser que ce n'était pas du tout une couverture, mais le manteau de Nick. Oh.
J'oubliai mon besoin de savoir l'heure et me levai, puisqu'il fallait bien que je sache où j'étais et où étaient passés Nick, Canigou, et.
Bon sang, Billy.
Je n'étais même pas sûre d'être capable de marcher. En m'appuyant contre un mur décoré d'une affiche montrant Mr. Pebbles - le premier chat dans l'espace ! -, j'enfilai le manteau. J'étais ridicule ; il m'arrivait presque aux chevilles. C'était tout de même mieux que mon armure pleine de trous. Et de sang, maintenant que je la regardais un peu plus attentivement. Cette légère odeur de tabac froid me rendait mélancolique. C'était l'odeur de mes cigarettes sur le toit de la maison, à Malden, quand je grimpais par le velux pour m'en griller une sans que personne ne le sache.
Nick devait y tenir, à son manteau ; il était vraiment rapiécé plus que de raison. Il fallait que j'en prenne soin. De toute façon, ce n'est pas comme si je pouvais aller bien loin. Sans lâcher le mur, je traversai le couloir.
— Hé ? Il y a quelqu'un ?
Un peu plus et cette situation allait commencer à être inquiétante. Je me traînai jusqu'à la sortie du garage, et, à bout de souffle, m'assis sur le pas de la porte. Négligemment, je mis mes mains dans mes poches. Ah, bien entendu. Bien entendu, que Nick avait laissé des cigarettes là-dedans. Et bien entendu, j'en allumai une.
Pourquoi diable Nick m'avait-il laissée ici toute seule, sans un mot ? Est-ce qu'il était parti ramener Billy, lui-même ? Avec Canigou ? Et surtout, par quelle sorcellerie étions-nous arrivés ici ? Quincy, Quincy... Billy dans le Pulowski. Pourquoi avions-nous envoyé Billy là-dedans, déjà ?
— Ah, tiens. T'es pas morte, toi.
Je relevai la tête avec tellement de surprise que j'en fis tomber ma cigarette. Cette femme devait pouvoir faire fuir les ennuis juste en les regardant dans les yeux. Peut-être était-ce cette frange si nette qu'elle semblait avoir été taillée au rasoir.
Peut-être.
J'amorçai un geste douloureux vers mon sac avant de me souvenir que je n'avais plus de sac.
— Et t'as perdu ta langue, en plus. Rowdy, dit-elle en me tendant une main.
Et voilà que j'en étais arrivée à l'étape où mon premier réflexe, en voyant un autre être-humain, était de sortir une arme. Ou d'essayer, du moins. Et seulement ensuite, de souffler :
— Lily.
— Ça va ? Tu te sens mieux ? demanda-t-elle d'un ton bourru, les mains sur ses hanches. On a vraiment cru que t'allais nous claquer dans les pattes.
— Je.
J'essayai de me relever ; Rowdy était déjà suffisamment impressionnante comme ça.
— Ah, mais, ouais. Tu te sens pas vraiment mieux, en fait. Attends. Non, non, reste assise, va. Va pas te faire mal...
Docilement, je m'assis. Rowdy se barra. Puis elle revint avec un manche à balai, qu'elle cassa en deux, à mains nues, avant de me le donner.
— Appuie-toi là-dessus, va. Voilà, comme ça. Bon. Tu peux marcher, c'est bon ? Je te tiens, sinon... dit-elle avec un geste pour m'attraper le bras.
— Non, non, ça va aller... Merci, marmonnai-je.
— Les autres sont en train de boire un coup au diner. Viens. Ça leur fera plaisir.
Les autres ? Je suivis Rowdy de l'autre côté du garage, jusqu'à un hangar qui avait été réaménagé en cafétéria. Au fond, près d'un vieux camion, Billy jouait par terre.
— Madame ! Vous êtes vivante !
Il se mit à courir, bien déterminé à m'attraper dans ses petits bras.
— Hé, doucement, le gosse, fit Rowdy en l'attrapant par le col. Va pas faire mal à la vieille dame.
— Billy, dis-je avec un sourire.
Il est vivant.
— Je suis content ! On a vraiment cru que vous étiez morte, et puis en fait, vous étiez de nouveau vivante mais vous dormiez, et, et... maintenant, vous êtes là, donc, c'est que vous allez bien ! Il faut que je vous montre ce que j'ai fait avec Zeke ! Oh, et puis, aussi, Canigou, il...
— Hé, répéta Rowdy. Billy. Du vent. Si même moi j'ai mal au crâne... Allez, va... Va jouer avec tes cailloux.
— Je peux mettre la musique avant ? demanda-t-il en montrant du doigt un vieux juke-box.
— Oui. Fais ce que tu veux.
Sur ces mots, Rowdy lui tapota la tête. C'était peut-être un geste affectueux. Peut-être.
Je n'avais aucune foutue idée de ce que je pouvais bien faire là.
— Bon, dit-elle avec un soupir. Ça, c'est Zeke.
Elle pointa un type, accoudé au bar, avec une coupe en brosse, des lunettes aviateurs et un blouson de cuir.
— ...et, ça, c'est Duke, ajouta-t-elle en me montrant un mec qui portait une armure assistée sur laquelle avait été peinte des flammes. C'est lui qui vous a ramassé, toi et ton pote le robot.
— Nick est un synthétique. Pas un robot.
— Explique moi la différence entre un synthétique et un robot, fit Rowdy en croisant les bras sur sa poitrine.
— Oh. Eh bien, c'est que...
— Je me fous de toi, Jack. Ton pote le synthétique, si tu veux. Allez. Va t'asseoir.
Zeke - ou Duke, puisque j'avais déjà oublié qui était qui - tira un tabouret et m'aida à monter dessus.
— Merci... marmonnai-je, Lily, ajoutai-je en leur tendant une main.
— On sait ! dit le type sans armure. Ça va mieux ? ajouta-t-il en me servant un verre de bière.
— Oui, répondis-je en haussant les épaules. Merci de... De nous avoir ramassés.
Je suppose.
— Moi, j'ai pas fait grand chose. Faut surtout remercier Duke de vous avoir trouvés.
— Merci, Duke, dis-je alors en me tournant vers lui.
— J'étais là au bon moment, dit-il en haussant les épaules. Saloperies d'Artilleurs. Ils vous avaient pas loupé.
Les Artilleurs. Bordel de merde. Les Artilleurs, les snipers sur les toits... Le lance-missile.
— Hé. T'es toute blanche. C'est la bière qui passe pas ? fit Zeke en me tapotant le dos.
— Tant que tu dégueules pas sur mon armure, ajouta Duke.
— Non. Ça va. C'est quoi, cet endroit ?
— C'est le garage des Atom Cats ! dit Zeke avec fierté. Un endroit pour les gens cools. Ceux qui aiment les armures assistées, la bière et le rock !
J'avais été sauvée par les bikers de l'apocalypse. C'était mieux que ce que je craignais.
— Dites... Où est Nick ? dis-je en buvant une gorgée de bière.
Tiens. Celle-ci était encore gazeuse.
— Ah, ton pote ? dit Zeke. Euh.
Il mit un coup de coude à Duke.
— Qu'est-ce qu'il a dit qu'il allait faire son pote ?
— Il a dit qu'il allait chercher son sac, répondit Duke.
Mon sac. Ah. Oui. Mon sac. Il avait dû rester à Quincy. Mais pourquoi diable Nick avait-il tenu à aller chercher mon sac ? Qu'est-ce que j'en avais à faire, de mon sac ?
— Oh. J'adore ce morceau, dis-je alors que le juke-box venait de jouer les premières notes de Ducktail, de Joe Clay.
— Ah, toi, je t'aime bien, dit Zeke en me donnant un coup de coude qui me fit grimacer de douleur. Ça, c'est grâce à Andy... Il nous a ramené plein de bons vieux morceaux !
Sans transition, il leva son verre de bière en direction du ciel.
— Il sera toujours dans nos cœurs et dans notre JUKE-BOX ! cria-t-il.
Rowdy lui lança un regard irrité ; le mal de tête, sans doute. J'avais encore sursauté si violemment que j'en avais renversé mon verre sur le comptoir.
Décidément.
— Pour toujours dans notre juke-box, répéta Duke.
— Désolée pour votre ami, marmonnai-je machinalement en essayant d'essuyer la bière.
— C'est la vie, Jack, répondit Duke. C'était un bon gars, Andy. Un vrai Atom Cat.
— Ce bon vieux Andy... marmonna Zeke en remplissant mon verre à nouveau. Bon, qu'est-ce que vous foutiez dans le coin, toi, ton pote... votre chien... Et votre gamin ?
— Ce n'est pas mon gamin, répondis-je vivement. On l'a trouvé dans un frigo.
— Je juge pas, dit Zeke.
— Non, mais... dis-je en secouant la tête. On essaye de le ramener à la maison. Voilà. Et c'est là qu'on est tombés sur les Artilleurs.
— J't'aime bien, toi, répéta Zeke, sans le coup de coude cette fois. Y'a pas grand monde ici qui ferait autant de truc pour un gosse. Surtout avec la tronche qu'il a, ajouta-t-il en se retenant de rire.
— Moins fort. Il n'est pas au courant. Enfin, je ne sais pas... Je crois.
Ils se mirent à rire. Je ne voyais pas ce qu'il y avait de drôle.
— Faut que tu viennes à la soirée poésie, dit alors Duke. J'suis sûr que t'as plein de trucs à raconter.
— Soirée poésie ? demandai-je en me resservant moi-même de la bière - puisqu'il fallait au moins quelques bouteilles de bière pour encaisser tout ça.
— Ouais, dit Duke. On aime bien, ça nous fait marrer. On fout le feu à un baril, on se met autour, et on s'enregistre. Comme ça, les mecs du futur, ils trouveront nos holobandes, et ils sauront à quel point on était cools.
— Cool, répondis-je en regardant dans le vide.
— Hé, Rowdy, cria Zeke. T'as entendu ? Tu viens, ce soir, hein ?
Elle s'avança vers le bar et y posa violemment les bouteilles de bière qu'elle avait dans les mains.
— Non, dit-elle en regardant Zeke dans les yeux.
— Allez, Rowdy ! Tu dois faire partie de la légende ! Même un petit truc... Tu pourrais raconter la fois où t'as...
— Même pas en rêve, coupa Rowdy. C'est mort.
— Allez, Rowdy, fis-je, poussée par mon quatrième verre.
Son regard me fit instantanément taire.
— Monsieur Nick ! cria alors Billy au fond du hangar.
Je manquai une nouvelle fois de renverser ma bière. C'était presque étrange, de voir Nick sans son imper. Même si cette chemise blanche et ces bretelles lui allaient bien. Pas autant que son manteau, mais tout de même. Mais où était son manteau ? Ah. Mais oui. C'était moi qui avais son manteau.
Il posa mon sac et des provisions sur le comptoir. Canigou ne savait plus donner de la tête entre toutes ces mains qui voulaient le caresser.
— Nick. Vous êtes revenu, dis-je platement.
— Hé, vous êtes drôlement perspicace. Continuez comme ça et ça sera bientôt vous, le meilleur détective du Commonwealth.
*
— C'est quoi ces fringues, Jack ?
— Oh, dis-je. C'est une longue histoire.
Une interminable suite de longues histoires.
— Non, mais, je veux dire, c'est pas cool du tout, ton truc bleu. T'es habillée comme ces types qui restaient planqués sous terre, là, moi, ça m'évoque pas vraiment une grande histoire de guerrier, tu vois ce que je veux dire ? Bon.
Il retira son blouson en cuir. Au dos avait été peint le symbole des Atom Cats : une tête de chat entourée d'un champignon nucléaire.
— Tiens. Enfile ça.
— C'est pour moi ? dis-je en attrapant la veste.
— Tant que t'en prends soin, dit Zeke en me regardant attentivement l'enfiler. Ouais. Fais un tour sur toi-même, pour voir ? Ouais. Voilà. Comme ça, t'es cool. À deux doigts d'être une vraie Atom Cat, hein ? ajouta-t-il.
Il me fit signe de le suivre et j'attrapai mon fidèle manche à balai pour m'aider à parcourir les quelques mètres jusqu'au diner.
— Ah... dit Zeke.
— Ouais. Pas très cool, je sais.
— Non, non, c'est pas... Ça manque de flammes, c'est tout...
Dans la cafétéria, un grand baril enflammé projetait des ombres mouvantes sur le sol.
— Ah ! Lily, dit Duke en s'arrêtant de gesticuler dans tous les sens. Tiens, assieds-toi... Là, juste là. Ça sera très bien, là...
Je m'assis, Zeke aussi. Duke se râcla la gorge, regarda ce cercle improbable constitué des Atom Cats, d'un synthétique, d'un chien, d'un gamin goule et d'une rescapée d'Abri, puis, comme si malgré ça, le cercle lui convenait, il claqua dans ses mains :
— Bon, bienvenue à notre super et très cool douzième soirée poésie. On a des invités, ce soir ! lança-t-il parcourant des yeux son assemblée. Rowdy... Ma merveilleuse Rowdy, c'est toi qui commences, parce qu'on aime bien commencer par le meilleur, ici.
— Tu me casses les couilles, répondit Rowdy avec un soupir exagéré.
Zeke la poussa dans le dos pour la forcer à se lever. En levant les yeux au ciel, elle alla se placer au centre du cercle, juste à côté du baril.
— Lance la bande, Duke, chuchota Zeke.
Rowdy toussota, se frotta les mains, et soupira à nouveau.
— Bon, je m'appelle Rowdy... J'ai écrit ça...
— Ouais, Rowdy ! Tu gères ! clama Duke.
— Ça s'appelle... reprit Rowdy en secouant la tête. Ça s'appelle "ode à mon marteau".
— Trop cool !
— Ode à mon marteau toi mon marteau si lourd et si merveilleux ô toi mon si beau marteau... débita Rowdy d'une traite en regardant droit devant elle.
Elle s'interrompit, regarda le sol pendant quelques secondes et sortit du cercle.
— Nan, je peux pas faire ça, désolée, lâcha-t-elle en s'asseyant.
— Rowdy... soupira Zeke. Bon, c'est pas grave. A mon tour.
Il fit une petite révérence et mit une main sur sa poitrine.
— Mes très chers Cats. Et mes invités. Ici Zeke, votre Zeke ! Et j'ai appelé celui-ci "Cœur de métal". Je dirais bien : j'espère que ça va vous plaire, mais bon, je sais que ça va vous plaire...
Il passa la main dans ses cheveux, et déclama :
— Jambes de métal, bras de métal, cœur de métal. Instrument de guerre. Instrument de paix. Instrument d'art ? Je mets mon armure...! Et je me pavane dans les Terres Désolées. Invincible et sans peur ! Les flammes dans mon dos brûlent, elles se lèvent, elles brillent ! Les flammes sont chaudes... Mais moi, je suis frais. Je marche, je cours, je file ! Mes mains sont puissantes. Je suis un homme... Non ! Plus qu'un homme ! Parce que, mon pote, j'ai un cœur de métal.
Il s'inclina sous les applaudissements.
— Merci, dit-il en faisant mine de s'essuyer les yeux. Vas-y, Duke, à toi.
Duke se leva, non sans un certain fracas vu le bruit que faisait son armure au moindre déplacement. Ou peut-être était-ce simplement parce qu'il était très cool.
— Ok ! Euh... J'ai écrit ça en pensant à un truc qui m'est arrivé l'autre jour. Ça s'appelle... "Carapace dure, viande tendre". Je marche sur la plage. Je fais mon truc... Je suis cool. Et là, quelque chose apparaît à la surface de l'eau sombre ! Une paire de pinces, sous une affreuse carapace. Oh non ! Des petits yeux brillants me regardent. Des petits yeux brillants, affamés, fous de rage ! Je sors mon flingue... Et je tire ! Mais les balles rebondissent. Sur la carapace dure comme le fer. Les petits yeux brillants, tel le diable carapacé...
— Ooooh ! clama Zeke. Joli ! Un grand mot !
— Merci, souffla Duke avec un sourire. Les petits yeux brillants, tel le diable carapacé, brillent de colère ! Il vient vers moi au pas de course... Une balle fait son chemin à travers une fissure. Le démon gémit de douleur ! Les petits yeux brillants se ferment pour la dernière fois. Je récolte mon butin, et je me dis, cette chose et moi, nous nous ressemblons. Car, moi aussi, je suis de la viande tendre, sous une carapace dure !
— Bravo Duke ! cria Zeke en applaudissant. Ça, c'est du poème comme on aime.
— Saloperie de fangeux, ajouta Rowdy.
— Bon, notre dernière recrue, maintenant, dit Zeke en me posant une main sur l'épaule.
— Ah. Oui.
Je me levai maladroitement en me sentant terriblement ridicule. Pourquoi diable avais-je accepté ça ?
— J'ai écrit un truc. Ça s'appelle...
Le cercle était parfaitement silencieux. Tout le monde me fixait pendant que je fixais moi-même les quelques lignes que j'avais tapées sur mon Pip-Boy.
— En fait... Je crois que j'ai quelque chose de plus important à dire, dis-je en m'asseyant à côté du baril. Je voulais vous dire merci. Merci Duke, pour être cool... Et pour nous avoir ramassés avec l'aide de son armure. Merci Zeke pour cette veste... Merci Rowdy pour la bière, ajoutai-je en levant mon verre dans sa direction. Merci, Nick...
Mes yeux croisèrent les siens et pendant un instant, je perdis le fil des mots.
— Merci, Nick, d'être à mes côtés depuis que je suis sortie de ce foutu Abri.
— Attends une minute, lança alors Rowdy.
— Ta combi, c'est pas un truc que t'as ramassé quelque part ? fit Zeke.
— T'étais dans un Abri ? insista Duke.
— On est cons, les mecs. Elle se trimballe avec un Pip-Boy depuis le début, dit Rowdy.
— Bon, silence, tout le monde, cria Zeke. Lily. On s'en fout de tes remerciements, on s'en fout même de ton poème, à ce stade, et pourtant on aime la poésie, ici. On veut ton histoire !
— On veut totalement ton histoire, ajouta Duke.
Silence impatient.
— C'est que... Ce n'est pas vraiment une histoire très...
— Tu viens d'écouter l'histoire d'un type qui bute un fangeux et celle d'un type qui est marié à son armure assistée, Jack, soupira Rowdy. Fais pas comme si ton histoire était pire. Allez. Raconte.
— Elle était très bien, mon-
— Silence, répéta Zeke.
Et, les Atom Cats buvant toutes mes paroles, je leur racontai mon histoire. Ils applaudirent si fort que, pour la première fois, la tristesse des derniers mots fut vite remplacée par une certaine fierté, de celles que l'on ressent, quand on est cool soi-même.