Quand on ne regarde que les étoiles
— Bonjour.
Elle relève les yeux de son livre. Elle n'aime pas ça, être dérangée quand elle lit. C'est sa pause. C'est elle, le parc, le soleil et le livre. Cet homme, elle l'a déjà vu. Quand il fait beau, il mange sur la terrasse, dans le restaurant d'à côté. Elle s'en souvient, parce qu'elle n'oublie pas grand-chose. Quand il ne fait pas beau, il mange peut-être à l'intérieur, mais ça, elle ne le sait pas. Elle aime bien ses cheveux bruns, son nez busqué. Alors elle répond.
— Bonjour.
— Vous lisez quoi ?
— C'est marqué dessus.
Elle lui montre la couverture. Poèmes à Lou.
— Et c'est bien ?
— C'est français. C'est beau. Mais un peu triste, aussi.
Il ne répond pas. Il a l'air un peu gêné. Elle se demande bien ce qu'il veut. Elle n'aime pas le silence.
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Il n'y avait que le murmure de la rivière.
Je retirai la cassette de mon Pip-Boy, pensant pendant un instant à la jeter à l'eau. Je la mis dans la poche de cette fichue combinaison d'Abri. Dans une poche, une arme. Dans l'autre, une cassette. À l'annulaire de ma main gauche, l'alliance de Nate. Voilà pour l'inventaire de mes possessions.
Ma première décision fut de ne plus jamais retourner à Sanctuary Hills. Tant pis pour ce pauvre Codsworth. La deuxième fut d'aller voir à Concord. Je n'avais que quelques centaines de mètres à parcourir. Je ne savais pas vraiment ce que je cherchais. Est-ce qu'on est perdu, quand on a nulle part où aller ? Codsworth avait mentionné des malfrats. Connaissant le robot, ces malfrats auraient très bien pu être des gens tout à fait respectables. J'imaginais que désormais, plus personne n'était bien habillé. Il fallait bien que je trouve quelqu'un à qui demander mon chemin.
Par-delà la rivière, il y avait toujours ce vieux garage Red Rocket. Garage, station service, relais routier. Tout le monde y allait de son interprétation de ce qu'était réellement ce truc. Après la maison, et l'Abri, mais je ne comptais pas l'Abri, c'était le deuxième endroit que j'avais connu, avant. De mon vivant. Avec Nate, on venait y faire le plein de liquide de refroidissement nucléaire.
À l'intérieur, il n'y avait personne. Je n'avais pas envie de rester ici, mais la nuit tombait. À vrai dire, je n'avais envie de rester nulle part. Je regrettais, désormais, alors que j'étais allongée à même la poussière du sol, de ne pas avoir passé la nuit à Sanctuary Hills.
Mon corps épuisé s'agitait dans une danse de l'inconfort. Le silence semblait se loger dans mes narines. Je me levai. Fis les cent pas, retins un hoquet. Dans mes tempes battait encore le spectre de mes dernières larmes. Si je laissais une goutte sortir de mes yeux, j'y passerais la nuit. Je touchais les murs. Cent pas. Une étagère défoncée. Au sol, le craquement des débris. Je me rallongeai, comptai du rien, n'importe quoi pour faire refluer l'Abri.
Pour dormir, il me fallait du bruit. Il m'avait toujours fallu du bruit. La radio, Nate qui respire, la pluie contre la vitre. A genoux, j'essayais de faire fuir le silence. Je voulais de l'air, respirer ; mais j'avais peur de la nuit. Maintenant que j'y étais, je ne voulais plus ressortir du Red Rocket.
Et puis, l'obscurité, si soudaine. Tout s'était éteint, et je n'avais aucune idée de ce qui se cachait dans le noir. Accroupie, je me faufilais, jusqu'à un recoin de la pièce. J'aurais aimé une couverture pour me cacher.
Personne ne peut te voir sous une couverture.
La peur était physique, elle grimpait le long de mon dos, elle me disait : pars, cours, cris, cache-toi. Elle me piquait de ses longs doigts, des petites décharges, enfuis-toi ou alors ne bouge plus, plus jamais. Roulée en boule, je me cachais les yeux de mes bras. Mes mains touchèrent mon Pip-Boy. La lampe torche.
Sans ouvrir les yeux, je cherchai le bouton. Clic. À travers mes paupières, la lumière fut. Le Pip-Boy éclairait toute la pièce, chassant la peur à grand coup de lumens. Contre le mur, tout au fond, il y avait un chien.
Assis, il me fixait. Je n'avais pas peur du chien. Il n'avait pas peur de moi non plus. Je tendis la main. Il pencha la tête, hésita.
— Ne me laisse pas toute seule.
Le chien vint vers moi. Il me renifla, longuement. C'était un gros berger allemand. Il y a dans les yeux des chiens une voix qui ne trompe pas. Il s'allongea, à moitié sur mes genoux. Je mis une main sur ses flancs, puis le nez dans ses poils. Les chiens avaient toujours la même odeur. Ils sentaient toujours le chien.
— Merci, dis-je au chien.
En guise de réponse, il inspira, puis soupira.
*
Il a sans doute faim.
Le garage était bien moins impressionnant maintenant qu'il faisait presque jour. Sur un mur était encore accroché un vieux Miam-O-Tronic. Les charnières verrouillant la machine étaient cassées. Prudemment, je levai un des panneaux de métal. Une odeur rance me prit le nez. Sur une assiette en plastique gisait une masse verte, informe et gluante. Juste en dessous, une conserve de Cram, et une boîte de pommes Dandy Boy.
J'attrapai la conserve, l'ouvris, la portai à mon nez, reniflai une fois. Ce truc avait toujours senti la pâtée pour chien. Rien de nouveau dans le Cram.
— Hé. Tu en veux ? demandai-je au chien en secouant la boîte de conserve.
Il pencha la tête. Sa queue battit le sol, deux fois.
— J'imagine que ça veut dire oui.
Pendant quelques secondes, je cherchai un objet pouvant servir de gamelle au chien ; puis je me souvins que le monde entier était désormais sale et vidai le contenu de la conserve à même le sol. Le chien continuait de me regarder.
— Eh bien, vas-y. Mange.
Il se jeta sur la nourriture. En quelques secondes, il ne resta plus rien ; le sol était même plus propre qu'il ne l'était auparavant. J'ouvris alors la boîte de pommes. À l'intérieur, deux petits fruits miniatures, presque aussi beaux que s'ils avaient été cueillis cette semaine. A l'arrière du carton, en lignes criardes, "Dandy Boy, des pommes si bonnes qu'elles ne se gâtent jamais !".
En sortant du Red Rocket, le chien me suivit. Il semblait acté, désormais, que le chien me suivait. Nate m'engueulait toujours quand je nourrissais des animaux perdus sur le pas de notre porte et que, le lendemain, une dizaine de chats miaulaient dans le jardin.
Je ne regrettais pas d'avoir nourri le chien.
Concord était tout aussi dévastée que l'était Sanctuary Hills. Ma déception était d'autant plus intense qu'elle n'avait pas lieu d'être. À quoi m'attendais-je ? À chaque détour, des ombres, le spectre du temps, rien de plus. Les immeubles qui vomissent leurs cloisons et les voitures garées pour le reste de l'éternité. Et là, dans une allée, un type, allongé par terre. Un humain, pas un squelette. Le chien le renifla. L'homme ne bougea pas. Alors, je pris son pouls. De pouls, il n'y en avait plus, mais sa peau était encore tiède. Je ne voyais pas de blessure. De quoi était-il mort ?
— Tiens, tiens, tiens. Tu vas lui faire du bouche à bouche ou tu le tâtes pour en grailler un bout ?
Je me retournai, vacillai un peu sur mes jambes, regardai ce mec qui me faisait face, sale, tout dégingandé, dans des vêtements qui semblaient avoir été associés ensemble sans aucune idée précise. Il souriait, d'un sourire mauvais auquel il manquait de nombreuses dents. Réalisant que j'avais en face de moi un vrai malfrat et non pas juste un type mal habillé, je sortis le pistolet de ma poche. Mes bras tremblaient, agitant l'arme de haut en bas.
— Pfft, fit le type en sortant un flingue bien plus gros que le mien. Va pas faire de bêtise, tu veux. T'es bien propre, dis donc. J'suis sûr que je pourrai te revendre pour un sacré paquet de capsules. C'est quoi, ce truc ?
Sur ces mots, il attrapa mon bras. Mon pistolet tomba au sol. Le mec examina mon Pip-Boy comme un trésor. Ses ongles noirs de crasse s'enfoncèrent dans ma peau.
— T'étais dans un Abri ?
Et il s'esclaffa, d'un rire gras qui le fit avoir une quinte de toux. Dans son rire-toux, il resserra son étreinte sur mon bras. Le chien, dont j'avais presque oublié la présence, l'existence, même, sembla sortir de nulle part ; la seconde d'après, il tenait la jambe de l'homme entre ses crocs. Le type tomba par terre en poussant des grognements de rage aussi forts que ceux du chien.
Il avait lâché mon bras. Chaque information semblait arriver au ralenti ; dans ma tête, il y avait des bouchons.
Il avait lâché mon bras. Je récupérai mon arme au sol et la pointai sur l'homme qui hurlait toujours. Le chien s'était transformé, mû par une rage terrifiante, mordant, griffant, aboyant, claquant des dents.
Mon index était posé sur la détente. Une balle était dans la chambre, prête à être percutée.
Je tirai deux fois.
L'homme émit un dernier râle, puis mourut. Je serrai toujours mon pistolet entre mes mains. Le chien tournoyait autour de moi, remuant la queue. Je balbutiais quelques mots d'excuses à ce type comme s'il pouvait encore les entendre. L'odeur du sang me prit alors à la gorge et je me pliai en deux pour vomir. Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais délibérément la mort.
En tentant de contenir les soubresauts de mon estomac complètement vide, je reculai à l'abri d'une ruine.
Si je n'avais pas nourri le chien, que se serait-il passé ?
*
— Hé, vous ! Vous n'êtes pas avec eux ?
Avec qui ?
C'était un petit groupe. Une petite vieille, un type habillé comme un shérif - qui venait de crier -, et un autre qui portait une armure assistée d'avant-guerre.
J'étais foutue.
— Répondez, sinon je tire ! lança à nouveau le shérif.
— Je suis toute seule.
J'avais parlé très bas.
Je lâchai mon arme, levai mes deux mains bien en l'air, et me mis à genoux. Les yeux fermés, j'attendis la sentence.
— Murphy, qu'est-ce vous faites ? Revenez, c'est dangereux ! Sturges, allez la...
Pas de détonation, mais une petite main ridée qui se posa sur mon bras. Je rouvris les yeux ; la petite vieille me tirait pour essayer de me relever, comme si elle en avait la force. Elle me sourit. Derrière elle, le mec en armure semblait ne pas savoir quoi faire.
— C'est bon, Preston, dit-elle avec sa voix ridée comme ses mains. Ce n'est pas une menace. Elle est avec Canigou.
Sur ces mots, elle caressa la tête du chien. Preston n'avait pas l'air convaincu. Il me fit signe de me relever, puis abaissa son arme.
— Qu'est-ce vous faites ici ?
— ...
— Elle est perdue, Preston. Tu lui fais peur.
La petite vieille fit un "psst" comme si Preston était un animal à faire fuir. Il soupira. Elle se retourna vers moi, et me prit les mains.
— Canigou aide souvent les voyageurs perdus, dit-elle en hochant vigoureusement la tête de haut en bas.
— Qui êtes-vous ?
J'avais parlé à Preston ; qui me paraissait être le chef. Il devait avoir une quarantaine d'années, et il avait dans les yeux une fatigue et une tristesse encore vives. Qui étaient-ils, c'était une drôle de question. C'était la seule qui me soit venue.
— Je suis tout ce qu'il reste des Miliciens. Mama Murphy et Sturges sont échappés de Quincy... Nous avons mené une bataille terrible contre les Artilleurs...
Sa voix s'éteignit. Il secoua la tête pour chasser ses souvenirs.
— Nous avons entendu parler d'un endroit, au nord, reprit-il, dans lequel nous pourrions trouver refuge. Sanctuary. Ça vous parle ?
— Sanctuary Hills.
— Quoi ?
— La ville. Elle s'appelle Sanctuary Hills.
Preston fit une moue. Des gens avaient donc prévu d'envahir ma maison. Il fixa mon Pip-Boy.
— Vous venez d'un Abri ?
Perspicace.
— Oui. Je viens de sortir.
— Vous venez de sortir ?
— Je viens de sortir.
Il se gratta le menton, comme pour imager la locution "ça alors !".
— D'ailleurs, je cherche quelqu'un, repris-je.
— Vous cherchez quelqu'un ? répondit Preston, bien décidé à répéter toutes mes phrases.
— Est-ce qu'il y a toujours des villes ?
Le toujours m'avait échappé. Par chance, Preston était tellement confus qu'il ne releva pas mon erreur.
— Votre quelqu'un, il est peut-être allé à Diamond City. Quoiqu'il arrive, si vous êtes perdue, Diamond City, c'est l'endroit le plus sûr du Commonwealth. Vu votre... Enfin, ça vous ferait pas de mal. Je suppose.
Sur mon Pip-Boy, j'ouvris le module de carte. Preston jeta un œil par-dessus mon épaule.
— C'est juste ici, dit-il en pointant de son doigt un endroit sur l'écran.
— C'est loin.