Quand on ne regarde que les étoiles
Chapitre 1 : La guerre ne meurt jamais
2728 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 23/07/2023 13:07
Then, what will I do?
Maybe you'll sit and sigh
Wishing that I were near
Then maybe you'll ask me to come back again
And maybe I'll say maybe
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Tout allait bien.
À travers la fenêtre, le jour se faufilait ; sa lueur timide rebondissait sur chaque mur. Toujours à son poste, la radio chantait Maybe, des Ink Spots. Dans ma main, une tasse de thé, préparée par Codsworth, avec ce goût particulier qu'a le thé quand il a été préparé avec la minutie mathématique d'un robot.
Nate, dans la salle de bain, répétait inlassablement le discours qu'il devait déclamer l'après-midi même. Sa voix me parvenait comme un ronronnement incessant, mais apaisant. Après ce discours, il ne serait plus soldat, mais vétéran. Après son discours, nous serions une famille simple, heureuse, ensemble dans cette petite maison de Sanctuary Hills jusqu'à la fin.
Tout allait bien.
Quand la guerre approche, chacun choisit son déni.
Certains cèdent à la panique et achètent leur place à plusieurs millions de dollars dans un Abri Vault-Tec supposé offrir la vie éternelle après la catastrophe nucléaire. D'autres, moins fortunés, se contentent des Abris de préservation Pulowski, comme si ces cylindres métalliques pouvaient protéger ne serait-ce que d'un tremblement de terre. Et, d'autres encore, préfèrent laisser cette petite voix, ce murmure qui souffle : si ça arrive, ça sera ailleurs. Ces derniers, bienheureux, balayent l'information du revers de la main, comme une mouche envahissante.
Ils vivent un jour à la fois, et continuent de faire comme si de rien n'était, alors même qu'ils savourent une tasse de thé comme si c'était la dernière.
Tout allait bien.
Quelqu'un frappa à la porte. Il était à peine neuf heures.
— Madame ? Monsieur ? Il semblerait que nous ayons de la visite, lança joyeusement Codsworth depuis le salon.
Je laissai passer quelques instants ; si c'était Mrs. Whitfield, qui, depuis la naissance de Shaun, donnait l'impression de ne vivre que pour lui pincer les joues et lui frotter la tête, je n'étais pas pressée de lui ouvrir. "La guerre, la guerre ne meurt jamais", répéta Nate pour la quinzième fois dans la salle de bain, avant de rembobiner le tout et de recommencer au début. Quelqu'un, le quelqu'un, frappa une nouvelle fois à la porte. Cette insistance me paraissait bien imposante pour les mains frêles et ridées de Mrs. Whitfield.
J'aurais aimé que Codsworth possède les capacités d'aller, lui-même, ouvrir la porte aux invités.
Malheureusement, cela ne faisait pas partie de son code.
Le robot, c'était une idée de Nate. D'avoir un majordome, même robotique, me donnait l'impression - et ce n'était pas une impression très agréable - d'être un peu snob. Mr. Handy, la grande fierté de General Atomics.
Après les frigidaires, les voitures nucléaires et la télévision, voilà que les robots étaient à leur tour devenus de l'équipement que tout le monde avait chez soi. Nate avait ramené, un beau jour, cette immense boîte en carton, sur laquelle on pouvait lire à quel point le Mr Handy possédait de multiples talents : de la cuisine, jusqu'à la coupe des cheveux, en passant par la gestion des courses, du maquillage, et même la comptabilité, rien n'était impossible pour le robot.
Un serviteur volant à un mètre au-dessus du sol, équipé d'un lance-flammes (pourquoi diable ces robots étaient-ils équipés d'un lance-flammes ?), faisant la cuisine à la perfection.
Au début, Codsworth m'inquiétait. Oh, ce n'était pas le lance-flammes ; jamais General Atomics n'aurait pris le moindre risque à ce sujet. C'était le fait de ne pas savoir comment m'adresser à une boule métallique possédant trois yeux - et trois bras, et qui s'exprimait à la façon d'un être-humain. Un être humain aux allures guindées et au vocabulaire parfois pompeux, mais un être-humain quand même. A chaque requête, j'avais l'impression de devoir m'excuser, comme un sous-texte coupable, celui d'avoir pour servant un robot doté de pensées et d'un semblant de libre-arbitre.
Nate me le rappelait souvent : ce n'est qu'un robot. Il me le rappelait souvent, et à chaque fois, je pensais : quel drôle d'argument.
— Bonjour. Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
Derrière la porte, c'était un homme bien habillé. Bien habillé, du genre ampoulé, comme Codsworth, tiens. Si Codsworth avait été un être-humain, un vrai, avec de la peau et des os, il aurait pu ressembler à cet homme. L'homme inspira comme s'il avait retenu sa respiration pendant tout le temps qu'il m'avait fallu pour ouvrir la porte. Son sourire s'élargit, faisant presque sourire ses yeux cette fois, révélant une ligne de dents parfaitement blanches.
— Bonjour ! Société Vault-Tec !
Il avait insisté sur le Vault-Tec. Je l'avais entendu en italique.
— Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
— Qu'est-ce que vous pouvez faire pour moi ? Mais c'est moi qui peut faire quelque chose pour vous ! Chez Vault-Tec, nous sommes là pour assurer votre avenir ! Chez Vault-Tec, nous sommes à la pointe des abris souterrains antiatomiques, les plus modernes qui soient.
Un discours bien rodé. Déclamé à la perfection. Ce type, de toute évidence, adorait l'italique.
— VOS abris, reprit-il sans reprendre son souffle. De vrais appartements de luxe, où vous pourrez, sereinement, attendre la fin de l'hiver nucléaire. Vous n'imaginez pas combien je suis heureux de pouvoir enfin vous parler ! C'est vraiment une question de vie ou de mort, croyez-moi.
— Nous n'avons pas les moyens pour une place dans un de vos Abris. Même si c'est une question de vie ou de mort.
Je n'avais fait aucun effort pour être aimable. J'avais vraiment l'impression de me faire agiter des prospectus devant la figure.
— Oh, mais, enfin, répondit-il en secouant la tête d'un air dramatique. Ne parlons pas de sujets qui fâchent, voulez-vous. Je suis là pour vous annoncer une excellente nouvelle. Au nom du service que votre famille a rendu au pays, une place vous a été spécialement réservée dans l'Abri du quartier. L'Abri 111 !
Il ne s'arrêtait pas de sourire. Il me fixait, l'air heureux, presque un peu niais, en attendant une réponse qu'il espérait de tout cœur être un grand "oui", peut-être saupoudré d'un "merci infiniment, Vault-Tec, pour tout ce que vous faites pour notre pauvre monde en perdition !". Pourquoi était-il si pressé de m'entendre répondre par l'affirmative, si la place nous était offerte ? Sans attendre ma réponse, il me tendit une pile de feuilles.
— Voilà, tenez, tout est ici ! Ça sera plus clair ! Ha ha !
Je pris le dossier avec un hm équivoque. Nos noms - et même celui de Shaun, étaient notés en haut de la première page. Le reste était de toute évidence à remplir. Taille, poids, signes particuliers, allergies alimentaires, traitement médicaux... Et puis, plus bas, sur la deuxième page, compétences particulières, connaissances du combat, connaissances médicales, connaissances en cuisine...
Les petites lignes, sur la dernière page. Tout était toujours dans les petites lignes.
Vault-Tec décline toute responsabilité en cas de décès dans l'Abri. En acceptant une place dans un Abri de la société Vault-Tec, vous accepterez de vous rendre utile à la communauté de l'Abri. En acceptant une place dans l'Abri Vault-Tec, vous acceptez que Vault-Tec utilise les données concernant votre vie dans l'Abri à des fins de recherche.
Quand la guerre approche, chacun choisit son... Non. Chut.
*
Ce n'était qu'un simple dossier. Ça ne voulait rien dire du tout. En arrière-plan, Shaun pleurait. Shaun pleurait, mais j'étais trop occupée à regarder ma peur s'infiltrer partout, comme de l'humidité dans les murs.
— Madame, lança Codsworth en arrivant en trombe dans le salon. J'ai changé la couche de monsieur Shaun et je lui ai même proposé un biberon, néanmoins, il semble jusqu'ici inconsolable. Je crains qu'il n'ait besoin d'un "câlin-maman", ceux dont vous avez le secret.
— Oh.
Nate me suivit dans la chambre. En nous voyant, Shaun passa des hurlements aux petits hoquets. Je le soulevai de son lit pour lentement le bercer dans mes bras. Il s'apaisait : moi aussi.
— Et si nous allions au parc, aujourd'hui ? murmura Nate
Je souris. Il faisait beau. Trop beau pour ne pas en profiter.
— Ça semble bien, le parc.
Shaun s'était endormi. Je le reposai dans son berceau, fit tourner le mobile, et nous restâmes en silence à regarder notre fils.
— C'est beau, ce qu'on a réussi à faire, hein ? chuchota Nate.
— Oui. C'est vrai.
Je caressai les cheveux du bébé ; il n'en avait pas beaucoup. Le peu qu'il avait était aussi roux que les miens. Nate avait été un peu déçu que ma génétique ait gagné contre la sienne.
— Madame ? Monsieur ? Je... Je crois que vous devriez venir voir ça ! cria Codsworth.
Le trouble ne faisait normalement pas partie du panel d'émotion du robot. Le mépris, sans doute, quand il voyait des gens mal habillés, la joie, quand il avait nettoyé à la perfection la voiture, l'ennui, quand parfois, tout était déjà propre et qu'il n'y avait plus rien à faire.
Le trouble, jamais. Codsworth n'était jamais inquiet. Il n'avait jamais eu à l'être.
Dans le salon, la télévision était allumée.
— ...de grands flashs lumineux, une lumière aveuglante, et des bruits d'explosions... Nous attendons confirmation en ce moment-même, dit un présentateur, un léger tremblement dans la voix. Mais il semblerait que nous ayons perdu contact avec nos autres journalistes sur place...
Il marqua une longue pause, appuyant de son index sur l'oreillette qu'il portait. De son autre main, il triturait le coin d'une feuille de papier.
— Nous venons de recevoir la confirmation que... Attendez. La confirmation que des explosions nucléaires ont eu lieu à New York et en Pennsylvanie.
Je jetai un coup d'œil par la fenêtre, machinalement, sans savoir à quoi je m'attendais ; le temps était toujours ensoleillé, le vent soufflait dans les arbres, les oiseaux voletaient de branche en branche.
La vie vivait ses derniers instants sans le savoir. Le présentateur prit alors sa tête dans ses mains. Il soupira. C'était un désespoir silencieux, une longue plainte qui s'était échappée de lui, presque sans un bruit. Et l'antenne coupa.
Nate, d'un geste brusque, ouvrit la porte d'entrée. Au loin, on entendait le bruit des hélices des vertiptères de l'armée. Les voisins sortaient de leurs maisons, en courant, tenant leur famille par la main. Un camion estampillé Vault-Tec venait de se garer un peu plus haut sur la route.
— Il faut y aller. Il faut aller dans l'Abri.
La fin du monde arrivait, comme un drôle de clin d'œil du destin, juste après que nous ayons obtenu une place dans un abri antiatomique. Je n'arrivais pas à esquisser le moindre geste. Alors Nate m'attrapa le bras, et commença à courir. Il y a quelques secondes, nous parlions d'aller au parc.
— Et Codsworth ?
— Tant pis pour ce pauvre Codsworth.
Dehors, des employés de Vault-Tec semblaient se multiplier à chaque coin de rues. Des soldats, aussi. Sanctuary Hills qui était si paisible une heure auparavant était devenu un théâtre de panique et de fuite. Une foule se bousculait devant les barrières. Des hommes en armure assistée, lourdement armés, géraient les entrées. Je reconnus le représentant que j'avais reçu le matin-même. Pourquoi n'était-il pas déjà dans un Abri ? Et Ms. Rosa qui suppliait les forces de l'ordre de la laisser entrer avec son fils.
— Homme, femme, enfant. C'est bon. Allez-y, dit un garde après que Nate lui ai donné nos noms.
Je ne pris pas le temps de jeter un dernier regard sur la vie qu'on laissait derrière nous.
Quelle erreur.
Ce n'était pas un de ces cauchemars. Ce n'était pas un de ces cauchemars, de ceux qui me réveillaient juste avant l'impact de la bombe, de ceux où le souffle nucléaire arrachait la peau de mes os. La plateforme se mit à descendre. Et alors qu'elle descendait, lentement, en grinçant, presque, un sifflement assourdissant résonna dans le ciel. Mais ce n'était rien en comparaison des cris qui suivirent, de ces cris qui se gravèrent dans ma tête comme le rouge du fer. Des hurlements, une clameur de terreur. L'effroi, la pire des horreurs, il n'y avait aucun mot pour décrire l'indicible son que la bombe, en tombant, avait arraché à ceux qui la regardaient fendre le ciel.
Les plaintes et les bruits des vertiptères s'éteignirent. Un silence retentissant avait remplacé le son de la fin du monde. La chape de l'Abri s'était refermée au-dessus de nous.
L'air s'était emplit de cette odeur qu'on sent parfois dans les caves, cette odeur de pierre, d'humidité, de peinture fraîchement appliquée. Le sol trembla. Comme ça : le sol trembla. La catastrophe nucléaire venait d'arriver, elle venait de raser toute la surface de Boston. Et pour nous, ça n'avait été qu'un tremblement.
Notre nouvelle demeure était morne et froide. Tout semblait fait d'acier, du sol au plafond, le tout éclairé de néon bleutés. Les employés de Vault-Tec, souriants, terriblement professionnels, avaient l'air de réciter une procédure savamment apprise. Ils nous balançaient quelques mots pour nous rassurer, en nous disant que Vault-Tec maîtrisait parfaitement la situation, que nous allions passer un très bon moment dans nos nouveaux appartements, le temps que la surface arrête d'être hostile. Encore beaucoup d'italique.
Un employé nous tendit des combinaisons, d'un bleu saturé, avant qu'un autre nous pressa de passer dans la salle suivante pour procéder à une décontamination. Pour Vault-Tec, même après la fin du monde, il ne fallait pas traîner. La salle de décontamination était remplie de caissons dans lesquels un être-humain avait la place de s'asseoir. Je n'avais pas envie de grimper là-dedans. Je restai plantée là, à regarder Nate et Shaun, à laisser passer mon regard de l'un à l'autre. Peut-être qu'une explication viendrait, si je les regardais assez longtemps.
— Allez-y, je vous prie, s'impatienta le type en blouse. Ça ne durera qu'un instant. Plus vite nous en avons fini avec ceci, plus vite nous vous remettrons vos Pip-Boy et vous pourrez vous installer dans vos quartiers.
Nate m'enlaça, brièvement, je les serrai, tous les deux, ça ne durera qu'un instant. Avec Shaun, il s'installa dans son pod, je m'installai dans le mien. Et je clignai des yeux. L'employé de Vault-Tec s'était volatilisé. J'avais froid. Je tentai de pousser la porte du caisson, sans succès.
Trois types étaient en train de s'avancer dans le couloir. Ils ne ressemblaient pas aux hommes de l'Abri. Deux d'entre eux étaient vêtus de combinaisons intégrales, et le dernier était un grand costaud, vêtu d'une tenue de cuir, usée et rapiécée.
Le grand costaud eut l'air de s'impatienter, et un type en blouse se mit à taper sur la commande d'ouverture du caisson de Nate.
Le pod s'ouvrit, Nate fut pris d'une quinte de toux. Ils discutaient, mais je n'entendais rien de leur conversation. L'homme en combinaison attrapa Shaun.
Nate luttait, le bébé hurlait. Le mec habillé en cuir brandit alors une arme.
Nate ne lâcha pas Shaun pour autant.
Le temps s'était allongé, distordu. Le sang coula de la tête de Nate, au ralenti. Les deux scientifiques embarquèrent Shaun. Le costaud s'arrêta quelques secondes devant mon pod, et je pus distinguer chaque détail de son visage balafré.
Mes cris se perdirent dans le caisson sans personne pour les entendre.
Je tapai contre la vitre à m'en blesser les phalanges.