La Traque
Chapitre 13
Les mêmes étudiants. La même ambiance studieuse et écrasante. Les mêmes bâtiments. Les mêmes rues. Le campanile immaculé se dressait toujours fièrement dans un ciel infiniment bleu. Une goutte de sueur perla sur sa tempe et coula sur sa joue. Il s'empressa de l'essuyer d'un geste brusque, trahissant aussitôt son anxiété grandissante. Il était tendu à l'extrême, l'œil aux aguets, prêt à tomber sur d'anciens professeurs et d'être aussitôt désigné comme le suspect idéal…
Prêt à dégainer. A abattre. A crever.
Son regard glissa sur les mines tantôt réjouies, tantôt sombres des élèves qui se promenaient d'un pas souple, élastique sur le site de l'université. Reid se demanda un instant combien d'entre eux prendraient la fuite s'ils entendaient des coups de feu dans les bâtiments principaux, où se trouvaient la direction, les plus grands auditoires et le bureau du préfet. Un violent frisson secoua son corps et il réprima un faible gémissement, tout en se rappelant les traits de ce tas de graisse. Il grimaça un instant et leva les yeux vers son patron dont le regard pesait lourdement sur lui, pendant qu'ils marchaient d'un pas déterminé vers l'université.
-Tout va bien, Reid ?
Rossi lui lança à son tour un regard inquiet. Spencer opina vivement et sourit faiblement, blanc comme un linge, à deux doigts de l'évanouissement ou de la folie.
-Très bien. Tout va bien se passer.
Tout sera bientôt fini. Tu seras bientôt libre, lui susurra une voix claire et nette dans son esprit. Jamais l'hôte n'avait été aussi présent, aussi envahissant et pesant en lui. Il n'arrivait plus à le faire taire, à le repousser… Sa voix emplissait tout son esprit et faisait trembler ses lèvres. Chaque pulsion du monstre se ressentait dans ses membres qui tressautaient, habités par l'autre, par la folie et la défaite. Reid ne pouvait plus se dissocier de l'hôte, de ce parasite né de la douleur et la honte, qui l'avait rongé jusqu'au bout…
Ses collègues n'ajoutèrent rien et continuèrent à marcher. Spencer trembla légèrement, frigorifié, malgré le soleil haut perché dans la voûte azurée. Soudain, le portable d'Hotch se mit à sonner. Reid lui lança un regard inquiet et posa inconsciemment sa main sur son arme, guidé par son instinct. Son patron décrocha aussitôt, après avoir enclenché le haut-parleur, sans pour autant s'arrêter de marcher.
-Du nouveau de votre côté ?
La voix de Morgan se fit entendre :
-Harper Hillman a vraisemblablement été tué par notre unsub. Nous avons trouvé des traces de sang dans sa chambre. La police scientifique…
La main de Spencer se referma sur la crosse de son pistolet : la vérité allait donc bientôt éclater, ici, en pleine rue. Il continua à marcher, plus lentement, pour se placer derrière ses collègues, les pupilles contractées à l'extrême, d'un pas raide, et n'écouta plus les paroles de Derek.
Il se tenait prêt. Prêt à les descendre pour pouvoir atteindre son objectif…
Un horrible bourdonnement résonnait dans ses oreilles… Le sol oscillait sous ses yeux et des taches multicolores brouillaient sa vue. Il ne voyait plus les étudiants autour de lui… Son regard chercha un bref instant les bâtiments principaux qui se profilaient à une centaine de mètres devant eux et fixa avec intensité cet objectif pendant quelques secondes. Etrangement, malgré la terreur qui lui nouait les tripes, sont bras ne tremblait pas. Un étrange sentiment montait en lui…
-… il manquait un miroir. Roger nous a encore fait une crise en déclarant haut et fort que Reid était notre unsub. Il a même demandé à l'interroger…
…De l'impatience et de l'excitation. Il allait accomplir sa mission - ou plutôt, leur mission, à lui et l'hôte - dans quelques minutes peut-être, après avoir abattu le seul obstacle vraiment sérieux qui l'empêcherait d'atteindre le bureau du préfet.
-… Ce type m'énerve vraiment : si nous ne devions pas être polis avec les policiers qui nous invitent, je lui aurais déjà servi mon poing en pleine figure, à ce fils de…
Il s'arrêta sur place, le souffle court, et caressa encore la crosse de son arme, la main moite et hésitante : Morgan semblait encore penser qu'il était innocent, alors qu'il les avait envoyés sur une fausse piste… Etait-il aveugle ou totalement stupide ?
Hotch répondit aussitôt, assez sèchement :
-Reste calme, Morgan. Il ne faut pas que tu t'emportes contre cet inspecteur : je sais que c'est frustrant et énervant, mais nous devons impérativement rester courtois.
Il fit une courte pause et reprit :
-Merci pour ces informations. Je te rappellerai quand nous aurons de nouvelles informations.
Il raccrocha, sans avoir attendu la moindre réponse de son agent, s'arrêta aussitôt et chercha Spencer des yeux. Celui-ci, quelques mètres derrière lui, lâcha aussitôt son arme toujours fourrée dans son étui, déconcerté : Hotch et Rossi ne semblaient pas se rendre compte, eux aussi, que le tueur qu'ils cherchaient, se trouvait sous leurs yeux.
Rossi se tourna à son tour vers Reid et s'adressa à lui d'une voix rassurante :
-On ne laissera pas cet inspecteur t'interroger. J'imagine qu'être pris pour un tueur ne doit pas forcément te faire plaisir, surtout après toutes les épreuves que tu as récemment vécues, mais il faut rester concentré sur l'enquête, compris ?
Reid le dévisagea, cherchant à déceler la moindre trace de suspicion dans les traits de son collègue, mais n'y trouva qu'une certaine empathie. Il finit par acquiescer doucement et par les rejoindre, sans dire un mot, crispé et déstabilisé par leur évident manque de discernement. Une faible voix à peine audible se réjouit de ne pas avoir dû les abattre, mais fut aussitôt engloutie par l'angoisse et par la présence hostile et hégémonique de l'hôte… La voix de la raison et de la folie s'imposa nettement dans son esprit, plus forte que cette fragile réminiscence des sentiments qui l'animaient autrefois : oui, il avait fait le bon choix en ne leur tirant pas dessus.
En effet, tant que tuer ses collègues ne paraissait pas nécessaire et inévitable pour atteindre sa cible, il devait éviter de gaspiller des balles qui pourraient lui servir par la suite.
Tous se remirent en marche, sans dire un mot. Ils arrivèrent enfin en face des bâtiments principaux. Avec un sourire, pour dérider le jeune homme, Rossi se tourna vers Spencer qui était tendu comme un arc et lui demanda avec une pointe d'amusement :
-Cette université n'a-t-elle aucune histoire ?
Mécaniquement, le jeune homme au regard fuyant répondit d'une voix neutre mais au débit très rapide :
-L'université de Californie, Berkeley - encore appelée UCB, Cal, Berkeley, ou UC Berkeley - est le premier campus de l'université de Californie. Il est situé à Berkeley, en Californie, sur la rive est de la baie de San Francisco, donnant sur le Golden Gate. Sur le campus travaillent trente-trois mille étudiants et plus de mille huit cents enseignants. Il s'agit du seul campus autorisé à se prévaloir indifféremment des noms : University of California, Cal ou Berkeley. Parmi les anciens étudiants, les professeurs ou les chercheurs associés à l'Université, on recense soixante Prix Nobel, dix-neuf Oscars et onze Prix Pulitzer. Le classement académique des universités mondiales - Academic Ranking of World Universities - place Berkeley en 2e position pour l'année 2010, devant l'Université Stanford et derrière l'Université Harvard. Les terrains occupés à présent par le campus de Berkeley ont été achetés en 1866 par l'université privée de… *
Il fit une pause lorsqu'ils passèrent les portes des bâtiments et finit par couper court à cet exposé :
-Si vous souhaitez en savoir plus, Google vous aidera.
Il sentit le regard surpris et inquiet de ses collègues se poser sur lui – en temps normal, il aurait été au bout de ses explications et même plus loin -, mais les ignora, trop préoccupé par les évènements qui allaient bientôt se dérouler. Allait-il devoir le tuer ici ? Allait-il avoir la chance de venir lui rendre visite le soir même, chez lui ? Un frisson de plaisir et d'excitation lui donna la chair de poule lorsqu'il s'imagina en train de le torturer.
Il reconnut avec un certain malaise le couloir dans lequel ils venaient de déboucher… Il aurait pu se promener dans ce bâtiment les yeux fermés.
Soudain, il vit sa cible débouler à l'angle du couloir, sur ses petites jambes rondelettes, le visage luisant, le corps engoncé dans un costume coûteux sur le point de céder, pour venir les accueillir. Spencer posa aussitôt sa main sur sa hanche, juste à côté de son arme, tout en dévisageant le petit homme trapu qui avait pris quelques rides depuis leur dernière rencontre et qui s'avançait vers eux avec un air affable et bienveillant.
Un monstre se cachait dans cet amas de chair et de gras.
Des tremblements secouèrent légèrement le corps de Reid et il se souvint de toutes les jolies phrases totalement stupides que lui avait servies cet homme à l'air si distingué, lorsqu'il était plus jeune, tellement faible… Sa soi-disant compassion à son égard, après le viol, lorsqu'il lui avait conseillé de se taire et d'accepter l'argent pour aider sa mère…
Un profond dégoût lui retourna l'estomac et il dut se faire violence pour ne pas s'emparer de son revolver.
Ce serait trop rapide et prématuré.
Le préfet traversa le couloir par petites foulées rapides et ralentit brusquement en apercevant Reid. Spencer put le voir perdre brutalement toutes ses couleurs et son sourire jovial et faux. Un petit sourire carnassier se dessina sur les lèvres du jeune homme : les rapports de force s'étaient visiblement inversés. Essoufflé et tremblotant, ce tas de graisse au teint livide, se posta devant eux et se présenta, en balbutiant, sans lâcher Reid des yeux :
-B… Bonjour… Bienvenue à l'Université de Californie … Je… euh… suis Monsieur Curl, je suis le préfet de cette université depuis une trentaine d'années…
Hotch lui tendit la main pour le saluer et les présenta promptement :
-Spécial Agent Hotchner, Morgan et le docteur Reid que vous reconnaissez peut-être, puisqu'il est passé par cet établissement.
Le préfet battit nerveusement des paupières et retroussa ses lèvres pour former un sourire grimaçant :
-Bien sûr… Tout le monde se rappelle d'un élève aussi doué que Spencer… Je suis… très heureux de vous revoir ici, monsieur Reid.
Reid savoura le malaise et la panique de sa proie, tout en affichant une expression assez neutre, destinée à ne pas trahir les pulsions qui rendaient sa respiration légèrement saccadée. Le dernier homme qu'il souhaitait faire souffrir jusqu'à ce que mort s'en suive, se trouvait à portée de main, juste devant lui, totalement inoffensif et désarmé. Spencer attendait le moindre dérapage de sa part, le moindre signe qui indiquerait qu'il allait le trahir et le vendre à ses collègues, pour dégainer. Il répondit, sur un ton poli et calme :
-Le plaisir est partagé, monsieur.
Les yeux de sa proie tremblaient dans leurs orbites à l'affût de la moindre attaque, du moindre mouvement, de la moindre ruse que pourraient contenir les paroles de Spencer. Hotch, tout en sentant le trouble de son interlocuteur mais sans parvenir à comprendre ce qui se passait sous ses yeux, continua :
-Nous travaillons pour le Bureau d'Analyse du Comportement de Quantico, en Virginie. Nous sommes venus vous parler de la série de meurtres qui touchent les environs et plus particulièrement de nombreux anciens élèves de l'université de Californie. Nous pensons d'ailleurs que le tueur est l'un de vos anciens élèves… Pouvons-nous vous en parler en privé ?
A contrecœur, le petit homme trapu lâcha Spencer du regard, pour plonger ses yeux pleins de détresse dans ceux du patron de l'équipe.
-Oh… Je suis au courant effectivement… Quelle tragédie. Enfin, bien sûr, nous pouvons en parler en privé…
Il déglutit avec difficulté, lança un bref regard à Rossi, puis à Spencer, avant d'ajouter avec empressement et un petit rire légèrement forcé :
-Mais je ne vous promets pas de me souvenir de tous les élèves… Vous n'imaginez pas le nombre de jeunes gens qui sont passés par ici…
Il les invita à les suivre, tout en gardant une distance respectueuse avec Reid qui avançait nonchalamment, tout en fixant l'homme qu'il désirait plus que tout au monde tuer. Etrangement, sa peur s'était évaporée, toute son attention était focalisée sur ce petit homme grassouillet et sur cette arme collée à sa hanche qui exhalait une chaleur étrange, aguichante, qui troublait le creux de ses reins.
Il était désormais dans un état second ou plus rien d'autres ne comptait. Il ignorait éperdument ses collègues et tous les étudiants qui babillaient en passant à côté de lui. Il attendait le moment, le bon moment, si du moins il se présentait maintenant… Tout en espérant secrètement que le préfet se garderait de le désigner comme suspect, pour pouvoir revenir par la suite et longuement le torturer.
Comme il le méritait, en somme.
Des tonnes de souvenirs plus désagréables les uns que les autres poussaient le jeune agent, d'une part, à vouloir se jeter immédiatement sur cet homme pour en finir et, d'autre part, à souhaiter avoir l'occasion de faire souffrir cet infâme personnage qui l'avait abandonné à son propre sort, qui avait fui ses responsabilités au nom de l'argent et de la réputation de cet établissement. Etablissement qui cachait dans ses fondations, les secrets les plus honteux et inavouables de certains élèves.
Peut-être que la peur d'être arrêté ou descendu sur place s'il révélait les exactions de Rudy et sa meute, ainsi que sa complicité dans toute cette histoire, l'empêcherait de l'ouvrir.
Reid tenta d'écouter d'une oreille distraite la conversation qui se tenait entre Curl et ses collègues. Le détestable tas de chair, aux lèvres épaisses et répugnantes répondit à une question de Rossi que Spencer n'avait pas écoutée, d'une voix toujours mal-assurée :
-Eh bien… La plupart des enseignants de l'époque sont décédés - notamment le très regretté historien Paul Jadoul - ou à la retraite… Ceux qui restent, étaient jeunes à l'époque et n'avaient pas forcément beaucoup d'heures de cours avec les victimes…
Le jeune homme frémit de joie et se retint de justesse d'éclater en hurlements victorieux et bestiaux, trop heureux d'entendre que ce vieux salopard était mort. Il afficha juste un léger sourire que ses collègues ne remarquèrent pas, trop occupés à interroger le préfet.
Après avoir traversé quelques couloirs, ils arrivèrent enfin au bureau de celui-ci… Les récompenses, médailles et trophées en tout genre semblaient s'être multipliés de manière exponentielle et recouvraient les étagères et les murs, donnant à la pièce une ambiance assez pompeuse et écrasante.
L'odeur de cuir et de parfum était toujours la même, toujours aussi entêtante et désagréable. Une multitude de souvenirs remontèrent brutalement en Spencer et la voix du préfet résonna dans son esprit, limpide et cruelle :
« Beaucoup d'élèves sont victimes de brimades, je le sais… mais il faut que vous appreniez à régler ça par vous-même. Les jeunes doivent apprendre à se défendre contre ce genre de brutes. Ca fait partie des épreuves de la vie… »
Spencer remarqua à peine ses collègues prendre place sur les sièges en cuir, en face du bureau en chêne massif de Curl, mais les suivit, comme un automate, en grimaçant, la conscience happée par des souvenirs horriblement précis :
« Vous devriez tenter d'arrêter d'énerver vos camarades… Vous intégrez, ne plus contredire vos professeurs. Je suis certain que vous vous feriez rapidement des amis. »
Il entendait les gens parler dans la même pièce que lui, mais n'arrivait plus à les entendre, ni à les voir… Coupé du monde, il se revoyait, alors âgé de seize ans, assis sur ce même siège, brisé par les brimades en tout genre, recevoir les conseils ô combien avisés de ce salopard qui ne vivait que pour fric et le prestige, n'hésitant pas à prendre la défense des pires ordures…
« Vous savez, monsieur Clints est quelqu'un de très bien… Je connais ses parents : des gens extraordinaires. Je pense que vous devriez l'éviter et ne plus le… euh… l'inciter à faire ce genre de choses. »
Un nœud se forma dans l'estomac de Reid et il baissa les yeux, en serrant les poings, tout en se faisant violence pour ne pas attraper son arme et tirer tout azimut pour chasser ces souvenirs et tuer celui qui causait en ce moment-même cette épouvantable torture. Cet homme avait tenté de lui faire porter la culpabilité de ce que lui faisaient subir les autres, jour après jour, à n'importe quelle heure de la journée, à n'importe quel endroit… A la place de le protéger et de lui éviter cette terrible et infâme fin, cette souillure du corps et de l'âme… ainsi que la naissance du monstre qui avait désormais pris le contrôle de son être.
Son corps fut parcourut d'un tremblement nerveux. Il battit plusieurs fois des paupières pour se ressaisir, pour suivre à nouveau la conversation, pour repousser les réminiscences et cet omniprésent besoin de tuer.
Le meurtre ne devait pas être trop rapide. Non. Il devait se contrôler. Recevoir une balle en pleine tête, c'était une mort bien trop expéditive pour une ordure pareille.
Il entendit au loin, la voix de Rossi s'adresser à lui, au-delà des souvenirs et de sa réflexion :
-Reid ? Reid !
Hébété, le jeune homme sursauta et posa son regard empli de larmes de rage et de douleur sur lui.
-Ou… Oui ?
Un silence terrible régnait dans la pièce. Avait-il loupé le moment où le préfet le désignait comme le coupable idéal ? Dans le doute, devait-il sortir son arme et tirer dans le tas ?
Etait-ce le moment ?
Fébrilement, ses yeux passèrent du visage de Rossi, à celui d'Hotch, en y lisant une certaine incertitude mêlée à une inquiétude bienveillante. Son patron, avec un regard appuyé et sombre, répéta la question qu'il venait apparemment de poser :
-Je disais, pourrais-tu citer tous les professeurs qui peuvent, selon toi, nous aider à trouver notre homme… Je veux dire, des professeurs assez proches de leurs élèves qui connaissaient assez bien leurs auditoires ?
Spencer se redressa vivement, remarquant qu'il était prostré, légèrement recroquevillé sur son siège, et aperçut une feuille de papier posée devant lui, indiquant quels professeurs avaient eus ses différentes victimes. Il lança un bref regard empli de colère au préfet qui se trémoussait sur son siège, en évitant désormais son regard, prit la liste et acquiesça lentement en bredouillant :
-Euh… Oui… Bien sûr…
Il cita quelques noms, à peu près convaincu que ces personnes n'avaient pas les capacités de se souvenir de l'élèves brillant, mais discret qu'il était et omit ceux qui avaient déjà entendu les sobriquets que les autres élèves lui donnaient ou assisté à des brimades sans intervenir, ne souhaitant pas se mêler de ce genre de « conflits ».
Bien sûr, si ses collègues ne trouvaient encore rien à ce niveau, ils finiraient – enfin ! - par le suspecter pour de bon… Mais entre temps, il aurait tué le préfet et rien d'autre ne comptait plus que cette action honorable et juste.
Il reposa la feuille et redressa la tête, sous l'œil attentif et inquiet de ses collègues. Le préfet s'adressa enfin à lui, sur un ton aimable et intéressé :
-Alors, Monsieur Reid, vous avez décidé, malgré vos trois doctorats, de « simplement » vous tourner vers le FBI ?
Surpris par l'audace de ce vieux salopard qui détournait les yeux tout en lui parlant, il mit une bonne dizaine de secondes avant de répondre : l'homme en face de lui ne semblait pas du tout à l'aise comme l'indiquaient ses doigts qui pianotaient nerveusement sur son bureau. Cependant, malgré sa terreur, ce type souhaitait discuter avec l'homme qui était prêt à l'abattre ou à le torturer jusqu'à ce que mort s'en suive, dés que l'occasion se présenterait.
Peut-être essayait-il de l'amadouer, de lui rappeler qu'il avait un côté humain et bienveillant, qu'il s'intéressait à lui… Peut-être cet homme tentait-il de toucher le gentil Spencer Reid, sans se rendre compte que ce dernier était mort depuis longtemps déjà… Et que s'il résidait encore un semblant d'humanité en Curl, il n'en subsistait désormais plus une once en Spencer.
Le jeune homme répondit enfin d'une voix calme mais tendue :
-J'avais envie de « nettoyer » ce monde de toute la crasse qui le recouvre, d'établir un peu de justice… Mon incroyable mémoire m'offre certaines perspectives et capacités très utiles dans mon travail… Comme vous le savez, je n'oublie jamais rien.
La dernière phrase, si elle parut anodine à Hotch et Rossi, sonna comme une menace dans les oreilles du préfet qui se raidit aussitôt sur son siège et se mit à bafouiller :
-Oh… Oui… Je comprends… Mais n'est-ce pas un travail pénible et difficile ? Je veux dire, à force d'être confronté au mal et aux cadavres, ne perd-on pas une part de son humanité ? Parfois, il vaut mieux laisser les autres - ceux qui sont faits pour ça - faire ce genre de boulot… Je pense que vous n'êtes pas fait pour ça, pour toutes ces horreurs… Il faudrait vous pencher sur un « travail » plus calme, sans tous ces meurtres…
Cette conversation prenait une tournure nouvelle et contenait un double sens que seuls Reid et le préfet étaient aptes à comprendre… L'agneau tentait de raisonner le loup, de lui dire en quoi claquer ses mâchoires d'acier sur sa gorge lui serait néfaste. Spencer sourit cruellement et capta un instant le regard de Curl :
-C'est un travail pénible, mais gratifiant. J'aime ce travail, même s'il m'a changé. Personne n'est fait pour vivre en transportant avec soi – en soi – de telles horreurs, mais parfois, la vie vous les impose. Alors, elles s'accrochent à vous, sans que vous ne puissiez les repousser, sans que vous ne puissiez vous en défaire… Et votre unique solution, c'est de faire votre possible pour vous délester d'une partie de cette charge d'horreurs. Mon possible, c'est ce boulot.
Il fit une pause et regarda ses collègues qui suivaient cette conversation avec une perplexité naissante. Spencer poursuivit :
-Enfin… Je pense que nous devrions parler de ceci à un autre moment. Je suis certain que nous nous reverrons et que nous pourrons en discuter plus calmement.
Le préfet lui lança un regard fiévreux et inquiet, avant de répondre d'une voix tremblante :
-Euh… Oui…
Il se racla la gorge, mal à l'aise, et regarda les trois hommes à tour de rôle :
-Nous en avons fini, je présume ? Je vous ai dit que je ne voyais aucun élève capable de commettre de telles atrocités…J'ai cependant promis d'envoyer tous les dossiers d'élèves ayant subi des brimades à votre informaticienne…
Il lut rapidement le nom qu'il avait rapidement griffonné sur la page d'un carnet posé sur son imposant bureau :
-… Penelope Garcia… Je ne peux malheureusement pas faire davantage pour vous, ce qui me désole.
Il se leva d'un bond, faisant trembloter la chair qui pendait sous son menton, et leur tendit la main pour les saluer et les congédier.
Hotch se leva et la lui serra formellement :
-Nous vous remercions pour votre coopération et pour nous avoir consacré un peu de votre précieux temps.
Rossi le salua à son tour en le remerciant. Spencer, quant à lui, se pencha – fait exceptionnel - pour également serrer la main de sa future victime. Il sentit sa paume moite frissonner contre la sienne. Reid lui lança un dernier regard équivoque que ses collègues postés derrière lui ne purent apercevoir :
-A bientôt, Monsieur. Ce fut un plaisir de vous revoir.
Les yeux du préfet s'écarquillèrent légèrement et il retira sa main brusquement, comme si elle tenait un serpent et répondit vaguement, en bredouillant.
-Oui… Pareillement…
Spencer fit demi-tour et suivit ses collègues pour sortir du bureau de Curl. Il marcha lentement à leur côté, en silence, tout en savourant les événements qui venaient de se produire : cette entrevue n'aurait pas pu mieux se passer. Le préfet n'avait pas vendu la mèche en public et ne l'avait donc pas forcé à l'abattre rapidement, devant ses collègues.
Cependant, il y avait désormais de grandes chances pour que ce salopard tente de prendre la fuite dans les heures qui suivraient cette entrevue – ce qui expliquait son mutisme concernant Reid … Les chances qu'il le vende, une fois à l'abri de la justice américaine, étaient tout aussi importantes…
Il allait donc devoir agir le plus tôt possible…
A suivre…