Le Dragon Noir
Faim.
Depuis plusieurs lunes déjà, le gibier était de plus en plus rare. A la saison verte, il allait falloir changer de tanière.
Soudain, le loup s'arrête, aux aguets. Un Homme, seul, au milieu du chemin. Le loup se tasse, se prépare à bondir.
L'Homme s'arrêta, et tourna la tête vers le loup. Il ne pouvait pas le voir. Impossible. Pas de nuit, à travers un buisson. Une crainte instinctive et inexplicable commence à s'emparer de lui. Les Hommes sont faibles, il ne risque rien, absolument rien. L'Homme reprend sa route, le loup aussi. Dans l'autre direction.
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Le chemin serpentait entre les arbres, faiblement éclairé par la lueur de la lune. Marchant d'un pas vif sous la frondaison, insensible au charme du tableau qui se peignait autour de lui, l'homme, grand, l'épée au flanc et méconnaissable sous un large manteau de cuir, marchait d'un pas vif et alerte. Dans ses bras, dormait un enfant, peut-être huit, neuf ans, mais pas plus de dix. Autour de lui, les animaux, plus sages que bien des hommes, s'éloignaient en silence à son passage.
Une chaumière apparut à la lisière. Perdue au milieu de la campagne, bordée d'un appentis et d'un potager dont les fruits disparaissaient dans l'obscurité, elle se dressait, du haut de son unique étage et de son toit de chaume, comme pour défier la nature sombre et dangereuse. Pas une lumière, à peine une lueur visible à travers les volets. L'homme semblait parfaitement savoir où aller, et s'approcha de la battisse. Il frappa à la porte. Attendit une demi-seconde. Martela du poing le bois du battant. Enfin, une réaction des habitants se manifesta, sous forme de l'ouverture de la porte. Derrière, avec le visage de ceux qui viennent d'être dérangé en pleine nuit par un importun décidé à rentrer, attendait un homme, grand, fort, une barbe rousse lui dévorant les joues, habillé d'une simple chemise de chanvre et d'un pantalon déchiré maintenu par une corde. Le voyageur souleva sa capuche. Parfaitement réveillé maintenant, le paysan, écarquillant les yeux de surprise, s'écarta de l'embrasure en ouvrant grand la porte :
"Toi ! Ici ! Rentre, il ne faut pas que l'on te voie, si jamais tu étais suivi...
- Je n'ai pas été suivi. Tu t'inquiète encore pour rien. Personne n'a encore jamais pu me suivre sans oublier définitivement la saveur du pain, tu devrai le savoir, depuis le temps."
L'homme rentra, et son hôte, après une ultime vérification de l'extérieur, ferma la porte derrière lui. La maison était constituée d'une salle principale, exiguë, où un feu achevait de se consumer dans la cheminée. Une porte s'ouvrait sur une unique chambre, plus petite encore, et une trappe au plafond menait, en guise d'étage, à une mansarde où étaient entreposés vivres et périssables. Se rapprochant du foyer, l'enfant endormi dans ses bras toujours dissimulé sous son manteau, le voyageur prit la parole :
"Ralph, Je vais être bref. J'ai une affaire très importante à régler, et ca ne peut pas attendre. C'est probablement la dernière fois que nous nous voyons, et j'ai un service à te demander.
- Tout ce que tu veux, mon ami. Tu sais que je t'en dois une.
L'homme posa l'enfant sur un petit lit de paille dans un coin, sans que celui-ci ne se réveille. Ralph blêmit, et commençait par anticipation à regretter ses largesses.
"Ne me dit pas que c'est ce ptiot, le service. S'il te plait.
- Si, le service, c'est lui. Avant que tu le demande, il n'est pas de moi, mais il est quand même assez important au yeux de nos ... amis communs ... et des gens ... influents ... pour que, s'ils apprennent son existence et sa vrai identité, ils mettent à feu et à sang toute la région pour l'éliminer.
Le paysan attrapa une chaise, et s'effondra dessus, anticipant déjà la phrase suivante.
"Et donc, j'ai besoin de quelqu'un pour le garder et l'élever, en toute sécurité et en toute tranquillité. Je sais que vous n'avez pas d'enfants, Bertha et toi, et que vous voudriez un fils pour vous aider aux travaux agricoles. Tu me l'as toi-même dit la dernière fois que je t'ai aidé, et je me suis renseigné.
- Élever un gosse ! Comme si j'avais de quoi l'élever ! J'ai déjà du mal à récolter assez pour qu'on puisse manger à tous les repas, presque toute ma récolte part pour payer les impôts impériaux... Vois à quoi j'en suis réduit, maintenant ! Moi, payer des impôts ! J'en ai honte, mais je n'ai pas le choix. Alors, prendre en plus un bambin... il a quoi, huit ans ? Il lui en faudrait huit de plus pour qu'il soit utile !"
Le voyageur tira une bourse de l'intérieur de son manteau de voyage, et la jeta sur la table. Le paysan sursauta en entendant le bruit sourd et métallique de l'or contre le chêne.
"Voila pour tes impôts. Il y a là plus de mille cinq cent couronnes, largement de quoi élever trois gosses jusqu'à leur départ et leur assurer un coquet héritage. Ne me remercie pas, remercie le pourvoyeur des impôts qui avait ordonné à sa garde de me tuer, il y a deux semaines."
Dubitatif, son interlocuteur détacha les cordons de la sacoche, qui laissa passer quelques pièces dorées. D'un peu plus d'un pouce de largeur, elles étaient marquées coté pile d'un homme chevauchant un dragon, et d'un second, plus petit, coté face.
"Ce sont des nouvelles. Il n'y a plus qu'un dragon sur cette face. Encore ton œuvre ?
- Pas cette fois. Ajihad s'est occupé de l'embuscade, alors que je courais après mon destin.
- Ton destin ? On ne court pas après son destin, c'est lui qui nous poursuit. Moi, je l'ai retrouvé en train de démonter ma porte à grands coups de poing en pleine nuit.
- Je suppose que ça veut dire que tu accepte le petit. Je dois te prévenir : un jour, la guerre embrasera le continent. Peut-être dans trois mois, peut-être dans un an, peut-être dans vingt. Mais ce qui est sur, c'est que lui - il montra la forme blottie dans le lit - y aura un rôle important à jouer. Et toi, tu dois t'arranger pour qu'il aille se battre du bon coté. Je serais peut-être encore là, qui sait.
- Tu en parles comme si le combat était possible."
Son interlocuteur se dirigeait maintenant vers la porte.
"Il l'est. Depuis la nuit dernière. Mon destin m'a rattrapé, moi aussi. Les pièces vont encore être modifiées."
Un sourire carnassier traversa le visage de Ralph.
"Un dragon en moins, encore, je suppose ?"
Le voyageur rabattit sa capuche, et ouvrit la porte. Au dernier moment, il se retourna, et jeta :
"Cette fois, les deux cotés vont changer. Au fait. Il s'appelle Noven."
La porte claqua, se refermant sur un Ralph songeur et un Noven endormi.
Genèse
Noven mit un genou à terre. Il examina avec des yeux dubitatifs le lit de roseau piétiné. Observant les traces laissés par sa proie, le garçon déduisit qu'elle devait être passé par là une demi-heure plus tôt, qu'elle était de petite taille, et, au large impact que sa trace formait dans la végétation, qu'elle n'était pas allée volontairement prendre un bain de boue. Il se releva, et soupira. Cette bestiole là était bipède et n'avait absolument aucun sens de l'orientation. Sa sœur, assurément. Inspirant profondément, il l'appela de toute la force de ses poumons :
"SARAAAAAAAAH ! OU TU ES ENCORE PASSÉE ?"
Un début de phrase, un craquement et un cri de surprise lui répondit, rapidement suivit par un déluge de mottes de terre, de petits cailloux et d'un panier rempli de champignons. Levant la tête vers le talus en amont, Noven aperçu la source de la pluie de champignons. Il eut, en revanche, beaucoup plus de mal à l'identifier autrement que par 'un gros tas de boue qui parle'. Sa sœur, Sarah, oui. C'était signé.
C'était parti d'une bonne intention, pourtant. La veille, des voisins reconnaissants pour un service rendu leur avaient apportés des œufs du jour. Immédiatement, l'idée d'une omelette aux champignons avait germé dans l'esprit de la benjamine, qui était partie aux aurores en cueillir dans la forêt. Malheureusement, elle était d'une nature rêveuse, et regardait plus souvent les oiseaux chanter dans la cime des arbres que le sentier qu'elle suivait. Cette distraction chronique se soldait invariablement par sa perdition et par une expédition de sauvetage menée par son frère, plus pragmatique et plus posé qu'elle.
Noven la regardait se relever, au milieu de la pente qu'elle avait commencée à descendre plus vite qu'elle ne l'aurait voulue.
"Ah ben bravo. Comment tu as fais pour te retrouver là ?"
"Je me suis perdue ! Je cherchais des champignons, tu sais, pour l'omelette, et j'ai trouvé un oiseau tout coloré qui chantait, c'était très beau ! Puis il est parti, je l'ai suivi, et je me suis retrouvée enfoncée dans la boue. Et ensuite, j'ai essayé de retrouver la maison, alors je suis montée sur les rochers là-haut, et puis tu es arrivé, et tu m'as fait peur !"
Le jeune homme, décontenancé, secoua la tête de dépit. Sarah avait un don pour agacer son frère, avec sa naïveté indomptable et sa passion pour tout ce qui est à poils ou à plumes, moche, puant, bruyant, et qui se balade dans la forêt, bref, tout ce qu'elle appelle des 'petites bêtes mignonnes'. Petites bêtes qui vont de la musaraigne au cerf de plus de quatre cent livres, d'ailleurs.
"Mais pourquoi tu... non, rien, oublie. Viens, on rentre."
Noven examina de la tête au pieds sa sœur, descendue devant lui. Il la dépassait d'une bonne tête. De près, on pouvait presque deviner le teint de la peau sous la terre glaise.
"... tu vas avoir besoin d'un bon bain..."
Contrairement à sa sœur, lui n'avait aucun soucis à se guider dans cette partie de la forêt, proche de la lisière. Cependant, les bois s'étalaient sur deux lieues à l'est et à l'ouest, et s'enfonçait sur plus de cinq vers le sud.
Après une petite heure de marche vers le nord, ils finirent par rejoindre un ruisseau, limpide, qui coulait entre les rochers. Quelques années plus tôt, Noven avait découvert cet endroit en chassant, et s'était rapidement rendu compte qu'il suffisait de quelques aménagements pour former un minuscule lac artificiel où l'on pouvait se laver tranquillement et sans avoir à se déplacer jusqu'à la rivière, distante de presque une lieue. Déplaçant un gros bloc de pierre qu'il utilisait comme bouchon, il bloqua le cours d'eau, et regarda se remplir la cuvette ainsi formée, profonde de trente pouces et large de cent. Sa sœur prit rapidement possession du lieu et, alors qu'elle se déshabillait, Noven s'éloigna par pudeur.
Un peu moins âgé que lui, elle allait sur ses seize ans. Ses yeux bleus, ses cheveux châtains aux reflets blonds, sa naïveté qui devenait légendaire dans la région et ses formes avantageuses faisaient déjà tourner plus d'une tête à son passage dans le village. Son frère en était conscient, et savait qu'un jour, son impudeur et son physique lui attirerai des ennuis. Il secoua encore la tête, alors qu'elle se mettait à chanter - faux en plus ! - une balade sur un prince qui viendrai un jour, et qui lui dira des mots d'amours. Pathétique.
D'un caractère facile et d'une faible portance intellectuelle, Sarah croyait absolument tous les ragots qui pouvait se raconter au village, des plus réalistes (le boucher soit trompé par sa femme avec un soldat de la compagnie) aux plus farfelues (que le boucher trompe sa femme avec ledit soldat), en passant, bien sur, par les légendes, surtout celles sur les dragonniers, qui, somme toutes, ne dataient que du siècle précédent, bien que les Vardens, en guerre contre l'empire depuis peu, affirmaient haut et fort depuis quelques temps qu'un nouveau dragonnier venu mettre de l'ordre dans les affaires royales, rumeur violemment (trop peut-être ?) démentie par la propagande impériale. Propagande qui faisait loi pour Sarah, et la pauvre fille prenait à la lettre tout ce que le tambour officiel qui passait parfois au village pouvait annoncer. En somme, elle aurait été la femme à marier parfaite, si elle n'avait été fille de deux pauvres paysans sans autre richesses que leur terre et des récoltes qu'elle leur donnait.
Son frère Noven était son exact opposé. Plus grand et plus âgé que sa sœur de plusieurs années, son crâne était garni d'une chevelure, noire jais, qui semblait absorber toute la couleur autour de sa tête, et des yeux marrons qui semblaient parfois, sous la lumière changeante du crépuscule, tourner au pourpre, voire au violet. Sous sa chemise de chanvre, il portait en permanence une grosse pierre transparente, du cristal peut-être, taillée, et sertie grossièrement dans une bague de cuivre, et maintenue par une ficelle à son cou. Il possédait en outre un caractère bien trempé, et un intellect foudroyant. Il réfléchissait tellement vite et tellement bien, qu'en règle générale, il était la seule personne à se comprendre, ce qui limitait grandement ses possibilités de briller en public. La modestie semblait d'ailleurs être sa plus grande qualité; en effet, il se contentait, lorsqu'il se décrivait lui-même, de parler "d'un génie incompris, futur maître du monde". Monde qui, en revanche, le voyait plutôt comme "un bouseux prétentieux et mégalomane" pour les bourgeois, et comme un "feignant bavard et assommant" pour ses confrères paysans. Car oui, autant l'exercice intellectuel ne lui faisait aucunement peur, l'exercice physique, lui, le rebutait profondément, jusqu'à lui avoir fait une fois, dans sa jeunesse, prendre le large au début de la saison des labours. La tempête qui s'abattit ensuite sur lui lorsqu'il était rentré plusieurs jours après, affamé, l'avait dissuadé de recommencer la fuite directe, ce qui l'avait amené à inventer toutes sortes de stratagèmes de plus en plus ingénieux pour pouvoir s'éclipser et aller dormir dans le foin pendant que le reste de la famille travaillait. Cette activité était, évidement, grandement incompatible avec la bonne marche de la ferme. Son père, d'abord furieux contre son fils, avait tout tenté pour rendre le garçon utile. En plus de lui donner à trier, éplucher et stocker tous les légumes et céréales lors des moissons, il l'avait chargé de trouver des moyens de simplifier et d'optimiser les labours, la récolte, l'entreposage, et le transport des produits de la ferme. S'il s'avéra qu'il eut quelques idées pour l'amélioration du chariot et de la mansarde où les céréales étaient stockés, il semblait être définitivement incompatible avec toute activité qui prenait place de près ou de loin dans un champ. De plus en plus blasé par l'inutilité généralisée de son fils, il l'initia à la chasse, abandonna au bout du troisième mois consécutif sans prise, il l'initia à la pèche, mais il était impossible de lui faire attraper quoi que ce soit, et enfin, il l'initia au métier de bucheron. Il changea cependant rapidement d'idée lorsqu'après que Noven ait passé une demi-journée à taillader à coup de hache un chêne centenaire, il parvint à le faire tomber dans une pente, où il roua jusqu'au ravin au fond duquel coulait la rivière Tarm. Du haut de la falaise, un Ralph désespéré regardait la quantité phénoménale de bois de chauffage inaccessible qui reposait maintenant en contrebas se rendit à l'évidence : il n'arriverai jamais à faire travailler ce gamin. Heureusement, il avait quelques économies cachées, qu'il ressortait de loin en loin, discrètement. Il savait que les pièces, vieilles de plus de seize ans, ne manquerait pas d'attirer l'attention sur eux s'il les utilisait pour, par exemple, fournir une dot à sa fille. Mais malgré ses restrictions, malgré les privations que tous enduraient, la bourse fondait à vu d'œil. Noven aurait vingt-cinq ans en hiver; il était grand temps qu'il se marie. Mais comment marier un fils de paysans pauvres, avec, en prime, deux mains gauches ?
Noven fut tiré de ses réflexions par sa sœur, qui s'était lavée et avait tentée d'enlever toute la boue qui maculait jusqu'alors ses vêtements, en vain.
"On rentre ? J'ai faim."
"Noven, t'es sur qu'on ne risque rien par ici ?
- Qu'est-ce que tu veux qu'il nous arrive ? Qu'on se tue en trébuchant sur une branche ?
- On m'a dit que des brigands s'étaient installés dans le coin, et qu'il y avait des Vardens aussi..."
Les discutions animées avec sa sœur, à propos, en règle générale, de politique, étaient de plus en plus fréquentes depuis le début de la guerre entre l'Empire et les Vardens. Sarah était persuadé que le roi ne voulait que leur bien, et s'enflammait contre les Vardens, ces brutes sanguinaires, répétant ainsi mot pour mot les discours du tambour officiel du village. Noven, lui, était plus modéré et plus pragmatique, et pensait que, tant que eux, humbles paysans, n'aidaient aucun des deux camps, ils ne risquaient rien, et que, quel que soit le vainqueur, ils continueraient de toute façon de vivre et de payer des impôts comme avant.
"On en a déjà discuté des centaines de fois. Pourquoi voudrais-tu que les Vardens s'en prennent à nous ? De plus, il y a toute une compagnie de soldats à même pas deux lieues d'ici, si des Vardens étaient par là, il y aurait déjà eu des affrontements. De toute façon, ça ne nous regarde pas, papa et moi avons été déclarés exemptés de service militaire puisque nous ne sommes que deux hommes à la maison.
- Ça ! Pour le peu que tu fais... Et puis, ces Vardens sont des brigands, ils peuvent se cacher, et là, alors que tu t'y attend pas, PAF, ils te sautent dessus et te dépouillent, avant de t'égorger et de te laisser pourrir sur le coté de la route.
- Tu crois vraiment qu'ils nous attaqueraient, avec l'aspect que l'on a ? On n'a pas vraiment l'air de rouler sur l'or, non ?"
Effectivement, l'expression "rouler sur l'or" était totalement incompatible avec la tunique en jute déchirée et tachée du jeune homme, et de la robe à peine plus présentable de sa benjamine.
"Ils peuvent nous tuer, simplement pour le plaisir !"
"Combien de fois devrais-je te le répéter ? Les Vardens n'ont absolument aucun intérêt à se mettre la base de la population à dos, puisqu'ils aspirent à la gouverner ! Or, cette base, c'est nous ! Si le peuple se mettait à soutenir massivement l'Empire, ils perdraient probablement toutes chances de réussite, et se feraient balayer. De toute façon, tu crois vraiment que les soldats impériaux se tiennent mieux que les Vardens ?"
La veille encore, deux soldats avaient encore déclenchés une bagarre dans l'unique auberge du village, blessant un villageois. Ces incidents étaient devenus monnaie courante depuis que l'armée avait installé un campement temporaire près du seul pont de la région. Plus que faire peur aux brigands et autres vauriens, ils terrorisaient la population locale qui évitait le plus possible la zone, et en profitaient souvent pour faire payer des taxes abusives aux nombreux marchants qui y passaient, alors qu'ils se rendaient d'Uru'Baen, la capitale, à Dras-Leona, une des villes les plus importantes de l'Empire. C'était la route la plus directe et la plus sure.
"N'empêche. Je suis pas rassurée ici."
Ils étaient partis ramasser du bois mort, pour préparer des fagots pour l'hiver qui approchait à grand pas. Noven connaissait parfaitement la forêt; se perdre était hors de propos, et les bêtes sauvages telles que les loups avaient mystérieusement disparus depuis plus d'une dizaine d'année. Le soleil, haut dans le ciel, éclairait les arbres aux teintes d'automne. Mais Sarah se plaignait encore. Ils étaient deux, pas du genre à attirer des brigands, que craignait-elle encore ?
"Tu m'énerve. C'est toujours pareil avec toi, tu ne rate jamais une occasion de te plaindre et de te lamenter. Je te le répète, on ne risque rien ici ! RIEN !"
La réplique acerbe de sa sœur, à propos une bûche et l'anatomie de son frère, fut interrompue par un concert de casseroles et de chants paillards. Alors qu'elle blanchissait encore, virant couleur craie, elle tourna les talons. Avant qu'elle n'ai eu le temps d'esquisser un seul pas, Noven l'avait attrapé par le bras, lui sifflant dans les oreilles :
"Idiotes ! Ce sont des impériaux ! Tu veux vraiment qu'on rentre à la maison sans bois, et que l'on meure congelé pendant l'hiver ?"
Se retournant, blême, Sarah aperçut effectivement, au détour du chemin, une tunique, pourpre, couleur de l'Empire, rapidement suivie d'une dizaine d'autres. De toute évidence, la patrouille avait encore abusé de mauvais vin, et ses hommes s'étaient encore perdus dans les bois, complètements ivres, en plein milieu de l'après midi. Encore. S'ils n'avaient pas été sur le chemin menant à la clairière remplie de bois mort où Noven avait formé un grand tas de bois mort, les jeunes gens auraient soigneusement évité la rencontre en repartant dans l'autre direction, ou en s'éclipsant dans les taillis. Mais cette fois, le chemin était bordé d'un coté par un haut talus qu'ils ne pouvaient pas monter sans se faire repérer, de l'autre, par un rocher qui n'offrait aucun abris. Ils allaient devoir croiser les soulards, en espérant qu'aucune blague stupide ne leur traverse l'esprit, déjà mal tourné les rares fois où il n'était pas noyé dans l'alcool.
"Essaye de ne pas leur montrer pas que tu as peur, et tout ira très bien, ne t'inquiète pas."
Étrangement, cela ne rassura pas Sarah le moins du monde, et son angoisse monta encore d'un cran. Les soldats étaient maintenant juste devant eux. Noven retint son souffle.
Un rang. Deux rangs. Trois. Aucune réaction. Les soulards ignoraient superbement les deux bouseux qui les croisaient.
Dernier rang. Noven se décontracta.
Le dernier soldat croisa du regard Sarah. Regard qui descendit rapidement vers la chair que laissait entr'apercevoir sa robe rappée.
"Eh, les mecs ! Zabez vu ce zoli zoziau ?"
Noven jura. Le groupe s'arrêta. Se retourna vers la jeune femme. Une idée apparue dans leur esprit pervers, et un large sourire édenté parcouru la meute des soldats. Les esprits commençaient à s'échauffer, alors qu'ils approchaient avec un air et des commentaires sans équivoques.
"Ze lui montrerai bien le mien, de gros zoziau !
- Tu devrai pas te balazer toute seule dans les boiz, tu zai petite ?
- Viens voir par là, je vais te montrer ce qu'est un homme..."
Noven tira tant bien que mal le bras de sa sœur.
"Tu vois, LA c'est le moment où il faut avoir peur et s'enfuir en courant comme des dingues dans les bois ! COURS, MERDE !"
La peur est une émotion étrange. Elle stimule le corps de plus en plus, ignorant fatigue et douleur, et embrouillant l'esprit, souvent dans des situations où les facultés intellectuelles peuvent être utiles. Mais une fois muée en terreur, en général lorsque courir tout droit sans s'arrêter s'avère être la meilleure solution, une fois terrorisé le corps se tétanise, mettant ainsi son possesseur dans un embarras notable, et qui se solde souvent par une mort violente et douloureuse.
Sarah ne bougeait toujours pas. Elle n'était même plus capable d'aligner deux pensées, contrairement à son frère qui, lui, restait atrocement lucide et appréhendait parfaitement le désastre qui se présentait.
Le premier soldat, un mastoc tout en muscle, bouscula Noven et l'envoya dans le talus sans même lui jeter un regard. Au sol, et sans réfléchir, le jeune homme attrapa la première chose qui lui tomba sur la main, à savoir une lourde branche, et assena de toute ses forces un coup sur l'homme qui lui tournait maintenant le dos. Le temps semblait se ralentir. Le bout de bois toucha entre le col de la brigantine et le casque, brisant net la nuque et envoyant le soldat mordre la poussière.
Deux soldats, parmi les moins éméchés, tirèrent leur épée du fourreau, et s'avancèrent pour venger leur camarade tombé au combat.
Le premier coup, trop court, fut aisément esquivé.
Le second enfonça profondément la lame dans la branche.
Le troisième ripa sur l'épée bloquée, et alla trancher net le pouce de son possesseur, imprudemment parti sans gants.
Le quatrième se présenta comme un coup de branche dans la tête, libérant Noven de ses deux adversaires, qui se tourna vers sa sœur.
Celle-ci, toujours ébahie et stupide, avait vu venir sans réagir une demi-douzaine de soûlards détachants déjà la ceinture qui tenait leurs chausses. Ce n'est qu'une fois qu'ils la saisirent qu'elle prit conscience de ce qui l'attendait, et manifesta son désaccord à l'aide de grands cris suraigus. Plus qu'attirer de l'aide, elle concentra encore plus l'attention des six hommes, qui réfléchissaient maintenant à la meilleure manière de la faire taire. Manière qui prit rapidement la forme d'un bâillon, fabriqué à partir d'une partie de la robe de la jeune femme, de moins en moins habillée.
Noven profita de la distraction des soldats pour récupérer une épée au sol et les attaquer. Malheureusement, un des blessés parvint à alerter la cible de l'assaut du jeune homme, alerte qui se présenta sur la forme d'une interjection mélangeant habilement son ascendance et une fille de joie. L'homme se retourna juste à temps pour esquiver le coup d'épée malhabile, tirer son épée du fourreau, et assener à Noven un magnifique coup de taille qui aurait suffit à décapiter un cochon. Le temps que le soldat se demande pourquoi il manquait une bonne moitié à son épée, il avait un couteau à dépecer planté dans la gorge, alors que son possesseur se ruait pour sauver sa sœur.
Sarah parvint à se libérer un bras, et assena direct du gauche au violeur le plus près. Hélas, son poing, bien que porté par l'énergie du désespoir, percuta le haubert, lui arrachant à peine un rictus méprisant. La jeune femme compensa alors son manque de force par la prise d'une partie sensible, puis son broyage sans pitié. Le soûlard s'effondra dans un râle d'agonie.
Soudain, les soldats restant remarquèrent enfin le carnage qui les entourait. Retrouvant leurs réflexes militaires, ils changèrent de stratégie. En un clin d'œil, la situation du frère et de la sœur passa de 'Désespérée' à 'Catastrophique' : trois des soldats épée au clair faisaient face à un Noven désarmé, tandis qu'un quatrième avait placé la gorge de Sarah entre lui et sa dague.
Une demi-seconde pls tard, le jeune homme était au sol, roué de coups par des bêtes enragées et avides de sang, pendant que Sarah perdait ce qui lui restait de vêtements, arrachée par une main indélicate et pressée d'en finir.
Alors qu'un rideau sombre se tissait devant ses yeux, Noven, priant dans le noir, entendit une voix profonde retentir et rouler dans l'obscurité.
"Aide-toi toi même, et on croira que le ciel t'a aidé..."
Il y eu un éclair blanc. Puis ce fut les ténèbres.
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"Ralph, tu les as trouvés ? Mon dieu ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Je ne sais pas. Je les ais retrouvés dans la forêt. Sarah était complètement nue, je suis sûr que ces salauds ont essayés de... Ces salopards ! Si seulement je savais qui...
- Ne pense même pas à la vengeance, ce sont des Impériaux ! Leur parole fait loi, ils nous tueraient avant qu'on ait le temps d'ouvrir la bouche !
- Tu n'y es pas. Ils étaient entourés de cadavres de soldats, salement brûles. Ils sont pas morts de manière conventionnelles, Berthe, ça, je peux te l'assurer. Et il n'y a pas de Vardens dans la forêt, j'en suis sur. Donc, ce magicien...
- Tu veux dire que ce serai lui qui...
- Tais-toi ! Il a bougé. Il se réveille..."
Noven ouvrit les yeux. A travers le brouillard, il devina, penchés sur lui le visage de son père, Ralph, et de sa mère, Berthe. Tout était flou dans sa tête. Il savait que quelque chose d'important était arrivé, mais il n'arrivait pas à retrouver quoi. Il était allé chercher du bois, dans la forêt, et il parlait de peur et de soldats avec sa sœur, lorsque... Il se redressa en criant :
"SARAH !"
Haletant, paniqué, il regarda autour de lui, et mit une éternité d'une seconde pour reconnaître les lieux. Il était dans la pièce principale de la chaumière où ils vivaient. Dans un coin, sur un autre lit de paille, une forme blafarde était roulée en boule, tremblante et geignante. Sa sœur...
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Trois jours avaient passé. L'état de Sarah ne s'était pas arrangé, et semblait, même, aller de mal en pis. Depuis trois longs jours, trois longues nuits elle ne dormait plus, ne mangeait plus, ne parlait plus, et restait à gémir en position fœtale dans un coin de la pièce.
Le reste de la famille était assis autour de la table, sans bouger. La table était mise, mais les assiettes étaient encore à moitiés pleines. Pas un mot n'était échangé. On se dévisageait.
Berthe, d'abord. Une paysanne blonde et petite, à la physionomie toute en largeur et en force, et au caractère effacé et l'intelligence simple des gens simples, qui prenaient la vie comme elle venait.
Ralph, ensuite. Un colosse à la crinière de feu, au caractère d'acier trempé et au regard du même métal, au bras de la largeur d'une bûche et au torse qui semblait, parfois, devenir une forge des Titans qui s'animait pour cracher du métal en fusion sur l'objet de son courroux.
Enfin, le brun Noven, Noven le maigrelet, Noven le rêveur, qui se demandait parfois comment ses parents avaient fait pour enfanter un fils aussi dissemblable d'eux.
Ralph frappa violemment de son poing massif sur la table de chêne. Les volets tremblèrent. Une assiette de terre fit un bond en hauteur. Un nuage de poussière se souleva tout autour de la zone de l'impact. Sur la fenêtre, un oiseau s'envola.
Eux, ne bougèrent pas d'un cil.
"Il faut faire QUELQUE CHOSE ! Rester là à attendre, ça va me rendre FOU !"
Silence. Un ange passe. Suivi d'une centaine d'autre. Enfin, Berthe brisa le silence, et suggéra d'une petite voix :
"Et si... on allait demander à la guérisseuse une potion pour faire dormir notre pauvre Sarah ?"
Simultanément, et sans se concerter, le père et le fils bondirent hors de leur chaise, et partirent dans la direction opposée. Alors que Noven attrapait un sac et y fourrait dedans une veste en laine et quelques affaires, son père sortait de derrière une planche une bourse, dont il tira plusieurs pièces. Il les jeta au jeune homme, qui parti, sans un mot.
Il traversa la petite cour de terre battue, et s'engagea sur la route, plein nord.
La topographie de la région dans laquelle Noven marchait maintenant d'un pas vif se démarquait par l'absence totale de logique dans l'organisation des activités humaines. Un des exemples les plus probant est Garzla, le seul village à dix lieues à la ronde, qui, jusque dans son nom, respirait l'illogisme. Il fut fondé un peu moins d'un siècle auparavant, par un ancien noble rendu aussi fou que pauvre par la destruction de son fief lors de la Chute, et qui s'installa dans le premier coin tranquille que les survivants et lui trouvèrent. Il y vécu quelques mois, avant qu'il ne succombe à une crise de dépression aiguë, qui s'est manifestée par un magnifique plongeon au bas de la falaise. Puis, contre toute attente, la bourgade s'était développée, totalement anarchiquement, jusqu'à devenir un enchevêtrement inextricable de bicoques branlantes, formant une masse marron indistincte. Maintenant, le village s'étouffait et dépérissait, faute de commerce.
Pourtant, la situation géographique de la région était excellente, et parfaitement adaptée à l'essor d'une ville : la terre était fertile, le gibier, abondant, la rivière, poissonneuse, les pluies, régulières, les températures, clémentes, l'ensoleillement, idéal. Mais surtout, c'était la route reliant Uru'Baen à Dras-Leona, forcée par les aléas du terrain à passer par le seul pont - contrôlé par l'armée - à des lieues à la ronde. Il aurait été avisé, éclairé, judicieux, logique, perspicace, rationnel, sage, de bâtir le village le long de cette route, au niveau du pont, pour créer un fructueux apport commercial grâce aux nombreux marchants itinérants, mais non ! Le village était stupidement placé à un quart de lieu à peine plus au Sud, caché derrière une colline qui détournait de lui un gigantesque flot monétaire.
A vol d'oiseau, Garzla ne se trouvait qu'à une lieue de la maison de Noven, mais entre eux, les caprices de la nature avait creusé une profonde et large ravine, au fond de laquelle coulait la Tarm, tumultueuse rivière qui traversait la région du nord vers le sud. Enfin, tout le sud et le sud-ouest était recouvert par la forêt, qui s'étendait sur des lieues et des lieues. Forêt dans laquelle, malgré l'absence totale d'activités humaines, un commandant borné s'entêtait à envoyer des patrouilles. Patrouilles qui partaient travailler généralement avec une bonne provision de mauvais vin, et qui en revenait inéluctablement complètement plein au camp, non sans avoir saccagé au passage quelques champs, jardins et autres potagers. Toute la population locale espérait qu'un jour, une de ces patrouilles se perdraient dans les bois, et que, les expéditions annulées, on cesserai de détruire leurs récoltes. Mais, toujours, comme guidés par une main salvatrice ou un instinct migratoire, les ivrognes retrouvaient le chemin du campement où, invariablement, des sanctions disciplinaires les attendaient. Ce qui ne les empêchait nullement de recommencer quelques jours plus tard.
Noven marchait donc, sous le soleil qui redescendait maintenant vers l'horizon. Les lieues défilaient sous ses pas; la falaise et la rivière lui avait fait faire un détour d'un peu plus de trois lieues vers le nord. Comme il approchait de la route principale, la route se bordait de plus en plus de champs cultivés. A cette période de l'année, ils étaient tous en friche, et déjà des hautes herbes les envahissaient.
Noven atteignit la route principale un peu avant le pont sur la Tarm. Prit d'un doute, d'une crainte même, il stoppa. Et si des soldats avaient survécus ? Et le reconnaissaient ? Avec un bout de tissu qu'il avait dans son sac, il se confectionna un bandeau qui lui couvrait tout le haut du crane, et avança, la tête baissée, espérant de tout cœur que les sentinelles ne serait pas trop alertes. Cependant, il traversa le pont sans même voir aucun soldats, tous étrangement absents. Le jeune homme ne s'attarda pas dans la zone, puis, quittant la route principale, il s'engagea sur une autre, plus petite, qui redescendait vers le sud en direction de Garzla. Au bout d'un quart d'heure, il arrivait en vue du village.
Le système politique mis en place dans la région depuis la création du village était simple : il y avait un maire, choisi à vie parmi les notables, par les notables, pour gérer les affaires des notables. Quant celui-ci devenait gênant, on l'assassinait, puis on en choisissait un autre. Ainsi, les mandats municipaux ne dépassaient guère les cinq ans. Rare étaient ceux qui s'était souciés du bas peuple. Ainsi, plus de cinquante ans auparavant, un maire fraichement élu avait tenté de réformer l'urbanisme de Garzla, et d'établir un cadastre. Il n'eut le temps que d'établir le tracé de la rue principale, avant que son mandat ne prenne prématurément fin, au bout de seulement quinze jours. Il n'y avait donc officiellement qu'une rue à Garzla, mais, en pratique, des bâtiments de rondins et de chaume avait poussée dans tous les sens, créant ainsi un dédale de ruelles tortueuses et étroites, idéales pour se cacher, se faire couper la gorge, ou encore se faire arroser depuis une fenêtre d'un étage.
Un autre maire avait tenté d'instaurer un système innovant et pratique, jusqu'alors inédit, j'ai nommé l'eau courante. Le principe était simple : une roue à aubes, placée sur la Tarm, fournissait de l'énergie à une pompe, qui envoyait de l'eau dans des tuyaux jusqu'à un réservoir au dessus du village. Puis, l'eau était acheminée jusqu'à des fontaines partout dans le village. Si l'idée était bonne, il s'avéra que le système mis en place, après plusieurs mois de labeurs et d'impôts excessifs, ne pouvait pas fonctionner pour deux raisons : le village était trop haut, le débit de la rivière trop faible, et les tuyaux fuyaient. On jeta le maire dans son réservoir vide, et on l'y oublia. C'était trente ans auparavant, et il y était encore.
Noven traversa le village, et s'arrêta d'abord chez le boulanger du village, autre bizarrerie de la région. Ici, le four n'appartenait pas au seigneur de la région (puisqu'il n'y en avait pas), mais à un notable, qui le louait à prix d'or. Un paysan plus malin que les autres avait passé un accord avec ce notable, pour ouvrir une boulangerie à proximité. Paysan qui s'était très vite enrichi sur le dos de ces ex-confrères, et qui avait rejoint le rang des notables. Il avait ensuite rapidement embauché un ouvrier, qu'il payait - littéralement - une bouchée de pain, afin qu'il tienne la boutique. Noven entra donc dans l'échoppe, et en ressorti avec un pain de dix livres, qu'il mit dans son sac. Poursuivant sa route, il s'arrêta ensuite chez le forgeron, pour remplacer son couteau à dépecer, 'perdu' dans la forêt. Il hésita, puis s'acheta également une dague à double tranchant, de six pouces de long et un et demi de large à la base, ainsi qu'un petit fourreau, simple morceau de cuir cousu et percé pour la ceinture. Noven glissa l'arme sous sa chemise, et sorti du village, en direction de la maison de la guérisseuse. Crainte par les paysans, méprisée par les notables, décriée par tous, elle tenait un commerce d'élixirs, de potions et d'onguents - qu'elle disait magiques - florissant et très rentable. Elle gardait jalousement ses secrets de fabrication, se conservant à la fois du bucher et de la pauvreté.
Elle habitait une chaumière délabrée et lugubre au sud-ouest du village, habilement dissimulée dans un petit bosquet. Noven s'approcha de la porte, et leva le poing pour frapper. Le battant s'ouvrit avant qu'il n'atteigne le bois. Une odeur acre et fétide lui prit les narines.
"Je t'attendais. Rentre, mon garçon, rentre vite..."
La propriétaire de la voix était une petite femme, décomposée, ratatinée, à qui on n'aurait même pas serrée la main de peur de la lui arracher par mégarde. Son visage, couleur anis, était perclu de verrues semblables à des champignons. Ses yeux acérés paraissaient regarder à travers ses interlocuteurs. Sa bouche, arborant trois dents déchaussées, rappelant des pierres tombales par l'aspect et par l'odeur, était surmontée par un nez en forme de serre, si long qu'il projetait une ombre sur toute une moitié du visage. Enfin, le tableau était complété par une sorte de robe noire rapiécée, ainsi qu'une capuche, en permanence rabattue sur sa tête et qui aurait dissimulé habilement ses cheveux - si elle en avait eu.
"Vous... m'attendiez ?"
La tête de l'épouvantail passa à travers l'ouverture, regarda de part et d'autre, puis un bras, étrangement fort, sorti à son coté pour tirer le jeune homme à l'intérieur. Ce dernier, surpris, ne se défendit pas. La porte claqua derrière lui.
"Ne reste pas dehors, pauvre sot. Il ne faudrait pas qu'on me voit te parler, ce serait mauvais pour les affaires. Tu cherche un somnifère pour ta sœur, n'est-ce pas, moineau écervelé ?"
Noven promena son regard sur le contenu de la pièce dans laquelle il se trouvait maintenant. Il y avait là chaudrons, herbes séchées de toutes sortes, bocaux remplis de... choses..., un feu ronflant dans la cheminée, malgré la chaleur de l'extérieur, un assortiment d'ustensiles qui auraient fait peur à un bourreau, ainsi que des...
"Tu rêve, garnement ? Tu es venu pour ta sœur, ou pour explorer ma masure ?
- Mmh ? Oui, il me faut un somnifère pour ma sœur. Elle ...
- Je sais ce qui s'est passé. Inutile d'inventer du baratin, elle s'est presque fait passée dessus par toute une patrouille de soldats. Tiens, tu lui donnera quelques goutes de ça, tu lui fera mâcher ça, ainsi que ça, pour dormir..."
En parlant, elle attrapait des fioles remplies de liquides saumâtres et des herbes décolorées, et en chargeait les bras du jeune homme, qui interrogeait la vieille sorcière, de plus en plus inquiet :
"Comment vous savez ?"
Elle s'arrêta dans son mouvement pour attraper quelque chose sur une étagère en hauteur, et se tourna vers lui.
"Noven. Premièrement, on dit 'S'il-vous plait, auriez-vous l'obligeance de me renseigner sur la manière dont ces renseignements vous sont parvenus.' Ensuite, je te ferai remarquer que tout les magiciens à dix lieues à la rondes ont dus remarquer ton intervention si mal dosée. Sort impressionnant mais peu efficace et très gourmand en énergie, ce qui aurait du te tuer, d'ailleurs. Tu as un potentiel énorme, pour avoir survécu. A ta place, je rejoindrais les Vardens rapidement. Tu as un peu de temps, je me suis arrangé pour que l'unique survivant de l'attaque soit incapable de mettre un nom sur ton visage, mais ca ne va pas durer. Bonne chance !"
Elle le poussa à l'extérieur, et ferma la porte. Abasourdi, il resta quelques minutes stupide, sans bouger, sur le seuil. Puis il se remit en route
Il avait déjà dépassé Garzla quand il se rendit compte qu'il avait oublié de payer.
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Ruminant ce que la guérisseuse lui avait dit, il marchait machinalement sur la route. Il arriva sur le pont, sans déguisement. Il aurait suffit qu'il passe quelques minutes plus tôt ou plus tard, mais, de toute évidence, le destin en avait décidé autrement. Gesticulant au milieu d'un groupe de soldat, le survivant de la patrouille tentait de décrire la 'chose' qui avait décimer ses compagnons, lorqu'il apercu Noven en train de s'engager sur le pont. Ses yeux s'écarquillèrent, les mots se perdirent dans sa bouche, la pression de son sang rouvrit ses blessures alors qu'il tendait la main vers son agresseur :
"C'est... C'EST LUI !"
Sans chercher à comprendre, sans réfléchir, sans penser à ruser et à faire croire aux soldats à la folie du survivant, Noven se mit à courir, comme un dératé. En plus de signaler aux soldats sa culpabilité plus clairement que s'il l'avait crié, il s'engagea dans la mauvaise direction, repartant sur ses pas vers Garzla. A sa suite, une cinquantaine de soldats, cette fois bien sobres et alertes, avaient engagé la poursuite, tandis qu'un groupe d'autres, plus futés, étaient partis préparer les chevaux.
Noven n'avait jamais été un sportif. D'habitude, il se faisait battre à plat de couture à la course, et ne tenait pas plus d'un quart de lieue avant de devoir s'arrêter, déjà épuisé. Mais la peur lui donnait des ailes, et il parvint à prendre de l'avance sur ses poursuivants. Il s'arrêta, le souffle court, les sens aux aguets. Mais, alors qu'il commençait à se croire en sécurité, un bruit de galop le fit rapidement déchanter. D'autres soldats arrivaient à cheval, et manœuvraient, de toute évidence, pour l'encercler. Noven reprit sa course effrénée dans la seule direction possible, celle de la falaise. Il fut rapidement arrêté par la ravine, profonde d'une quarantaine de pied, où coulait la Tarm. Il tourna la tête fébrilement autour de lui, et se força à se calmer. Soudain, il reconnut le lieu en contrebas.
C'était un endroit où il venait souvent, petit, pour barboter et s'amuser dans la rivière. La rivière, à cet endroit, formait une cuvette de quatorze pied de profondeur, mais de seulement dix de largeur. Il avait déjà songé à sauter auparavant, mais la faible surface de la zone de réception l'en avait dissuadé, tout comme le sol rocheux bien dur qui n'offrait absolument aucun amorti en cas de mauvaise réception.
Il entendit les soldats arriver derrière lui. Sans un regard en arrière, il sauta.
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La chute lui sembla durer une éternité. Pieds en avant, bras croisés sur la poitrine, il percuta la surface de l'eau avec une force inouïe, secouant la vase du fond et lui faisant perdre tout repère. Alors qu'il commencait à suffoquer, sans avoir la moindre idée de la direction à prendre, son pied toucha le fond. D'une grand impulsion, il se projeta hors de l'eau, et en sortie, haletant et complètement épuisé par le stress. Il s'écroula sur la plage de galet.
En haut, les soldats n'avaient rien manqué de la scène.
"Et merde. Il est mort.
- Quoi, tu voulais que ce fils de chienne vive ?
- Ben ouais, quoi, qu'on puisse le torturer un peu, histoire de.
- T'inquiète, je sais où il habite. On va rendre visite au reste de la famille de ce bâtard, et on va finir au passage ce que nos potes avaient pas réussi a faire dans la forêt."
Les soldats éclatèrent d'un rire gras et malsain, puis repartirent en direction du pont. Allongé sur son lit de galet, Noven se mit à sangloter de désespoir. Par sa faute, à cause de son imprudence, sa famille allait se faire massacrer. Et il ne pouvait rien faire pour les en empêcher. Et lui allait mourir là, tout seul, comme un con. Il tenta de se relever. Tomba à genoux, haletant, les membres tremblants. Son pendentif sorti de la chemise, et se mit à balancer sous ses yeux. Au travers du voile de la fatigue qui recouvrait maintenant ses yeux, Noven crut le voir briller. Une hallucination, sans doute. Un son grave bourdonna à ses oreilles.
Ses bras cessèrent de trembler. Sa vision redevint nette. Animé d'une force nouvelle et surhumaine, il se remit à courir. Il couru dans les champs. Longtemps. Sans s'arrêter ni ralentir. Il couru plus vite qu'il n'avait jamais couru.
Il arriva chez lui, alors que les soldats étaient encore à plusieurs lieues.
Il se jeta sur la porte, l'ouvrit avec fracas. En le voyant arriver ainsi, rouge et suant, paniqué et fébrile, les vêtements trempés et sans son sac, Ralph sut d'instinct ce qui s'était passé. Avant que son fils n'ait le temps de dire un mot, il était déjà dans un coin de la pièce, près de la cheminée. A genoux par terre, il arrachait des lattes du parquet, et, du trou ainsi formée, sortie un long objet, emmailloté dans du tissu.
"Papa ! Les.. les soldats ! Ils arrivent !
- Ça va, j'avais compris. Vous devez partir. Maintenant. Je vais m'occuper."
Il déroula le tissu protecteur, et en sorti un imposant fourreau, de plus de cinq pieds de long, renforcé d'acier à un bout, et terminé par une impressionnante garde ouvragée de l'autre.
Interloqués, Berth et Noven regardaient Ralph, sans trop comprendre. De son cotée, Sarah semblait profondément ignorer le monde autour d'elle, ses yeux regardant toujours dans le vague.
"On ne peut pas partir sans toi. Sarah ne peut pas marcher toute seule.
- A ton avis, qu'est-ce que tu crois que les soldats vont faire s'ils trouvent la maison vide ? Ils nous rattraperaient rapidement. Je suppose qu'ils ne sont pas à pied, non ?"
Noven, pâle, acquiesça. Le regard de sa mère allait de son père à lui, de lui à sa sœur, de sa sœur à son père. Elle comprit soudain ce que cette séparation imposerai.
"Sarah restera ici ! Ralph, tu ne peux pas lui faire ca !"
Le robuste paysan posa son épée et serra sa femme contre lui.
"Ma chérie... je crois qu'on n'a pas le choix... Pars avec Noven. Il te protègera. Rejoignez les Vardens, je vous rattraperez après. Je ne peux pas m'occuper de ces salopards avec vous dans les jambes, tu comprend ?"
Elle le repoussa, les larmes aux yeux.
"Tu mens. Tu sais que tu n'as aucune chance contre eux. Je ne veux pas te quitter... Jamais..."
Elle se blotti contre lui, et se mit à pleurer. Ralph, attendrit, s'adressa à Noven.
"J'ai fait une promesse à un ami, il y a bien longtemps. Je lui ai juré de veiller sur toi, et que, le jour venu, je t'enverrai chez les Vardens. Je crois que ce jour, c'est aujourd'hui."
Le visage du jeune homme repris soudainement des couleurs. Il avait saisi le message. Il salua son père de la tête, attrapa un sac, fourra un jambon, une chemise et une corde dedans, prit un briquet et de l'amadou, et parti dans la nuit, sans se retourner, en direction de la forêt. Une force inexplicable, un instinct de survie le poussait à avancer, tout droit, sans ralentir ni regarder en arrière, sans hésitations ni regrets. Il marcha. Le chemin se rétrécit, au fur et à mesure qu'il s'éloignait des zones habitées. Il marcha, jusqu'à ce qu'un pressentiment le fasse s'arrêter, et regarder autour de lui. Il était maintenant sur une proéminence, d'où il surplombait la forêt, et, au delà, les champs. Au nord, une lueur troua la nuit. La lueur devint lumière, la lumière un brasier. Les larmes lui montèrent au yeux alors qu'il devinait sa maison, son foyer, bruler. Il esquissa un pas en arrière.
Puis il disparut dans la nuit. Plein sud.
Vers les Vardens.