Et les étoiles brillaient...

Chapitre 3 : Chapitre 3.

3005 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 24/04/2022 14:07


La pluie tombait drue sur l’Encanto, depuis plusieurs jours déjà. Cela arrivait si rarement, que c’était probablement un évènement, qui serait noté dans les annales du village ; les plus anciens même avaient perdu l’habitude que l’eau tombent en de telles quantités. Cela ne signifiait qu’une chose, Pepa Madrigal allait mal ; tous les Madrigals allaient mal. Il n’y en avait cependant qu’une, qui pouvait influer sur la météo. Le vent soufflait si fort, qu’on aurait cru entendre le démon hurlé dans l’église du village ; cru voir les arbres se coucher ; les animaux gémissaient dans les étables et les maisons. La raison d’un tel ouragan était toutefois compréhensible : Bruno Madrigal avait disparu.


Le village tout entier l’avait cherché sans succès ; de battues en fouilles minutieuses sans aucun résultat. Désormais, il se murmurait des choses à son sujet ; des choses déplaisantes ; des choses blessantes. Il était depuis bien longtemps considéré comme un original ; un fou ; un oiseau de malheur. Peut-être était donc là, la fatalité des choses, qu’il finisse par les quitter ; par vouloir un peu de paix et de tranquillité. Après tout, même au sein de sa propre famille, il avait source de si nombreuses discordes et cible de si peu de confiance. Aujourd’hui, fatigué de chercher en vain, les gens attendaient que passe la tempête ; que se calme le chagrin et la colère de Pepa ; que la vie puisse reprendre son cours habituel.


Il n’y avait cependant pas que les Madrigals qui pleuraient le départ de Bruno. Il y avait quelqu’un d’autres, pour qui la douleur était insurmontable ; quelqu’un qu’il était aisé d’oublier.


Luciana était assise là depuis des heures, sous la pluie battante, à peine protégée par un arbuste qui luttait lui aussi contre les éléments, la tête contre ses genoux ramenés contre son torse. Son visage était humide, tant par la pluie que par ses larmes. Pourtant, seule la salinité de ses pleurs lui brûlait la peau. Au loin, elle entendait son prénom hurler par quelques êtres chers inquiets, mais elle ne voulait pas répondre. Elle souhaitait être seule et loin du monde des vivants. Personne ne voudrait comprendre de toutes manières ; personne ne chercherait seulement à lui demander. La jeune fille renifla bruyamment, essuyant ses yeux d’un revers de manche trempée. Elle posa son regard d’émeraude sur les tombes alignées, comme autant de gardienne du silence et de la mémoire. La plus proche était celle de sa mère et à côté, venait celle de son père adoptif.


Juan Guzmàn les avait brutalement quittés, il y a un an de cela, sans que personne l'ait vu venir ; ni rien pu faire. Il était tombé là, raide et froid, alors qu’il revenait d’une journée de travail. Un dernier sourire offert à sa femme et ses enfants, qu’il avait aimé plus que tout au monde. Non, même Julieta Madrigal et sa magie ne pouvaient empêcher les gens de mourir ; ni de partir. Le constat était d’autant plus insupportable pour Luciana, qui avait ainsi perdu, en si peu de temps, deux de ses repères les plus importants ; elle qui fût déjà si malmenée par la vie.


Luciana ?


La demoiselle Guzmàn sursauta alors, ne pensant pas être retrouvée ici. Personne n’aimait les cimetières, c’était donc là qu’elle avait trouvé refuge ; auprès de sa mère.


Ses yeux verts humides se posèrent alors sur l’intruse, avant de les détourner aussi prestement, pour fixer le paysage. L’autre fille se laissa alors tomber en position assise à côté d’elle, en silence. Elle se coula contre elle, pour lui offrir un peu de sa chaleur et surtout, du réconfort. Et le silence dura ; il dura ce qui sembla devenir une éternité. Le temps s’écoula, comme les gouttes de pluie, avant qu’il ne soit rompu.


Tu n’as pas de travail ? Grinça alors la plus âgée. De choses à soulever, ou des ânes à faire rentrer ? Le ton était chargé de reproche ; il était des plus injuste. Mais le cœur de Luciana saignait tant et plus, qu’il lui était impossible de ne pas se montrer cruelle.


Non. Répondit Luisa avec un calme olympien. Il pleut trop. Elle soupira, avant de glisser son bras, - bien trop musclé pour une enfant de son âge -, dans le dos de son amie. Tout le monde te cherche, tu sais. Elle posa alors sa tête contre l’épaule tremblante de Luciana, en relevant ses yeux bruns sur elle, avant d’ajouter : Tu vas attraper la mort, si tu continues.


Un rire des plus ironique échappa à la meurtrie, avant qu’elle ne daigna regarder à nouveau Luisa. Elle ravala avec difficulté, les amères paroles, qui lui venait aux lèvres. Au lieu de quoi, elle observa sa cadette. Qui aurait pu croire, qu’elle fût la plus jeune, sincèrement ? À neuf ans, Luisa était bientôt plus grande qu’elle et toute son apparence semblait bâtie dans la roche ; sculpté au marteau et au burin. Seul, son visage rond, doux et enfantin pouvait trahir son âge ; son âme.


Depuis sa cérémonie, elle n’était plus la même. Depuis son don maudit, elle n’avait cessé de travailler. Luisa n’était déjà plus une véritable enfant et quelque part, cela blessait la plus âgée plus qu’elle ne l’avouerait. Elle s’était sentie, trahie et abandonnée, par Luisa et par ses autres amies.


Tu devrais rentrer. Dit-elle platement, détournant son regard et tentant de se détacher de la présence étouffante de la jeune Madrigal.


Lucia’… Les yeux de la cadette se remplissaient de larmes douloureuses ; trouvant son amie bien injuste avec elle. Après tout, elle avait été la seule à la trouver ; la seule à savoir où chercher. S’il te plait… Sa poigne herculéenne se raffermit sur l’épaule de l’autre jeune fille. Ne m’en veux pas…


Et le cœur de Luciana céda ; le barrage de la raison se rompit, laissant les flots de sa tristesse et de sa colère se déchaîner. D’un bond, elle se leva en s’arrachant de l’emprise de l’autre demoiselle.


Pourquoi ? Assena-t-elle. Pourquoi ne devrais-je pas t’en vouloir, Luisa ? Ses larmes acides avaient désormais bien du mal à couler ; elle avait déjà tant pleuré. Toi… Isa’… Dolores… Où êtes-vous maintenant ? Qui êtes-vous ? La benjamine baissa ses grands yeux noisettes en direction du sol. Adulées par tous. Saluées et acclamées par l’Encanto ! Qui suis-je pour avoir un quelconque intérêt à vos yeux à présent ? Pour avoir une place dans votre si fantastique existence ?


Les invectives ne cessaient ainsi de pleuvoir, faisant se recroqueviller Luisa un peu plus sur elle-même. Luciana sembla un instant se calmer, le ton baissa, mais pas son flot de paroles.


Où étais-tu quand j’ai eu besoin de toi à la mort de Papa Juan ? Où étiez-vous toutes ? Ses ongles s’enfonçaient toujours plus dans ses paumes, lui meurtrissant les chairs jusqu’aux sangs. Vous m’avez toutes abandonnées. Et papa Bruno… Un gémissement de douleur lui arracha la gorgée ; un son à peine humain tant la douleur était cuisante. Il… Il m’a menti ! Elle tituba un instant en arrière, voulant fuir, mais elle glissa contre une pierre détrempée et perdit l’équilibre.


Luciana !


Luisa se leva dans un bond démesuré, afin de rattraper la jeune fille, avant qu’elle n’ait le temps de tomber et de se fracasser le crâne contre la plus proche des tombes. Jusqu’ici, elle n’avait rien dit, ni relever les yeux durant l’injuste monologue. Maintenant, elle maintenait à grand-peine, l’adolescente qui, épuisée par le désespoir, se laissait enfin aller dans ses bras ; son corps encore secoué par de lourds sanglots, sans larmes.


Luciana… Je suis là, désormais. Lui assura Luisa, à genoux, dans la boue, serrant son aînée dans ses bras ; caressant ses longs cheveux noirs avec réconfort.


Oui, Luciana était injuste et cruelle dans ses propos ; dans sa rancœur. Elle le savait ; Luisa le savait. Elle avait si mal, que tout son monde se soit ainsi écroulé comme un château de carte. Cela aussi la plus jeune le savait. Dans tout ce venin, tout n’était pourtant pas à jeter aux oubliettes. Il était loin, le temps où Luciana lui tressait les cheveux ; la berçait avant de dormir ; jouaient en sa compagnie aux poupées.


Aujourd’hui, c’était Mirabel, qui avait droit aux attentions de la jeune Guzmàn et elle y aurait droit encore longtemps… parce qu’elle n’avait pas reçu de don ! Parce que de ce fait, elle n’aurait jamais le même poids sur les épaules. C’était injuste ; c’était leur réalité. Mesurant sa force et sa détresse, Luisa serra un peu plus Luciana dans ses bras. L’amitié est un luxe, lorsque vous êtes béni d’un miracle ; lorsque vous êtes une fantastique Madrigal. Peu de gens, au final, vous fréquenterons pour autre chose, que ce que vous représentez ; ce que vous êtes capable de faire.


Dans le cimetière, deux autres silhouettes se détachèrent soudain, au milieu des tombes, s’approchant prudemment ; visiblement affligées.


J’ai tout entendu… Murmura alors Dolores, l’air contrit par le flot de paroles de son amie, tout en jouant nerveusement avec ses doigts.


Rentrons à la maison. Déclara Isabelle, saisissant le bras de sa cousine. Et faisons en sorte que ceci n’arrive plus ! Une étincelle de détermination passa dans ses mires obscures. Luisa ?


Cette dernière acquiesça et, tout en se relevant, souleva le poids ridicule de son amie sans tiquer. Le tonnerre se mit alors à gronder au loin, effrayant les fillettes ; telle une menace s’approchant rapidement et rappelant l’urgence de la situation.


Mamà est vraiment mal ! S’effraya Dolores. Vite, rentrons !


Elles se mirent à courir en direction de la Casa Madrigal, où tous les attendaient.


Madre de Dios ! Vous voilà ! S’exclama Alma Madrigal, en les voyant arriver sur le chemin.


Maria Guzmàn passa la porte de la Casita, en courant ; se ruant vers sa fille adoptive, que Luisa venait de déposer, et la serra dans ses bras avec la force d’une mère désespérée.


Mi vida ! Elle inspecta Luciana sous toutes les coutures, cherchant blessures, éraflures ou plaies quelconques. Mais où étais-tu ? On te cherche depuis des heures ! Tu es trempée ! Ce faisant, elle retira les cheveux noirs du visage de la jeune demoiselle.


Je… je… Commença Luciana, hésitante et quelque peu honteuse. Me suis perdue. Mentit-elle alors, pour ne pas accabler sa mère de chagrin. Je pensais… et puis, je ne reconnaissais plus rien…


Ses yeux verts trouvèrent les mires foncées des filles Madrigal, ses amies de toujours. En elle, elle puisa la force et surtout le soutien nécessaire pour soutenir son mensonge. Dans le sourire en coin de Dolores ; dans le battement de cils d’Isabella ; dans le clin d’œil de Luisa. Alors, elle inspira profondément et continua sur sa lancée :


Luisa m’a trouvé et nous avons pu rentrer. Son attention se reposa sur le visage inquiet de sa mère. Je suis désolée, Mamà… Lâcha-t-elle dans un souffle, avant de se jeter dans les bras de cette dernière, la serrant de toutes ses forces ; rejoignant la sécurité de l’étreinte de cette femme qui l’avait accueillie et aimée ; oubliant pour un temps, un peu de sa peine.


Pendant ce temps, Julietta distribua des biscuits à ses filles et sa nièce, afin de les préserver de quelconques risques de refroidissement. Elle termina par Luciana, dont elle caressa les cheveux avec tendresse, avant de lui adresser un de ses sourires bienveillants.


Restez donc dîner avec nous, Señora. Le jour décline déjà et la multitude réconforte toujours. Proposa la matriarche des Madrigals ; elle qui était finalement parvenue à calmer Pepa.


Je ne sais pas. Est-ce seulement raisonnable ? Nous avons déjà bien assez abusé de votre hospitalité pour aujourd’hui. Avança Maria, un air sincèrement ennuyer sur le visage, tout en tenant les épaules de sa fille.


L’hésitation ne dura guère plus, car chaque argument, en défaveur de l’invitation, se trouva contré par la respectable grand-mère. Aussi, le dîner se passa-t-il dans la bonne humeur, la convivialité et une joie relative.


Laissant les adultes parler, Luciana quitta la table et la salle à manger, pour se rendre au salon. Là, elle retrouva Luisa au piano. Sa petite sœur de cœur semblait dans ses pensées. Elle ne jouait pas ; elle se contentait d’effleurer les noires et les blanches du bout des doigts, comme si elle répétait un morceau de musique ; imitant les gestes de son père lorsqu’il jouait. L’adolescente prit place à ses côtés et resta un moment silencieuse, suivant le mouvement hypnotique des doigts de la fillette.


Luisa… Commença-t-elle timidement. Pour ce que je t’ai dit tout à l’heure.


Cette dernière releva alors son regard aux teintes chaudes sur elle, mais il était si froid et si sérieux. Luciana prit alors conscience, qu’elle l’avait atrocement blessée.


Je suis sincèrement désolée. Ses iris émeraudes descendirent à la rencontre du clavier de l’instrument, honteuse de son comportement. J’espère que tu me pardonneras…


Le silence reprit de plus belle, mais pas le morceau de piano muet. Luisa prit la main de Luciana, la serrant avec douceur. Elle lui pardonnait bien volontiers, ne pouvait réellement lui en vouloir, car trop consciente de la véracité de certains propos tenus.


Tu tenais vraiment beaucoup à tìo Bruno, pas vrai ?


L’aînée acquiesça, ravalant avec difficulté, une nouvelle montée de larmes. La main de Luisa se resserra quelque peu sur la sienne.


Lucia ‘… Tu dois savoir que… Commença Luisa.


Mais avant de continuer, elle observa à gauche, puis à droite, cherchant à savoir si elles étaient surveillées. Rassurée, elle se rapprocha de la jeune fille, pour lui chuchoter à l’oreille quelque chose d’inaudible, -sauf pour Dolores-, qui eût l’air de surprendre son amie. Lorsqu’elle fit à nouveau face à Luciana, les traits de son visage étaient tendu en une supplique absolue.


S’il te plait, n’en veut pas à Mirabel. Demanda-t-elle. Elle a besoin de toi.


Les yeux de Luciana s’emplirent de larmes ; mélange de tristesse, d’amertume et de compréhension malgré tout. Elle aurait pu en vouloir à la plus jeune des Madrigals, mais comment en vouloir à une petite fille de cinq ans, qui n’avait même pas conscience d’être peut-être à l’origine d’un drame ? La demoiselle acquiesça avant de répondre :


Mirabel a surtout besoin de toi. De vous tous. Asséna-t-elle amère, mais pas contre la petite fille. Mais je serais avec elle, comme je l’ai toujours été. Je te le promets.


La seconde fille de Julieta baissa ses yeux noisette ; sa paupière inférieure se mit à trembler. Oui, sa toute petite sœur avait besoin d’elle, et elle le savait. Mais elle n’avait pas le temps ; pas la possibilité de prendre le temps. Il lui était impossible de se soustraire aux commandements de son abuela ; à la charge que lui imposait son don et sa position au sein de l’Encanto. Isabela voulait réparer les choses avec Luciana, mais c’était d’une douce et amère utopie.


Luisa frissonna, lorsqu’une de ses mèches rebelles, échappées de son chignon, fût déplacée et repositionnée derrière son oreille, dans une douce et réconfortante caresse contre sa joue d’enfant.


Et, j’ai besoin de toi, Luisa… Murmura, alors la plus âgée, glissa sa main sur son épaule pour venir la serrer contre elle.


La jeune Madrigal releva ses yeux sur sa camarade du soir ; une larme solitaire roulant sur sa joue, symbole de toute son impuissance.


Et moi, de toi… Confessa-t-elle, posant son front contre celui de Luciana, tout en soupirant.


Il semblait n’y avoir aucune issue possible. Demain, Luisa reprendrait le travail ; son rôle capital au sein de la communauté de l’Encanto. Elle soulèverait des montagnes, sans jamais broncher, ni se plaindre et encore moins plier. Demain, elles se perdraient l’une et l’autre.


À la faveur de la nuit, les Guzmàn rentrèrent chez eux. Luciana tenant fermement la main de Mariano, s’accrochant à lui comme à une bouée de secours, tout en regardant Casita, comme si cela était la dernière fois. Et là, à l’appui d’une fenêtre, elle le vit : un rat solitaire paraissant l’inviter. Et elle se souvient des paroles de Bruno.


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