Le dernier mouvement de la danseuse perdue [ Ezarel ]
A quelques jours de la mission « île Kappa » ou plutôt secrètement qualifiée de mission « Kaléo », Miiko convia les chefs de garde pour une mise à jour du plan d’attaque. Lapis avait insistée pour amener avec elle quelques membres de l’Azuréenne. Miiko s’était enflammée au sens propre du terme, en s’exclamant que cette réunion ne concernait que les chefs de garde et rien qu’eux ! Puis ses flammes s’éteignirent progressivement tandis que Lapis étayait ses arguments. Elle était lasse des révoltes de Lazuli, n’en pouvait plus d’elle. « C’est d’accord » avait-elle soupirée.
Il était cinq heures du matin. Dehors, le ciel était encore teinté par le bleu de la nuit. Lazuli s’était réveillée avec difficulté ce matin-là. La fatigue de la mission commençait à se lire sur son visage pâle. Des cernes creusaient ses yeux, ses cheveux de jais avaient perdu de leur brillance, semblaient secs aux pointes. Elle se rinça le visage face à la glace, et se regarda avec sévérité, avec tristesse. « Tu es pitoyable » se murmura-t-elle. « Décidemment, il ne reste plus grand chose de la grande Lapis Lazuli, princesse d’Elefia, beauté promise au trône du plus grand royaume elfique qui ait jamais existé ». Sa voix tremblante était imbibée d’ironie. Ce n’était pas tant les nuits blanches, les entrainements, le travail au sein de la garde, les responsabilités et tout ce qui tournait autour qui tuaient la jeune elfe à petits feux… mais la simple pensée de perdre Kaléo. La disparition de tout ce qu’elle n’eut jamais possédé, son peuple, sa famille, son royaume, l’avait traumatisée à vie, pourtant elle s’en remettait progressivement. Mais perdre son enfant… Elle eut des vertiges en imaginant l’issue la plus probable de cette mission, celle qui se solderait par la mort de son ange. Des palpitations la reprirent. Elle se remit une giclée d’eau froide sur le visage, qui tâcha de resserrer tous les pores de sa peau, de la glacer jusqu’aux os.
-Il faut y aller ! se dit-elle d’un faux entrain. C’est la dernière ligne droite et après…
Elle s’adressa un sourire franc cette fois-ci, en chassant l’unique larme qui coulait le long de sa joue creusée.
-Et après je ferais ce qu’il me reste à faire.
Elle sortit vite en claquant la porte.
Une fois arrivée à la salle de Cristal, elle vit que tout le monde était déjà là. D’un coup d’œil rapide elle vérifia que tout le monde était bien là. Elle vit évidemment les trois chefs de garde, Leiftan, Miiko, et sans surprise le couple Kappa, ainsi qu’Aijirō, le yokai. Miiko avait bien tenu sa promesse en les conviant à la réunion.
-Excusez mon retard, dit hâtivement Lazuli en prenant place entre Ezarel et Valkyon, et face à Aijirō.
-Vous êtes excusée, fit Miiko. Nous pouvons désormais débuter la séance. Comme Leiftan et moi-même l’avions demandé, nous avons bien reçu les plans des quatre chefs de garde. Il s’agit maintenant de les présenter et de sélectionner celui qui est susceptible de nous mener vers la victoire. Quelqu’un souhaiterait-il débuter la séance.
Lazuli hocha la tête avec détermination. Ezarel lisait dans ces yeux tristes qui avaient tant pleuré, une flamme d’espoir. Elle était faible, cette flamme, dégageait une chaleur tiède. Il s’agissait maintenant de la nourrir pour qu’elle brûle de nouveau le monde. « J’y arriverai » pensa-t-il très fort.
-Après avoir rencontré et cerné les membres de ma garde, commença Lazuli, j’ai compris que la difficulté majeure ne serait pas du tout de l’ordre de la cohésion ou de la force. L’Azuréenne est étonnamment puissante et étonnamment soudée. Les difficultés sont uniquement d’ordre topologiques, c'est-à-dire que toute la réussite de la mission reposera sur l’appropriation que l’on se fera de l’espace, et l’usage que l’on fera, ensemble, de nos pouvoirs. Azu et Alia ici présents, rescapés du drame survenu sur l’île Kappa, m’ont énormément éclairé sur la nature de l’île. Ils sont d’ailleurs ici pour nous en faire part.
Lazuli posa son regard sur le couple Kappa, qui sourit. Ce fut Azu qui prit la parole.
-Nous tenons tout d’abord, Alia et moi-même, à remercier la garde d’Eel, et tout particulièrement Miiko, d’avoir permis au projet de l’Azuréenne de se concrétiser. Ce qui est arrivé à mon peuple, tout comme au peuple de Lazuli, est d’une peine ineffable. Et ce projet est une vraie revanche sur la vie.
Miiko sursauta inconsciemment quand elle entendit les mots d’Azu. Alors que toute l’île avait été ravagée, qu’Eel n’était même pas intervenu, il la remerciait ? Elle se ressaisit soudainement. Elle devait ranger sa culpabilité, elle penserait à tout cela plus tard.
-Après le passage des Hüns sur l’île, toute la végétation a été simplement brûlée, fit-il. La terre est donc très poreuse, et le paysage n’est plus qu’une plaine sans relief. Il est donc impossible d’utiliser la végétation comme atout stratégique, et les pouvoirs de Lazuli seront inutiles car il n’y a plus aucune ronce…
-En plus de cela, poursuivit Alia, l’île se trouve au cœur de l’Océan, il faut donc trouver un moyen d’y arriver rapidement, et surtout, d’arriver sur l’île avant de se faire repérer. Et ce sera très difficile à cause d’un unique élément, qui est…
-Le Faucon, jura Lazuli en tapant du poing sur la table.
-Il peut planer au-dessus de l’Océan et prévenir les Hüns de notre présence une heure avant que l’on touche la terre, expliqua Azu. L’ennemi n’aura plus qu’à nous attendre et nous hacher menu…
-Et dire qu’on l’a laissé filer l’autre jour ! rugit-elle.
« Elle ne s’en est pas vraiment remise, » pensa Valkyon en soupirant.
-On ne peut visiblement pas traverser l’Océan par bateau, on se ferait repérer trop facilement, expliqua Alia.
-Nos plans sont donc impossibles à appliquer ?! s’exclama Nevra.
-Il va falloir trouver autre chose qu’un aller simple en bateau, en effet, posa Lazuli. Ou bien éliminer le Faucon avant d’attaquer.
-Impossible d’éliminer le Faucon, oubliez, posa Ezarel qui jusque-là était resté silencieux.
Il était nonchalamment assis, une de ses jambes ramenée sur son genoux, les yeux dans le vide, les cheveux soigneusement coiffés dans un coiffé-décoiffé. Lazuli regarda son visage. Regarda ses lèvres.
Je ferai de toi ma famille…
Elle frissonna en repensant au baiser qu’ils avaient partagés.
Aux promesses qu’il lui avait faites.
Elle se demanda un instant comment leur histoire allait se finir…
La voix de Valkyon la retira brutalement de ses pensées. Sa voix grave avait tinté dans l’air comme une grosse cloche d’église.
-Je ne vois pas vraiment comment on peut s’en sortir dans ce cas-là, dit Valkyon les sourcils tellement froncés qu’ils se touchaient.
-Les Hüns sont des nomades, dit Nevra, ils ne comptent pas rester sur l’île Kappa toute leur vie. Nous pourrions attendre qu’ils se déplacent ?
-Non ! cria Lazuli violemment. On ne veut pas plus de victimes. Tout le monde a assez souffert comme ça…
Dans son élan, elle s’était levée en poussant sa chaise lourde. Quand elle se rendit compte de sa réaction un peu trop forte, elle se rassit. La discussion était extrêmement sérieuse et tendue.
-Que nous proposes-tu Lazuli ? demanda Miiko.
Tous les yeux se focalisèrent sur elle. Elle était leur unique espoir.
-Si j’ai convié Aijirō, ce n’est pas par hasard.
Celui-ci sourit d’un air enjôleur. Ses oreilles de renard bougèrent, comme s’il était aux aguets.
- Aijirō ici présent, venu des lointaines terres Chijap, est un yokai, un démon maître de l’eau, de la terre et du feu. Mon idée, si elle ne dépasse pas ses capacités, serait qu’il dresse une bulle d’air et qu’il nous conduise tous vers l’île Kappa.
Tout le monde écarquilla les yeux.
-Pouvez-vous faire cela ? demanda Leiftan à Aijirō
-Rien n’est impossible pour un yokai, répondit-il d’un ton détaché en prônant la suprématie de sa race.
Tout le monde vit en lui en cet instant présent un réel dieu. Lazuli leva les yeux au ciel.
-Mais il y a une centaine de kilomètres qui séparent Eel de l’île Kappa ! Vous ne pourrez pas marcher jusque-là ! s’exclama Alia les étoiles dans les yeux.
-La distance n’est pas un problème, dit-il en lui adressant un sourire mielleux. Mais pour gagner du temps, princesse Lazuli est là.
Lazuli se retint de l’étrangler, et dit :
-Je peux imaginer une sorte de véhicule dont les ronces seraient les roues. Je n’aurai qu’à faire avancer tout le monde à l’aide de mon pouvoir, et Aijirō nous permettra de respirer à l’aide de la bulle d’air. Le sable n’est pas le terrain le plus stable pour les racines, mais on fera avec cela.
Tout le monde avait le souffle court. Un silence s’installa. Ezarel regarda Lapis et lui dit avec une pointe de peur mal dissimulée :
-Tu n’es pas obligée de faire ça.
-Je connais bien l’étendue de mes pouvoirs. Ne t’inquiète pas pour moi.
Elle n’était pas sur la défensive pour une fois. Mais il était de l’ordre de son devoir de mener à bien cette mission. Sa propre vie en dépendait.
-Tu vas t’épuiser à en mourir, insista-t-il. Ton pouvoir est puissant mais de courte portée. Trouvons autre chose on a toute la journée pour chercher.
Sa voix se faisait suppliante.
-Non, Ezarel. On n’a plus de temps, répondit-elle en baissant les yeux.
-Tout le monde est d’accord avec le plan de Lazuli ? demanda Miiko pour accélérer le débat.
Tout le monde.
Sauf Ezarel.
Lazuli vit que Valkyon était également d’accord avec son plan. Ou bien il avait extrêmement confiance en elle. Ou bien la mission était plus importante que sa propre vie.
-Nous pouvons passer au plan d’attaque donc, dit Leiftan.
Nevra prit la parole :
-Nous pourrions attaquer au niveau des quatre points cardinaux. Chaque zone serait ainsi ciblée, et les Hüns seraient pris de court.
-On ne peut pas, répliqua Aijirō. Je ne peux pas me démultiplier et faire en sorte que des troupes apparaissent d’en dessous de l’eau sur quatre points différents. En plus ce serait inutile car ce n’est pas cet agencement qui est le plus stratégique.
Nevra grinça des dents mais ne répondit rien. Il était vrai qu’on avait vu mieux comme plan.
Soudain, Ezarel sorti de nouveau de son silence, demanda :
- Aijirō, avez-vous le pouvoir de faire passer l’eau à l’état solide ?
-Je suis maître des éléments, dit-il sans aucune modestie, une telle fantaisie est tout à fait à portée.
-Si on attirait les Huns vers l’eau, et que l’eau se gèlerait sur leurs pieds, on n’aurait plus qu’à les éliminer avec facilité.
-Ce n’est pas mal ça ! s’exclama Lazuli
Tout le monde s’enthousiasma un instant, pensant être sur la piste qui mènerait vers la victoire. On servait déjà les lactés mielleux que Miiko fit part de ses inquiétudes :
-Je ne pense pas que les Hüns vont se ruer tête baissée sur nous comme des bêtes. Ils sont stupides, mais peut-être pas à ce point.
Lazuli voulait se mordre les doigts. Miiko avait tout à fait raison. Il fallait trouver autre chose.
-Vous êtes sûrs qu’il n’y a plus aucun arbre sur l’île ? demanda Lazuli en s’adressant au couple Kappa.
-Les dernières images qu’on a eues de l’île étaient celles d’un incendie généralisé. Je doute qu’il ne reste quelque chose de la forêt… répondit Azu.
-J’aurais pu dresser une prison sur l’ensemble de l’île à l’aide des ronces ! Ça les aurait tous anéantis… soupira-t-elle
Tout le monde se tut un instant. Un silence de réflexion s’imposa.
-Et si on attaquait tout simplement frontalement ?
Tout le monde regarda Valkyon avec curiosité.
-Cette idée m’étonne un peu de toi, dit Leiftan.
-Ça peut paraître simple, mais ça peut être également très efficace, expliqua-t-il. On met les archers en dernière ligne, les obsidiens en première ligne. La garde de l’ombre s’éparpillerait pour attaquer avec discrétion et efficacité. Les membres de l’absinthe ne seraient pas très nombreux mais seraient là pour soigner et brouiller les pistes à l’aide de leurs potions. Et finalement, les membres de l’azuréenne seraient là pour déstabiliser l’ennemi, avec des techniques d’attaque aussi diversifiées qu’efficaces. On peut les mettre en première comme en dernière ligne selon les profils. Il faut se dire que si l’on fait un plan trop organisé, ça ne marchera jamais car les Hüns sont anarchiques et n’ont aucune stratégie. Autant agir de cette façon : facile et efficace.
Un cri aigu sortit de la bouche de Lazuli qui cria :
-Ils vont tous crever !! On a notre plan !!
Elle se rua sur Valkyon et le prit dans ses bras devant tout le monde, sans aucune contenance. Ezarel détourna le regard. Il était impossible de savoir s’il était plus triste que fâché ou plus fâché que triste.
Quelques minutes plus tard, tout le monde avait confirmé le plan, et les lactés mielleux circulaient à flots.
-Et pour Widar ? Comment on lui règle son compte ? demanda Aijirō, très lucide sur la situation.
-Lui, c’est mon affaire personnelle, dit Lazuli en buvant son cinquième verre. Et personne n’y touchera. Il est à moi.