Le Sacre
LE FILS PRODIGE II
La destruction effectuée sur la zone 23 sembla pleinement satisfaire son père.
Piccolo Daïmao en décida même que cette stupide réunion était terminée et qu'ils pouvaient tous rentrer chez eux, au grand plaisir de son premier fils. Clavecin échangea quelques mots avec son frère, Touba. Il était toujours en manque d'action, comme on pouvait s'y attendre. L'Ouest avait beau être la région la moins touchée par les destructions, personne là-bas ne semblait décidé à se battre. Depuis la destruction de la capitale, il y a quinze ans de cela, l'Ouest était surtout constitué de zones agricoles peu peuplées et du grand désert qui couvrait sa partie sud. Touba était un amoureux de l'action, il ne pouvait que s'ennuyer sur une zone pareille. Il fit au moins trois fois la plaisanterie d'échanger de territoire avec Clavecin, ce qui devenait une mauvaise habitude avec les années.
Bien sûr, il n'y avait rien de moins intéressant pour lui que de gouverner une zone presque vide où la peste verte promettait de se répandre comme une traînée de poudre. Il avait tout de même fait l'effort de rire jusqu'à leur séparation. Il nota avec intérêt la lassitude perceptible de son frère, mais le quitta assez rapidement.
Il avait traversé le ciel à sa vitesse habituelle. Si bien que lorsqu’il se posa devant le bâtiment qui lui servait de quartier général, l’après-midi commençait à peine à s’éteindre. Le soleil était encore haut dans le ciel mais il projetait déjà des ombres longues et déformées. Orgue s’empressa de se présenter devant lui, claudiquant gauchement jusqu’à se fendre d’une petite révérence.
« Seigneur Clavecin, comment s’est déroulée la réunion avec Seigneur Notre Père ? »
Le gouverneur de l’Est ne fit pas l’effort de sourire. Il s’était résigné depuis longtemps au fait qu’il ne pourrait pas faire oublier à Orgue ses manières outrancières. S’il se sentait mieux à plier les genoux face au moindre démon plus puissant, grand bien lui en fasse.
« Merveilleusement, lâcha-t-il froidement. La zone 23 a été sélectionnée cette année, comme tu l’as sans doute appris, frère.- Bien sûr, seigneur. Peu d’humains ont eu le temps de s’en échapper, mais j’ai pris la liberté d’avertir nos zones les plus à l’Ouest pour se préparer si les humains devaient fuir vers l’Est. »
Clavecin acquiesça brièvement. Il avait bien besoin d’un second aussi méticuleux. La zone 23 n’était pas si proche de la région Est mais elle n’en était pas suffisamment éloignée pour qu’on n’envisage pas l’idée que des humains réfugiés viennent s’installer. Outre ceux originaires de la zone détruite, il y aurait ceux qui ont perdu des terres dans l’explosion, ceux qui auront enfin pris peur de ce qui touchait le monde, ceux qui voudraient fuir vers la Capitale de l’Est, ceux qui voudront rejoindre la résistance. Le démon en étouffa un soupir d’avance.
« Excellent, frère, enchaîna-t-il en entraînant son second vers l’intérieur. S’est-il passé quelque chose durant mon absence ? Avons-nous reçu des informations ?- Aucune, seigneur Clavecin. Nous savons que Dame Harpie préparait une opération d’envergure dans le Sud, mais nous n’avons pas reçu de bilan. J’ai supposé qu’elle ne serait pas présente à votre réunion. »
Tout pompeux et lèche-botte qu’Orgue pouvait se montrer, il n’était pas un imbécile et il savait comment fonctionnait le cercle des démons majeurs aujourd’hui. Clavecin se fendit d’un petit sourire pour confirmer en silence.
« Vous viendrez m’informer du résultat de cette offensive dès que nous l’aurons, même si c’est en pleine nuit. »
Bien évidemment, Clavecin savait exactement ce que sa chère sœur mijotait. Il était même tout à fait certain qu’il connaîtrait le résultat bien avant qu’Orgue ne vienne le réveiller, mais il devait bien donner le change.
« Bien sûr, seigneur. »
Le gouverneur de l’Est ralentit le pas une fois qu’ils furent arrivés aux escaliers étroits qui constituaient le seul moyen de rejoindre les étages supérieurs de l’édifice. Il tourna ses yeux jaune brillants sur le petit démon.
« S’il n’est rien que je puisse faire, je vais me lancer dans une rapide patrouille. Je resterai près de la ville alors envoyez quelqu’un si quelque chose se produit. »
Orgue acquiesça aussitôt et son grand frère s’empressa de s’engouffrer dans l’escalier en colimaçon. Il laissa ses grandes ailes frôler les pierres froides du lieu, se demandant quel pouvait être leur âge. Piccolo Daïmao aurait probablement détruit un tel bâtiment s’il l’avait croisé lorsqu’il s’était déchaîné sur le monde, la première fois. Peut-être n’était-il jamais passé par cet endroit, il n’était resté que quelques semaines en liberté à l’époque, il ne pouvait sans doute pas avoir eu le temps de visiter toutes les régions. Ou simplement, l’église n’était pas aussi ancienne que les humains le prétendaient.
Perdu dans ses pensées, il faillit ne pas remarquer la silhouette qui l’attendait dans un coin sombre de sa chambre.
« Tu as pris ton temps », remarqua-t-elle sur un ton amusé.
Son regard tourné immédiatement vers elle, les traits de Clavecin se détendirent visiblement.
« Moi aussi, je suis content de te voir, ma très chère sœur. »
Il lui fit cependant signe de faire silence, l’index sur les lèvres, avant de refermer soigneusement la porte derrière lui. Le temps qu’il se retourne, Harpie était déjà dans ses bras et il les referma sur elle pour la serrer contre lui.
Les deux démons restèrent enlacés de longues minutes, profitant en silence de la chaleur de l’autre. Cela ne faisait que quelques semaines qu’ils ne s’étaient pas vu, mais les séparations devenaient de plus en plus difficiles. Clavecin passa une main dans la touffe de cheveux rouges qui ornait le sommet du crâne de Harpie, puis s’obligea à reculer pour la regarder de bas en haut.
Sa tenue noire était déchirée au ventre, témoignage d’un tir qui n’avait fait que l’effleurer, mais en dehors de ça, sa silhouette longiligne était intacte. Ses écailles – plus sombres que les siennes - n’avaient pas souffert de la moindre éraflure mais il nota que certaines étaient tâchées de sang. C’était concentré sur son bras, il ne s’en inquiéta donc pas. Les lèvres fines de sa sœur s’ornèrent d’un sourire pendant un bref instant, alors qu’il terminait son inspection par les cornes torsadées qui dépassaient de sa courte chevelure, seule raison pour laquelle elle le dépassait de quelques centimètres.
« J’en conclus que l’opération s’est bien déroulée, si tu es déjà là. »
Son sourire se mua en un rictus moqueur et elle se détourna brusquement de lui pour se diriger vers le vitrail le plus proche.
« Toujours droit au fait. Ce fut une catastrophe, j’ai perdu un de mes démons et un autre a été capturé. Celo, tu te souviens ? »
Le nom ne lui disait rien, mais ce n’était d’aucune importance. Il rejoignit en vitesse sa sœur et l’écarta doucement de la fenêtre. Ce n’était peut-être qu’une maigre ouverture que peu pouvaient apercevoir, mais ils ne pouvaient pas prendre le risque qu’elle soit vue. A cette occasion, il laissa son bras dans le dos de la démone et ricana.
« Quel dommage, mais je suis heureux que tu t’en sois sortie sans égratignure. »
Elle faillit rire et eu même un sourire encore plus grand.
« Les Cuivres sont amusants, mais ils n’ont pas la moindre chance contre moi. Je suis simplement… désolée par le résultat. Ces deux démons étaient ce qu’il y avait de plus fidèles à notre cher père, tu le sais. »
Clavecin ne pouvait pas le savoir sans les connaître, mais il en avait douté dès qu’elle lui avait annoncé la nouvelle. Il opina lentement de la tête et tenta d’imaginer la réaction de son père lorsqu’il l'apprendrait. Cela ne serait probablement rien pour lui, il ne semblait jamais choqué par la mort de ses enfants, même ceux qui lui étaient les plus proches. La mort d’Epinette, trois ans plus tôt, l’avait même fait rire quand il avait saisi cette opportunité pour placer Harpie à sa place.
Son fils aîné ne pouvait pas se permettre de penser ainsi, il était plus que cela, plus que Piccolo. Pourtant, il affichait un grand sourire pour sa sœur. Il savait que pour elle, le temps n’était pas au poids des responsabilités, elle avait remporté une semi-victoire aujourd’hui et cela se fêtait. C’était donc à lui seul de supporter la mort de leurs deux camarades et – quand il songeait que rien de tout cela n’avait été fait en vain – c’était relativement facile.
« Si l’on doit bien reconnaître une chose aux humains, c’est qu’ils sont tenaces. Les tiens semblent même devenir de plus en plus téméraires, capturer l’un des nôtres. Cela avait-il déjà été fait ? »
Il croyait bien se souvenir qu’il s’agissait d’une première et Harpie ne lui fut pas d’une grande aide, haussant simplement les épaules pour répondre.
« Pas dans le Sud, pas depuis que j’y suis en tout cas. »
S’il y avait une seule région dans laquelle un tel comportement n’était pas étonnant, c’était le Sud. Clavecin en conclut donc que ce n’était pas arrivé jusqu’ici. Il ne pouvait pas en vouloir à Harpie de ne pas savoir, elle n’était pas née pour s’intéresser à ce genre de chose. Tout comme lui avait hérité d’une très grande puissance pour compenser la mort de tous les enfants de Piccolo, elle avait été conçue à partir d’un désir de vengeance et de violence. Elle n’était donc que cela et se souciait assez peu de ceux qu’elle avait sous ses ordres.
« Gageons que Celo ne leur apprendra pas grand-chose, ou simplement ce qu’ils ont besoin de savoir.- Je me suis assurée de cela, ne t’en fais pas. »
Toute violente qu’elle était, Harpie pouvait faire montre d’une réflexion bien plus poussée que n’importe lequel de ses frères ou sœurs. Elle était – selon Clavecin – la combinaison de plusieurs qualités requises pour prendre le poste qu’elle occupait actuellement. Un cas rares parmi les démons, surtout selon le premier fils de Daïmao. Et dire qu’à l’origine, il s’était méfié d’elle, voyant dans l’amour que lui portait son père une menace pour sa propre place. Cette pensée ne pouvait que l'amuser à présent.
Rien de tout cela n’aurait été possible sans elle.
« J’ai vu que tu as participé à la destruction de la zone 23, tout s’est bien passé ? » demande-t-elle simplement en l’entraînant vers l’intérieur de la pièce.
Il opina du chef en silence. Elle s’en fichait autant que lui et ils le savaient tous les deux. Ce n’était pas réellement de cela qu’elle voulait parler. Un objet attira cependant l’œil de Clavecin avant qu’il ne puisse enchaîner : un petit objet de métal au design humain, posé sur son bureau. Il était couvert de câbles et émettait une lumière faible depuis un minuscule écran.
« Qu’est-ce que…- Oh, c’est à moi ! »
Sa sœur faucha l’objet du bureau et se mit à déplier les câbles – plutôt des fils fins – pour faire apparaître leurs extrémités de plastique. Puis elle s’inséra les bouts de plastiques dans les oreilles et appuya sur quelques boutons de l’objet. Elle commençait déjà à agiter la tête d’avant en arrière, quand elle perçut le regard intrigué de son frère. Harpie se fendit d’un grand sourire et alla presque lui hurler dessus.
« C’est de la musique humaine ! Pour quand je m’ennuie en t’attendant. »
Harpie accrocha l’appareil à une ceinture presque invisible tant sa couleur se confondait avec celle de sa tenue, puis tourna joyeusement sur elle-même pour lui montrer.
« C’est sympa, hein ? »
Avant qu’elle ne rameute tout le bâtiment avec ses cris étranges, Clavecin tira fermement sur les fils pour extirper les écouteurs de ses oreilles. Après son regard d’incompréhension, il lui signe de parler moins fort, un doigt sur ses lèvres. Elle finit par comprendre et désactiva son appareil.
« Tu ne veux pas essayer ? »
L'air amusé de Clavecin et la légère pression qu’il imposa sur ses épaules furent suffisants pour lui faire comprendre et elle rangea soigneusement sa trouvaille. Son grand frère n’avait jamais compris cet attrait qu’elle avait pour les réalisations humaines, particulièrement ce qu’ils appelaient de l’art. Si elle le pouvait, Harpie baignerait dedans en permanence, il suffisait de voir son quartier général une seule fois pour comprendre.
Le gouverneur de l’Est avait d’abord trouvé cela étrange mais il s’y était habitué avec les années. De plus, cela semblait une mouvance générale, selon lui. Plus le temps passait et plus les enfants de Piccolo Daïmao se mettaient à ressembler à des humains, que ce soit physiquement ou dans leur manière de faire. Que son père veuille l’admettre ou non, ceux qu’il considérait comme ses jouets avaient une influence importante sur lui, même inconsciente. Il avait déjà fait la remarque à Harpie qui avait approuvé même sans savoir pourquoi. Elle n’aimait cependant pas qu’on le lui rappelle.
« Décidément, ces humains ont une véritable emprise sur toi. Un cadeau des Cuivres, peut-être ? »
A son regard choqué, elle tentait de déterminer s’il s’agissait d’une plaisanterie ou non. Quand elle comprit enfin, son poing s’écrasa brusquement sur l’épaule de Clavecin et le fit nettement reculer. Toujours aussi susceptible. Il s’affala dans le siège de son bureau avec un rire rauque.
« Idiot, le réprimanda-t-elle doucement. Tu peux parler, de nous tous tu es le pire. »
Il ne répondit pas à la pique, d’autant plus qu’elle était vraie. Il était peut-être le plus vieux des enfants de Daïmao mais il était sûrement celui qui était le moins comme lui. Sans aller jusqu’à se sentir proche des humains, tout de même. Harpie savait tout cela, évidemment. Ils avaient commencés à parler il y a des années de cela, avant même qu’elle ne prenne le poste de gouverneur du Sud. Une bien bonne intuition qu’il avait eue à l’époque. Il avait tout de suite perçu sa force et son intelligence. Elle n’était pas comme les autres.
Cependant, il avait dû faire bien attention pour l’approcher sans dévoiler son jeu trop tôt. Aujourd’hui, il était presque sûr qu’elle s’était doutée de quelque chose immédiatement mais ils n’en avaient pas reparlé. Ce jeu du chat et de la souris avait duré quelques mois, avant que leurs rencontres ne deviennent régulières. Il avait alors envisagé d’en faire sa seconde, ce qui se serait fait aux dépens d’Orgue. Puis, une bien meilleure opportunité s’était présentée à eux.
Il était temps d’arrêter les piques et de revenir à un sujet plus sérieux. Clavecin balaya la remarque d’un geste calme de la main.
« Notre père était déçu de ne pas te voir aujourd’hui, mais pas encore énervé.- Je peux donc encore manquer le rendez-vous de l’année prochaine ? Et peut-être encore un. »
Elle n’avait jamais caché son mépris pour ces réunions ennuyantes, même si la destruction d’une zone complète était à la clef. Qui plus est, cela lui permettait d’accomplir toute sorte de choses pendant que le monde entier – y compris Piccolo Daïmao lui-même – était tourné vers Piccolo Daïmao. Leur père ne s’irriterait sans doute pas immédiatement des absences répétées de sa fille. Il semblait apprécier son tempérament, du moins pour l’instant. Avec lui, cela pouvait changer assez rapidement et il était donc important d’en profiter tant qu’ils le pouvaient encore. Il n’y avait que dans ces jours-là qu’ils pouvaient faire des progrès significatifs.
« Tu peux essayer en tout cas. Mais j’ose espérer qu’il n’y aura pas ce genre de réunion l’année prochaine. »
Il avait lâché la proposition dans l’air avec un calme confondant, s’attendant exactement aux yeux écarquillés que Harpie arborait désormais.
« Tu veux dire… ? »
Clavecin se leva de son siège pour la rejoindre, refermant ses mains sur les siennes telles des serres. Il commençait à les serrer pour y insuffler la confiance nécessaire, mais il vit au regard brillant de sa sœur qu’il n’en aurait pas besoin. Elle était prête et ne pourrait jamais l’être plus. Cela faisait des années maintenant qu’ils se préparaient. Il avait été lent, prudent, attentif à tous les mouvements que ce soit de son père ou des humains. Il était plus que temps.
« Je te promets que nous ne serons pas obligés d’assister à ce triste spectacle l’année prochaine. »
Dans le silence et la semi-pénombre de la pièce, les deux démons échangèrent un lent sourire complice.