Chronique d'une Idylle
Fanfiction DAI- Chroniques d’une idylle
Chapitre II : « Sous les chutes d’Argent »
Nos toiles de tente se tenaient comme des champignons sur la Chaussée de Briathos, secteur tranquille des Tombes Émeraudes où nous avions choisi de passer la nuit.
Des cohortes d’étoiles scintillantes s’étendaient au firmament, veillant sur les bois endormis et sur nos troupes qui l’étaient tout autant.
Je n’étais pas fâchée de voir cette journée se terminer enfin. Cette trop longue journée au cours de laquelle nous n’avions eu de cesse de scruter la forêt, cherchant le moindre signe des prétendus Hommes Libres de Dalatie.
C’était donc harassée de fatigue que je laissais enfin ma tête reposer sur l’oreiller.
Je m’étirais dans mon lit de camp, grignotais toute la place possible, étendant mes membres en diagonale pour revenir ensuite en boule dans l’édredon.
Le cours d’eau au dehors s’était fait plus doux, le vent frôlait les branches et les feuilles, berceuse improvisée qui me plongeait peu à peu dans les langueurs du sommeil.
« Hou ! Hou ! »
Un hululement sinistre déchira l’obscurité de la nuit. Je bondis, arrachée des bras d’un demi-repos que j’avais eu tant de mal à atteindre et me retrouvais assise, les cheveux en désordre et le souffle court.
« Sans doute une chouette. », Pensais-je pour me rassurer.
Les yeux à demi-clos, je me levais en un brusque sursaut et risquais un pied au dehors pour m’assurer de la véracité de mes suppositions.
Mon regard parcouru l’immensité des bois : une demi-douzaine de lucioles voletait, tournoyait à travers les buissons, et projetait une lueur fatiguée.
J’esquissais quelques pas, m’enfonçant peu à peu dans l’obscurité et me maudissait intérieurement de n’avoir pris de torche pour éclairer mon chemin.
A tâtons, je parvins à rejoindre le billot qui m’avait servi de siège durant le souper. Puis me saisissant d’un bâton, long et fin comme la baguette d’un sorcelien, je brassais les braises encore tièdes du feu de camp.
« Peut-être pourrais-je le faire repartir ? », Me dis-je.
J’allais me lever, prête à me lancer dans une cueillette de brindilles improvisée, lorsqu’un bruit sourd vint à nouveau troubler la quiétude de la nuit. Je tendis l’oreille comme le chasseur à l’affut de sa proie, à la différence que la proie, ce serait sans doute moi.
Les fourrés remuèrent au loin, comme mues par une existence propre et je crus percevoir le son d’une respiration qui n’était pas la mienne, s’approchant à mesure que je reculais maladroitement.
Un frisson de frayeur me transperça l’échine. Un millier de fourmis me pincèrent de leurs mandibules acérées, du bout des doigts à celui des orteils.
Je fis une volte, animée de cette énergie propre à l’instinct de survie, et me précipitais sur le râtelier d’armes, cherchant à saisir le manche de mon bâton. Mes yeux s’étaient légèrement acclimatés à la pénombre, mais je n’étais pas encore suffisamment nyctalope pour parvenir à distinguer la créature de cauchemar qui s’apprêtait à me dévorer et je prévoyais alors de lancer quelques sorts à l’aveuglette dans l’espoir de m’en dépêtrer.
« Inquisitrice ? »
Une voix familière brisa subitement le silence. Grave, posée et teintée de cet accent si particulier, propre aux habitants des Marches-Libres. Partagée entre humiliation et soulagement, je réalisais qu’au lieu d’une meute de loups affamés, c’était à un Blackwall fort peu discret que je devais cette frayeur.
« Ha ! C’est vous ! », m’exclamais-je, encore tremblante et tentant de distinguer son visage à travers l’obscurité.
« Et bien oui, qui d’autre ? », ricana-t-il.
« Vous savez que j’étais sur le point de vous envoyer un sort dans la tête ?», argüais-je un peu vexée, tentant par tous les moyens de calmer mon souffle spasmodique.
J’entendis le cliquetis d’une allumette, l’intonation d’une torche qui s’embrase et la lumière revint peu à peu au centre du campement. Le flambeau dessinait de ses lueurs un ballet sur les drapés du camp. Entre ombre et clarté, des formes inconnues apparaissaient pour se fondre en d’autres lumières.
Je m’assis sur une souche et observais chacun des gestes du garde qui me faisait face, sa silhouette plongée dans l’atmosphère orangée des flammèches paraissant plus massive encore qu’à l’accoutumée. Je me perdis quelques instants dans la contemplation de ce visage, de ces traits que je n’avais encore jamais vu chez quiconque.
Blackwall était Blackwall. Et personne ne lui ressemblait.
Alors que je l’observais en silence, je remarquais, accrochée à sa ceinture par une minuscule ficelle, une magnifique Embrium. D’un rouge sanguin, sa corolle était à peine éclose et reposait sur une longue tige encore mouillée de sève. Je l’avais déjà aperçu le matin même, et m’étonnais donc de la lui voir encore porter, l’imaginant mal s’embarrasser de ce genre de petites coquetteries.
« Ser Garde, puis-je vous poser une question ? », demandais-je, rompant ainsi le silence qui s’était installé.
« Je vous écoute. », répondit-il.
« Quelle est cette fleur que vous portez à la ceinture depuis ce matin ? »
Il jeta un bref coup d’œil sur le végétal, poussa un long soupir et se releva soudain, m’écrasant de toute sa hauteur et son ombre vacillante.
Se postant par devant moi il lança sa main dans ma direction, m’invitant à le suivre.
« Venez, allons voir les chutes. », dit-il, d’un ton qui ne laissait que peu de place à d’éventuelles récriminations.
« Maintenant ? Mais il fait nuit noire ! », objectais-je malgré tout.
« S’il vous plaît. », insista-t-il, le ton de sa voix se radoucissant quelque peu.
« Bon, d’accord. », finis-je par lâcher, « Mais si je trébuche, vous jurez de me porter pour revenir au camp ! »
« Marché conclu. », admit-il, esquissant quelques pas pour ouvrir la marche.
Nous nous engageâmes alors sur le sentier qui serpentait devant nous. Avançant de lacets en lacets, nous descendîmes la colline où s’ébattaient déjà phalènes et grillons, traversâmes un petit pont de bois et arrivâmes enfin là où les Chutes d’Argent prenaient leur source. Une immense cascade qui coulait en geysers dans l’onde limpide, toute entourée d’écume et de plantes inconnues. Elle claquait contre le granit, inscrivait ses méandres entre la mousse et les branches dans un vacarme assourdissant.
Repoussant quelques broussailles, le garde m’entraîna plus avant et m’aida à gravir l’amoncèlement de roches qui surplombait les lieux.
« L’ancienne Dalatie est encore plus majestueuse vue de nuit. », soufflais-je une fois parvenue au sommet du bloc de pierre.
La lune, disque énorme et blafard, avait étendu son halo de lumière dans l’encre noire du ciel.
Tout semblait être immergé dans sa pâle quiétude, piqué d’un infini d’étoiles. Les fleurs ouvraient leurs corolles sur de minuscules sphères lumineuses, qui venaient voleter autour de nous comme autant de lampyrides.
Les lieux étaient ainsi plongés dans une atmosphère presque surnaturelle, alcôve crépusculaire exhortant aux secrets.
Interrompant ma contemplation, Blackwall m’invita à m’approcher.
« Prenez garde à ne pas tomber. », dit-il, ouvrant son bras en cerceau derrière moi, dans l’éventualité où j’aurais été assez maladroite pour me laisser tomber dans l’eau glacée qui tourbillonnait en contrebas.
Assez peu sûre de mes facultés de varappeuse, je suivais malgré tout son conseil à la lettre et m’avançais à petits pas prudents, la semelle de mes bottes glissant sur la roche humide. Et dans le secret espoir qu’il soit capable de me rattraper au cas où, je m’autorisais à un rapprochement inédit, mon bras frôlant désormais le sien.
« J’avais autrefois une sœur. Elle s’appelait Liddy. », commença-t-il avec gravité lorsque j’eus enfin trouvé un semblant d’équilibre.
S’interrompant un instant, il se pencha sur son ceinturon et dénoua soigneusement les liens qui avaient permis à la fleur de tenir en place jusque là.
Il la porta quelques instants devant ses yeux, sembla en détailler les fins pétales qui s’étendaient comme des coupons de soie rouge, puis il ajouta :
« Je n’ai jamais vraiment su de quoi elle est morte, je sais seulement qu’elle était très malade. Personne n’a pris le temps de m’expliquer. J’étais si jeune. Je lui ai apportée une fleur ce jour-là, mais ils l'avaient déjà emmenée. Je l'ai laissée sur le lit. Les huit suivantes sur le rebord de la fenêtre. Les arènes. Un banc dans le jardin. Cinq sur des autels. Une, à une enfant qui avait les mêmes cheveux qu'elle. La mer ? Trop pour les compter. Et la trente-sixième… »
Accompagnant ses mots, il lança l’Embrium en ligne droite devant lui. Elle voleta lentement, tournoya dans l’air pailleté de lumière, caressa l’onde trouble avant de disparaître dans les flots.
Retenant mon souffle, je jetais un bref coup d’œil en direction de mon frère d’armes, tentant de déchiffrer la nature de ses émotions.
Et je jure que je pu déceler dans son regard, l’instant exact où sa carapace de désinvolture se fissurait de part en part. Laissant entrevoir les plaies à vif, les écorchures, et le petit garçon mélancolique qu’il n’avait jamais cessé d’être au plus profond de lui. Et cette prise de conscience me bouleversa plus que je n’aurais pu l’imaginer.
J’avais cru à un roc qu’il m’était inutile de ménager. Un homme fort et autoritaire qui ne flancherait jamais. Mais je m’étais trompée.
Je baissais les yeux, observant le bout de mes bottes en signe de contrition.
Il fallait avoir une certaine dose de courage pour se laisser aller à de telles confessions, et j’étais flattée qu’il m’ait choisi pour se décharger un peu de ce lourd fardeau.
Mais un peu inadaptée sociale par la force des choses, j’avais tendance à me raccrocher à la dérision lorsque l’heure était grave, mécanisme de survie qui se déclenchait malgré moi pour me protéger des maux que la vie avait su m’infliger. De ce fait, je n’avais jamais été très douée pour me défaire de cette insupportable pudeur ou encore pour trouver des mots de réconfort.
« Blackwall… », murmurais-je, tentant de grappiller quelques précieuses secondes supplémentaires.
Je réfléchis à toute vitesse, consciente que le temps m’était compté, mais rien ne me vint. Et la pureté de ce regard posé sur moi ne venait que m’intimider un peu plus, aussi je demeurais incapable de formuler un discours cohérent.
Peut-être était-ce alors ce qui conduit mon corps-ce traître- à s’exprimer sans moi.
Dans un mouvement presque involontaire, je lançais mon bras dans sa direction et mes doigts effleurèrent maladroitement les siens en un geste de conciliation désespéré.
« Merci de vous être confié à moi. Je…je suis honorée… », balbutiais-je, me raccrochant à l’encre céruléenne de ses yeux pour tenter de conserver un semblant de contenance.
Un esprit passa et eut même le temps de faire une petite halte parmi nous : silence entendu ou simple retenue, je n’aurais su dire.
Mais au lieu de quelques paroles en réponse à ma pathétique tentative de rapprochement, il agrippa brusquement mon poignet et le retint captif, mon membre n’étant désormais plus que brindille sous la féroce pression de ses doigts.
Mon cœur se dilata avec une telle violence que je crus un instant être asphyxiée.
Je sentis instantanément le poids de l’atmosphère sur mes épaules, une tension électrique m’envahir pour ne plus me quitter.
Il resserra alors un peu plus son étreinte, ses phalanges s’entremêlant aux miennes, comme le serpent qui enserre sa proie avant de la dévorer, tension qui prolongeait à l’infini la morsure de sa peau sur ma peau.
Surprise par cette soudaine démonstration de tendresse, je ne bougeais ni ne parlais davantage.
Seul mon souffle pouvait encore trahir ma confusion mais rien ne transparaissait dans mes gestes.
Le cœur battant je réfléchis à toute vitesse, les idées passant en moi comme un charriot lancé sur les routes.
« C’est moi qui suis honoré, Noble dame, que vous vouliez bien passer du temps en ma compagnie… », déclara-t-il à voix basse, pressant sa paume contre la mienne et me forçant à avancer sur lui, ce qui s’avéra plutôt aisé tant la stupeur m’avait rendu apathique.
Tout à coup il porta son autre main vers mon visage et, du bout des doigts, repoussa doucement une mèche qui me barrait le front.
« …quitte à crapahuter dans les bois en pleine nuit. », souffla-t-il d’une voix infiniment rauque, grognement de lion qui me fit tressaillir.
Je déglutis avec grand peine, tentant d’atténuer cette désagréable sensation de brûlure qui menaçait de me faire ployer.
Et je me félicitais d’avoir su me constituer, au fil des années, un flegme impeccable, que même Dorian aurait consenti à saluer. Ce dernier bastion de raison qui m’empêchait de coller brusquement mes lèvres contre les siennes et qui sauvegardait le peu de dignité qu’il me restait encore.
« Allez, rentrons, vous voulez bien ? Le jour ne va tarder à se lever et je ne voudrais pas être la cause de votre insomnie. », déclara-t-il, se détournant subitement et esquissant un pas.
« Si vous croyez que je vais pouvoir dormir après cela… », pensais-je.
Sa brusque déclaration m'avait fait l'effet d'un coup sur la tête et je demeurais immobile quelques secondes, un peu sonnée.
Malgré tout, et puisque je n’avais aucune envie de me perdre au détour d’un fourré, ou de finir entre les pistils cruels d’une plante carnivore, je dus bien me résoudre à le suivre.
Et tandis que je marchais en silence, ma main toujours dans la sienne, je m’interrogeais :
Pourquoi mon ventre me faisait-il aussi mal ? Qu’arrivait-il à mon cœur pour qu’il s’emballe de la sorte ?
L’évidence s’imposa à moi comme une gifle glacée :
J’étais en train de tomber amoureuse. Et toutes mes belles mes certitudes venaient de voler en éclats.
Amoureuse. Cette locution dont l’on usait et abusait dans les ritournelles était généralement synonyme d’épanouissement. Et elle aurait dû l’être. Après tout, il y avait plus grave affliction que l’amour et j’étais loin d’être à plaindre.
Mais lorsque le monde était à feu et à sang, il y avait tout de même mieux à faire que s’amouracher d’un homme de presque 20 ans mon ainé et qui, même s’il pouvait se montrer aimable, ne me voyait sans doute pas comme une conquête potentielle. C’est vrai, qu’aurais-je à lui apporter, lui qui avait vu tant de choses, sillonné tant de contrées, rencontré tant de monde ? Probablement m’aurait-il rit au nez s’il avait su. Et il était alors impensable que je l’importune avec mes idioties de jouvencelle !
Je secouais la tête comme pour balayer les pensées qui me prenaient en otage.
Non. Je n’osais le croire. C’était la fatigue, l’émotion. Tout cela mis bout à bout et qui me faisait délirer.
La nuit portait conseil et j’étais certaine qu’au petit matin, je me trouverais bien bête pour avoir cru à de telles sornettes. Du moins, c’est ce que j’espérais…