Les Mondes Écarlates
Les Mondes Écarlates - Chapitre Premier
En route vers Bréciliane
Le voile sombre de la nuit s’était déposé sur le désert Orlésien lorsque nous sortîmes enfin de l’Immatériel. Une balafre luminescente déchira le ciel, et notre groupe en découla comme le sang d’une plaie pour venir se répandre sur le plancher de la forteresse.
Fruit du savoir-faire nain, l’édifice que l’on disait Innébranlable, s’abreuvait du sang des belligérants depuis de longues heures déjà.
Malgré les nombreuses tentatives de ripostes, les troupes de l’Inquisition avaient réussi à creuser une brèche dans le mur d’enceinte inférieur. De longues échelles s’arrimaient aux fortifications, régurgitant des combattants par dizaine tandis que la seconde moitié du bataillon tentait d’ouvrir un passage sur le plancher du pont-levis. Elle avalait la moindre parcelle de terrain, découpant et tranchant dans le vif pour éliminer tout obstacles, puis elle s’engouffrait en masse, comme une source intarissable dans un sol aride.
Les catapultes donnaient de la pierre et un nombre effroyable de projectiles enflammés traversa le ciel pour venir s’écraser sur le mirador du camp adverse.
Une salve de flèches atteint pêle-mêle, cadavres et démons, tandis qu’une exhalaison putride envahie l’atmosphère pour l’alourdir encore davantage.
L’armée de l’Ordre, qui n’était désormais plus qu’amas de corps en charpies et soldats sidérés, retint son souffle un court instant. Autour d’eux, la bataille continuait, des bruits de fer qui se croisent, des déflagrations. Sous leurs pieds, les restes de leurs camarades décimés par les sorts ou les coups d’épée. Sur leurs têtes, un ciel écarlate, baigné du sang des martyrs.
Chaque parcelle de pierre était jonchée de chair mise à nu, de boyaux et de carcasses calcinées. Des inconnus, des héros, des innocents, des ouvriers appelés en renforts.
« Tout cela n’a que trop duré », pensais-je, avisant le sinistre spectacle qui se déroulait autour de moi.
Je lançais alors mon bras à travers le voile verdâtre et crépitant de la faille, fendant les flots d’un vif tour de main pour mieux les contraindre à m’obéir.
Commandant aux forces de l’Immatériel, je domptais les éblouissantes zébrures et les forçais à converger vers un point central, où elles s’entremêlèrent comme des lianes.
Je peinais encore à comprendre la mécanique qui s’exerçait chaque fois que j’utilisais l’Ancre, et sa magie me semblait souvent s’opérer malgré moi. Comme une sorte de réflexe auquel mon corps se prêtait volontiers. Solas avait bien pris la peine de m’en expliquer les rouages, mais sa disposition à la métaphore alambiquée avait sérieusement compromis ma volonté d’apprendre.
Mais mon devoir demeurait le même, et à cet instant précis, peu importait les raisons obscures qui l’animaient. Seul le dénouement comptait.
Une conflagration immense traversa brièvement le ciel, lueur aveuglante qui nous força à fermer les yeux un court instant. L’élan emporta les quelques démons restants, qui tombèrent au sol avant de disparaître. Ne resta alors plus que des cendres, fragments de corps, d’acier et de bois, que le vent acheva de disperser au loin.
« Camarades, fixe ! Rompez les rangs !»
La voix d’un Garde des Ombres ricocha sur les murs comme une pluie de pierres et ses subordonnés s’immobilisèrent presque instantanément.
Chacun laissa choir sa besogne. Ici, une épée figée, là, une catapulte retenue. Le temps semblait s’être suspendu. Silence étrange, comme celui qui précède une tempête, seulement troublé par les derniers râles d’agonie. Quelques murmures ça et là et le craquement des flammes.
« Inquisitrice, l’Archidémon est parti dès que vous avez disparu ! », me lança l’un des premiers éclaireurs parvenus sur les lieux. « Le Magister Venatori est inconscient, mais vivant. Cullen a préféré vous laisser vous en charger. Quant aux Gardes, ceux qui n’étaient pas corrompus nous ont aidés contre les démons. »
J’hochais la tête d’un air entendu puis tournait immédiatement mon attention sur les survivants. Pas un seul mage n’avait pu réchapper à la corruption, à cette Appel de pacotille qui avait précipité leur chute, et seuls quelques guerriers lourdement harnachés me faisaient alors face.
« On fera tout pour racheter l’erreur tragique de Clarel », déclara l’un d’eux, portant un poing ganté contre sa poitrine.
« Gardes ! », hurlais-je, ma voix résonnant jusqu’aux confins de l’arène, « Il faut mettre un terme à cette folie ! Vous êtes libre de nous suivre, soyez nos alliés. Rejoignez l’Inquisition, et aidez comme vous le pouvez. »
Quelques soldats tombèrent à genoux, d’autres se contentèrent de soupirer mais aucun ne parla davantage. Nul n’avait le cœur à célébrer cette victoire et les weyrs désertées de leurs griffons sonnaient alors comme un sinistre avertissement.
Et ce silence encore, avec pour seule musique de fond, le craquement du bois sous les flammes, les pleurs et les supplications des blessés.
« Gardes des Ombres, mais qu’as-tu fait ?
Ce sombre serment que tu as prononcé »
***
11 Solace, 9 :41 du Dragon
Quartiers de l’Inquisitrice Trevelyan
Fort Céleste
Mes camarades et moi-même venons tout juste de rentrer d’un périple à la Porte du Ponant, au sud-ouest d’Orlaïs. Là où une opération de grande ampleur, l’assaut de la Forteresse Inébranlable, nous avait conduit.
Du sable, encore et toujours. Du sable, aussi loin que les yeux se posent. Et malgré un long bain chaud et des vêtements propres, j’ai encore la désagréable sensation d’en avoir plein les chausses.
Mais si seulement il n’y avait eu que ces conditions hostiles à affronter.
Car il me faut désormais composer avec des spectres dont les serres me transpercent le crâne.
Ils brisent mes pensées en millier d’éclats pour en cultiver de nouvelles, petites graines que l’on nomme « remord » ou « regret ». Et de ces bourgeons funestes, jaillissent les doutes et les questionnements.
« Aurais-je pu mieux faire ? »
« Pourquoi suis-je encore là ? »
Hawke, le Héraut de Kirkwall, symbole de la rébellion des mages, s’est sacrifiée pour nous permettre de quitter l’Immatériel. Elle a donné sa vie sans la contrainte d’un serment, elle le fit, simplement parce que quelqu’un devait le faire.
« Désolée, Fenris. », avait-elle soufflé avant de se lancer bravement au combat.
Partie de rien, et alors que toutes les circonstances autour voulaient le contraire, Hakwe s’était battue pour parvenir là où elle se trouvait. Et j’ai bien peur de ne pouvoir en dire autant.
Esclave de mon sang- lignée puis phylactère- je n’ai rien d’une héroïne, de ces géants qui bravent l’adversité pour bâtir une légende. La mienne aurait pu être écrite sans moi si le hasard ne m’avait placé là. Aucune force divine ne parle à travers mes actes et je ne suis rien de plus qu’une erreur, un grain de sable dans les rouages de la destinée.
Et ce titre, ces honneurs, me paraissent désormais encore plus lourds à porter.
« Aurais-je dû prendre sa place ? », avais-je demandé alors que nous nous apprêtions à quitter le désert.
« Ne dites pas de bêtises. », m’avait répondu Cullen, « Vous êtes la bannière sous laquelle les hommes se retrouvent, le lien qui maintient les peuples autour d’une cause commune. Qui d’autre pourrait prétendre au titre de Messagère d’Andrasté ? »
« A la fois tout le monde et personne. », l’avais-je coupé, un rictus de dégoût me barrant les lèvres.
« Aussi soyez gentil de ne plus m’appeler ainsi. », m’étais-je retenu d’ajouter, ne souhaitant pas me complaire plus longuement dans la lie de l’autodépréciation. Ce qui, aux vues des circonstances, m’aurait paru déplacé.
Mais faignant d’ignorer ma mine dépitée et en bon militaire, le Commandant se contenta d’exprimer sa satisfaction, dirigeant la conversation sur l’efficience des armes de siège allouées par Dame Séryl de Jader. Et bien qu’il me faille lui concéder cela, au vu de l’indiscutable efficacité de nos troupes, cette dernière opération me faisait surtout l’effet d’un gâchis immense.
Symbole de l’inexorable déclin de l’Ordre, l’Inébranlable ne le fut pourtant guère longtemps.
Et au lieu d’un gardien, c’est à un enfant effrayé que nous dûmes faire face. L’intention ne fait pas toujours tout.
Le secret, s’il garanti la survie de l’Ordre en des temps d’exil, aura cette fois failli lui être fatal.
Et tant de morts auraient pu être évité si seulement les gardes avaient consenti à nous parler plus tôt. Leur légende n’est désormais plus qu’un murmure, un bruissement d’ailes de griffon dans le lointain, l’ombre vacillante du guerrier d’autrefois.
Seul Blackwall semble ne pas encore s’en être aperçu, déni ou inconscience, je ne saurais dire.
« Le Commandeur-Garde Clarel a essayé, ils ont tous essayé d’être à la hauteur. C’est Coryphéus le responsable, et personne d’autre. », m’avait-il confié sur le chemin du retour, s’extirpant de son exécrable mutisme pour prendre la défense de ses frères d’arme.
Me contentant d’hausser les sourcils, je n’ai pourtant pas osé le contredire.
Car j’avais toujours été impressionnée par la force de sa détermination. Cette abnégation sincère et pure, à la limite de l’inconscience, le poids du devoir sur ses larges épaules.
Il est des hommes qui s’en vont guerroyer en rêvant de gloire, de vierges alanguies et de montagnes d’or. Blackwall semble quant à lui poursuivre d’autres idéaux : de ceux qui vous dépassent, vous dévorent et vous engloutissent dans le sang corrompu des Archidémons.
J’ignore s’il s’agit d’un trait commun à tous les membres de cet ordre légendaire - une qualité transmise par l’Union et jalousement gardée - ou s’il était l’exception qui venait confirmer la règle.
Comme le laisse présager la plume que je reprends pour tenir ce journal, nous voila revenus à Fort Céleste depuis quelques jours déjà. La vie à repris son cours et de nouvelles recrues n’ont cessé d’affluer, les lieux me faisant désormais l’effet d’une ruche bourdonnante.
En parlant d’abeilles ou tout autre insecte prompt à piquer, j’avais à peine foulé le plancher de la salle du trône, que Dame Vivienne s’est empressée de me questionner quant à nos errances dans l’Immatériel. Regrettant de n’avoir été présente à nos côtés, comme s’il eut s’agit d’une énième sauterie chez quelques Nobliaux pomponnés.
« Vous ne mesurez guère votre chance, Trésor ! », m’avait-elle susurrée.
Et derrière le masque impassible de la Dame de Fer, il me sembla déceler une pointe d’enthousiasme enfantin qui ne manqua pas de m’exaspérer.
Puis fut ensuite venu le temps des funestes nouvelles, et dans son sillage celui des serments désespérés que l’on prit malgré tout. Je me devais d’informer Varric en personne, ne pas me dérober derrière quelques subalternes.
A défaut d’Andrasté c’est de la Mort dont je suis la Messagère, et il n’existe aucun cantique capable de rendre justice à celle qui aujourd’hui n’est plus. La flamme du cierge s’est éteinte, le Créateur nous a abandonné.
Je poserai donc là ma plume, refermant cette page sur de biens sinistres pensées, espérant trouver de quoi m’occuper l’esprit pour l’empêcher de tourner.
Une mission doit bien m’attendre quelque part…