From Vegas with love

Chapitre 3 : C3 : Le baiser mortel du dragueur

6368 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 23:21

CHAPITRE III

JOHN HART

Le Vegas Highlight Resort était entouré de somptueux jardins qui n’avaient rien de sauvage, alternant les pièces de gazon millimétrées, les massifs de fleurs géométriques, des arbustes taillés dont rien ne dépassait et de petites allées rectilignes où des bancs étaient disposés régulièrement tous les trois mètres. John lui proposa de s’y promener. Principalement parce qu’il n’était pas très fréquenté, ce qui n’avait rien pour lui déplaire. La petite institutrice marchait à côté de lui en silence, comme absorbée dans la contemplation de la voûte céleste qui virait au brun avec le coucher du soleil principal.

Il voyait bien qu’elle n’était pas du tout impressionnée par toute cette mise en scène romantique de la promenade au clair des trois lunes, entre des massifs de fleurs ultra colorées aux arômes aphrodisiaques. Evasive, elle se bornait dire à des banalités, ne confirmait rien… et ne révélait absolument rien d’elle. Il fallait pourtant l’amener à avoir confiance en lui. L’exercice était peut-être un peu plus difficile que d’habitude car ce n’était pas du tout le genre de femme qu’il fréquentait. Quand ça lui arrivait.

Depuis qu’il cherchait le Docteur, John vivait un peu plus intensément. Peut-être aurait-il été plus juste de dire qu’il revivait, tout court. Car jusqu’à présent, sa vie avait graduellement perdu tout sens, de façon pourtant si subtile qu’il ne s’en était jamais vraiment préoccupé. Il n’aurait d’ailleurs pas été prêt à l’admettre devant quiconque. En réalité, il était simplement trop vieux pour continuer encore très longtemps sur le chemin qui l’avait porté jusque-là. Etre d’instinct et de passion, il avait besoin de ces deux moteurs pour se sentir vivre et à ce titre, le départ de son amant avait considérablement dépourvu sa vie de tout son brio et son panache. C’était ce petit salaud de Jack qui avait toujours les idées les plus brillantes. Les idées les plus folles. Et encore lui qui repérait les meilleurs coups à faire.

Et puis, Jack le flamboyant, un jour était parti. Mais ce qui était bien pire, c’était qu’il avait changé.Il y a toujours une dimension de fatalité tragique quand dans un couple un seul des deux évolue. John n’avait pas aimé ce que son amant était devenu : beaucoup moins marrant. Avec une capacité d’introspection supérieure, il aurait compris qu’il était seulement jaloux et que la fin de leur relation ambivalente avait une raison fort simple : Jack voulait autre chose et lui pas. Alors qu’ils avaient fonctionné plusieurs années en tandem glorieux, Jack avait soudain renié les activités criminelles et son ancienne vie pour avoir des « responsabilités », une « mission », « une équipe » qu’il considérait comme des amis proches : d’autres gens dont il n’avait pas besoin jusqu’alors…

En marchant près de la jeune femme qui l’avait intrigué dès qu’elle était arrivée dans la salle de réception du Vegas, il avait compris que ce qui l’avait attiré vers elle, c’était qu’il ne pouvait pas dire sur quoi reposait sa relation avec l’homme qui l’accompagnait. Il y avait de la confiance, très certainement. Il y avait du jeu, et une touche de séduction, il y avait de l’attachement…Pour John, l’attachement avait toujours été avant tout une faiblesse à exploiter chez les autres. Il ne lui serait pas venu à l’idée d’exprimer en ces termes ce qu’il ressentait pour son ancien amant. Mais cette rage de le retrouver et d’être avec lui, de l’aimer follement ou de se battre avec, ce n’était rien d’autre qu’un puissant attachement envers le modèle qu’il s’était choisi pour grandir.

Un fois Jack disparu de sa fichue planète fétiche arriérée, John ne savait plus comment le retrouver. Il lui fallait de l’aide. Et ce sans doute, à des niveaux beaucoup plus profonds que ceux qu’il était capable de discerner tout seul… Les grandes solitudes des voyages spatiaux avaient insidieusement commencé à refléter sa propre vacuité intérieure. Se trompant sur la nature de son malaise, il était revenu hanter les lieux où avait vécu celui qui lui manquait. En le retrouvant, il était persuadé que tout serait presque résolu. Et que c’était un bon plan.

Aussi, lorsqu’il avait entendu parler à mots couverts par la nouvelle équipe Torchwood d’un objet qui rendait virtuellement immortel, John n’avait-il pas réfléchi plus de deux secondes. Car ça, c’était un plan encore meilleur. Jack le reprendrait peut-être s’il pouvait être un compagnon « durable » littéralement, à son échelle et s’ils pouvaient partager ensemble l’expérience de l’immortalité... Posséder une fontaine de jouvence signifiait pour lui redevenir un peu plus proche de celui qu’il voulait tant.

Mais avant cela, il fallait trouver le Docteur, il fallait l’identifier et le motiver pour qu’il écoute. Et ça passait probablement par l’exploitation de ses faiblesses. En attendant, il pouvait être n’importe où.

— Vous n’êtes pas bavarde, observa-t-il au bout d’un court moment, et… je ne peux pas croire que ce soit moi qui vous impressionne…

Et elle ne l’était vraiment pas. Ce qui était juste un poil irritant.

— Quelque chose me dit que vous n’êtes pas là pour le ragoût de talgofol. Pourquoi êtes-vous là ? questionna-t-elle sans détour mais sans le regarder non plus.

— Le quoi ?

— Je ne sais pas. J’ai vu ça sur la carte tout à l’heure quand je me plaisais à croire que j’allais peut-être dîner bientôt…

— Et si je vous disais que je vous attendais ?

— Je vous répondrais que c’est vraiment la drague la plus pitoyable que j’ai entendue depuis le lycée…

— Vous êtes terrienne ? demanda-t-il alors avec un ton légèrement surpris.

— Oh, c’est l’absence de tentacules sur ma figure qui vous fait penser ça ? répondit-elle avec une petite grimace. Ou juste le mot « lycée » ?

— Au moins une historienne, alors ?

— Ça dépend, répondit-elle. Si vous aimez les historiennes, je vais peut-être garder institutrice…

— Et… qu’est-ce qu’une institutrice aussi mignonne fabrique avec un type qui a cinquante ans de trop pour être dans sa classe ?

— Je sens bien que ça vous préoccupe… soupira-t-elle d’un ton léger dont elle ne sut gommer la moquerie.

— Si ça n’est pas votre père, qu’est-ce qu’il est pour vous ? Un amant ? insista-t-il.

— Ouf ! Déjà, vous n’avez pas dit « client »…

Il s’arrêta de marcher le long de la petite allée qu’ils avaient empruntée et se tourna vers elle. Non, pas un client. Bien qu’il y ait pensé quasiment dès le début, simplement parce que… et bien, parce que c’était là ses références habituelles ! Ses mâchoires un peu crispées semblaient trahir une certaine nervosité – bien incompréhensible par ailleurs, car il n’était pas le genre d’homme à se laisser démonter. Par rien du tout.

— J’essaie de déterminer s’il tient à vous !

Elle planta ses yeux droit dans les siens pour le questionner sans détour.

— Pourquoi ? Vous envisagiez de demander une rançon ?

Son regard soudainement s’était durci. Elle se dit qu’elle avait peut-être touché juste puisqu’il ne répondait pas.

— Pas de chance, reprit-elle aussitôt. Il n’a pas d’argent. Mais… vous allez bien sûr me dire que ce n’est pas très grave car vous pourriez toujours me revendre au plus offrant ? Entière ou en pièces détachées. Je suppose que vous avez l’embarras du choix…

Il ne put retenir un sourire en coin, la tête légèrement penchée de côté, un vague air d’incrédulité peint sur sa figure.

— Quand on vous voit comme ça, on pourrait facilement penser que vous êtes naïve et fraîchement débarquée de votre campagne. Mais vous avez des choses machiavéliques en tête qui me plaisent beaucoup…  Peut-être pourriez-vous plutôt travailler pour moi, pour racheter votre liberté.

— Je suis donc votre prisonnière ?

— Si vous continuez encore avec ce genre de suggestions trop tentantes, bientôt je ne répondrai plus de moi.

Elle haussa les épaules, lassée par son bavardage qui lui paraissait sonner trop faux. Il en fut piqué au vif dans son amour-propre. Peu importait qu’il n’apprécie pas vraiment la gent féminine à sa juste valeur. La séduction, c’était à peu près le seul terrain où il pouvait challenger Jack. Avec le maniement des armes. Et aussi le nombre de verres qu’il pouvait tenir sans s’effondrer…Il saisit ses deux poignets d’un geste vif pour l’attirer à lui. Elle se débattit mais il était plus fort qu’elle et se sentait prise en étau entre ses deux bras.

— Lâchez-moi ou je crie ! gronda-t-elle.

— Essayez donc, souffla-t-il avant de poser légèrement ses lèvres sur les siennes.

Elle se débattit encore en lui marchant sur les pieds pour le faire lâcher. Il ne bougea pas d’un pouce. Probablement des chaussures renforcées comme en avaient les gars sur les chantiers, pensa-t-elle. La douceur de son baiser tout à fait chaste la désarçonna, tant elle ne collait pas avec le reste du personnage… La surprise laissa place très vite à la crainte quand elle sentit sa tête tourner et ses membres refuser de la porter pour des motifs bien plus triviaux qu’une recrudescence de phéromones.Un reste de conscience lui souffla qu’elle s’était vraiment fichue dans le pétrin, et son cœur se serra à l’idée de causer des ennuis au Docteur. Elle sombra dans l’inconscience en moins de trente secondes, et John la recueillit avant qu’elle ne glisse au sol.

Passant un bras sous ses jambes pour la porter plus facilement, il alla la déposer au banc le plus proche. Il s’installa près d’elle en nouant un bras autour de ses épaules. La tête de la jeune femme semblait très opportunément nichée dans son cou. De loin, ils devaient offrir le parfait tableau de deux jolis petits tourtereaux.

Cela avait été un peu plus long que prévu.

.°.

Maintenant, il n’y avait plus qu’à attendre son compagnon, sans doute pas très longtemps. La nuit était douce. Les perspectives rien moins qu’excitantes… Aucun problème à patienter un peu pour les savourer. La petite institutrice était rusée et il était possible qu’elle lui ait menti sur l’état des finances du vieil homme. Il les avait observés ensemble, et même s’il n’aurait pas pu dire avec certitude ce qui les liait, il était certain que le vieux n’était pas indifférent. Le fait qu’il n’ait pas d’argent ne signifiait aucunement qu’il ne serait pas capable d’en trouver pour la récupérer, ni qu’il ne souhaiterait pas éventuellement échanger autre chose de valeur…

En regardant par terre, il vit qu’elle avait perdu une chaussure quand il l’avait portée. Une petite chaussure plate vernie toute simple. Lâchant momentanément la jeune femme, il se dépêcha de la ramasser pour la lui remettre. C’était ce genre de détail qui pouvait tout compromettre.En secouant la chaussure pour enlever le gravier de l’allée, il vit quelque chose d’écrit sur la semelle intérieure. Le premier mot ne lui parlait pas, mais le second disait « Londres ».

Alors le rythme cardiaque de John s’accéléra subitement. Londres ? Londres était sur Terre, sur la foutue planète Terre de Jack. Un pic d’adrénaline le foudroya sur place. La petite institutrice était donc bien une terrienne ! Les probabilités pour qu’une vraie terrienne se retrouve ici étaient si minces qu’il en avait le vertige. Une terrienne d’une époque antérieure, voilà qui expliquerait bien sa façon de parler archaïque.

Depuis qu’il était à sa recherche, il avait tenté de rassembler des informations sur le Docteur. Il semblait pourtant qu’on n’ait plus entendu parler de lui depuis un bon bail. Mais s’il y avait une seule info sûre et récurrente dans tout le fatras improbable dont il avait entendu parler à propos de cet homme, c’était qu’il adorait les terriennes et particulièrement celles du 20e siècle…

Alors cette jeune femme, ici, dans un lieu où l’un de ses contacts affirmait que le Docteur se trouvait depuis plusieurs jours, c’était presque trop beau… Le point qui ne collait pas, c’était que tout le monde parlait d’un homme jeune qui ne vieillissait pas... Il n’avait pas envie de se monter la tête trop vite, mais si ça pouvait être lui, ce fameux Docteur qui faisait briller les yeux de Jack d’une façon tellement indécente, cette légende qui semait la mort en récoltant des louanges…

Si c’était lui, il pourrait exiger de lui la boîte qu’il avait espéré subtiliser il y a de cela plusieurs mois, contre la restitution de sa charmante compagne et d’un antidote au poison qu’il venait de lui inoculer selon son procédé favori : le baume à lèvres enrichi au suc de l’Arbre de Judas…Sa chance avait enfin tourné. Il soupira d’aise.

.°.

LE DOCTEUR

La mise en scène de John ne servit à rien.

En sortant de l’hôtel sur les indications d’Ernest qui lui avait dit qu’elle était partie avec un « gentleman de très mauvais genre », à la seconde où il avait vu le couple sur un banc, le Docteur avait su que quelque chose allait horriblement mal…

Clara était un délicieux mélange de provocatrice réservée. Ses répliques pouvaient certes être redoutables et piquantes et elle aimait très certainement flirter, mais elle ne se comportait pas en public de façon inconvenante… Elle se contentait d’une remarque impertinente ou deux, d’une allusion ici ou là. Question : ce qu’il avait sous les yeux, était-ce véritablement inconvenant ?

En toute honnêteté, il se dit que ça l’était sûrement bien moins par exemple que sa propre conduite avec River, mais quoi qu’il en soit, Clara, elle, ne se jetait pas au cou d’hommes inconnus, elle ne se laissait pas tenir de si près, ni embrasser, ni… rien de ce genre !

Dans un flash, sa mémoire cruelle lui renvoya dans les dents qu’elle pouvait néanmoins le tolérer – un peu – d’au moins de deux de ses incarnations précédentes, mais il se força à reléguer tout cela à la périphérie de ses préoccupations. Parce qu’il ne voulait penser qu’à une chose : c’était à lui aujourd’hui de se battre pour la sauver. Et bien qu’il se sente plus inquiet qu’il ne l’ait jamais été, il était également très heureux et très désireux de le faire. Ce genre de fille raisonnable et maligne évitait les ennuis au lieu de les attirer, il n’avait pas besoin de la sauver tout le temps. Mais ça ne voulait pas dire qu’il n’aimait pas le faire, quand il en avait l’occasion. Cela n’avait rien pour lui d’un comportement machiste, il le voyait simplement comme un moyen compenser la gratitude qu’il éprouvait pour elle.

Elle ne pourrait pas être ainsi, tellement abandonnée contre un inconnu, ça ne lui ressemblait en rien. Donc soit il ne s’agissait pas d’un inconnu  –  et auquel cas c’était extraordinaire car comment aurait-elle pu connaître quelqu’un dans un lieu où lui-même n’avait jamais mis les pieds ? – soit elle n’était pas dans son état normal et rien de ce qu’il voyait là n’avait lieu avec son assentiment.

Il marcha à pas lent vers eux et s’arrêta parallèlement au banc. Il dit poliment « bonsoir » en faisant mine de contempler le ciel. Au bout de trente secondes, il sortit de sa poche un genre de petite lunette télescopique.

— Qu’est-ce que vous regardez ? demanda John à mi-voix, comme s’il ne voulait pas réveiller Clara.

— En cette saison, il paraît qu’on peut apercevoir le lever de Portabellion juste dans l’alignement de ces deux lunes et… ma foi c’est vrai ! C’est dommage qu’elle doive rater ça. Portabellion est l’une des plus grosses étoiles bleues visibles sous cette latitude. Les locaux la surnomment « le joyau du dieu ».

Il rangea la lunette dans une poche interne de son veston et carra ses mains dans ses poches (masquant ainsi ses poings serrés) avant de toiser l’homme de toute sa hauteur.

— Alors ? Vous aviez quelque chose à me demander ?

Direct. Pas de perte de temps. John appréciait beaucoup ce style percutant.

— Oui, je voulais vous demander de me rendre un objet qui se trouvait sur un cargo de commerce que j’avais affrété. J’ai été informé que vous l’aviez… purement et simplement réquisitionné pour votre usage personnel.

— Je réquisitionne beaucoup d’objets dangereux pour les garder à l’abri des races idiotes et cupides… Pouvez-vous être plus précis ? Forme, taille, poids, couleur, caractéristiques spéciales ?…

— Une petite boîte haute comme ça. Pas plus grande qu’une boite à musique, rectangulaire, avec des dessins gravés je crois.

— Ah oui, celle-là… Qu’est-ce qui vous fait penser que je vais vous la donner ? C’est un objet très dangereux. Accéder à votre demande serait très irresponsable de ma part, observa le Docteur en le scrutant attentivement.

John donna quelques signes d’impatience.

— Vous êtes un homme intelligent. Vous avez quelque chose que je veux et j’ai quelque chose que vous voudrez récupérer, c’est une simple transaction…

— Non, laissa tomber sèchement le Docteur. Elle n’est pas simple du tout. Clara n’est pas une chose mais une personne. Et ce que vous voulez récupérer n’est rien d’autre qu’un objet trop puissant pour être entre vos mains.

— Et pas les vôtres ?

Le Docteur inclina la tête sans mot dire pour signifier son assentiment.

— Vous n’avez pas plus de droits sur cet objet que quiconque…

— C’est là que vous vous trompez. Cet objet a été créé par mon peuple. Bien involontairement d’ailleurs. Aussi précieuse que me soit la vie de mon amie, je ne peux pas mettre en balance le danger réel pour des millions de créatures et de gens et ce dans le seul but de satisfaire votre caprice… ou le mien !

— Bien sûr que si vous le pouvez ! Ne me racontez pas de salades. Cette délicieuse jeune femme qui est là n’est pas qu’un simple caprice pour vous… Elle est bien plus que cela.

Le Docteur serra les mâchoires.

— John, commença-t-il d’une voix pourtant relativement douce et presque didactique, en montrant par là qu’il avait parfaitement deviné qui était son interlocuteur – de toute évidence, vous ne me connaissez pas bien. Si c’était le cas, vous n’auriez pas essayé de faire pression sur moi. Ceux qui l’ont fait l’ont tous amèrement regretté. Je pensais que mon message précédent avait été fort clair. « Ne vous approchez plus de mes amis ». Qu’est-ce que vous n’aviez pas compris dans cette phrase ?... Je formule donc deux hypothèses. Soit vous êtes idiot, soit vous êtes suicidaire. Je penche pour la deuxième option. Ce que vous ne saisissez pas, c’est que un, je compte récupérer mon amie ; deux, vous confisquer le manipulateur de vortex que je vois à votre main et trois, par-dessus le marché conserver l’artefact… C’est la façon dont je réponds toujours aux tentatives de chantage. Vous saisissez ?

John retira son bras des épaules de Clara et se leva pour venir se camper devant le Docteur, les pouces à la ceinture et le menton haut, dans une attitude nonchalante qui n’était pas sans lui rappeler un peu la posture bravache du jeune Ricky Smith.

— Me prendre le manipulateur de vortex ? répéta-t-il avec une soudaine hilarité. Il faudra me couper le bras car il y est malencontreusement greffé, dit-il en agitant la main.

Profitant de cette ouverture qu’il attendait, le Docteur attrapa son poignet d’un geste vif (après six verres, les réflexes de John étaient effectivement émoussés) et se contenta d’apposer dessus le tournevis sonique. Il n’en sortit qu’un bref bourdonnement. L’ancien agent du temps se dégagea sans difficulté, mais le Docteur ne s’occupait déjà plus de lui, agenouillé auprès près de Clara. Sa peau était froide et son souffle à peine discernable.

— Que lui avez-vous donné ? demanda le Docteur.

— Du poison ! répondit John furieux en tapant vainement sur les boutons de son bracelet. Qu’avez-vous trafiqué sur le manipulateur ?

— Je l’ai désactivé. C’est une manie chez moi, dès que j’en vois un, je ne peux pas m’en empêcher… Quel poison et quel mode d’administration ? Dépêchez-vous, elle est très faible.

— Et vous pensez que je vais vous le dire maintenant ? cracha-t-il. Il me faut ce manipulateur, c’est mon seul bien précieux. Et vous…

Le Docteur lui jeta un regard narquois et l’interrompit sèchement.

— Bases élémentaires de la négociation : j’ai fait en sorte que vous ayez, vous aussi, quelque chose à perdre, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. Oui, maintenant vous allez me dire ce que j’ai besoin de savoir, simplement pour que je remette votre bracelet en fonctionnement.

—  Hmm, puisqu’on parle négociation… J’ai un flacon d’antidote sur moi, avertit John en le sortant pour l’exhiber. Il ne sera pas utilisable très longtemps si votre amie est aussi faible que vous le dites. Ce sera la boîte contre l’antidote.

Le Docteur resta inexplicablement silencieux, le visage marqué par un chagrin qu’il ne se souciait pas de cacher.

— Non, ce ne sera rien du tout, répondit-il posément, car je n’ai pas l’objet avec moi. Et mon amie ne vivra pas assez longtemps pour que j’aille le chercher. Ni vous, ni moi, n’obtiendrons plus ce que nous voulons maintenant.

Ce n’était certes pas la réaction à laquelle le mercenaire pouvait s’attendre.

— Ne soyez pas défaitiste ! C’est encore tout à fait possible si vous réactivez le manipulateur… Avec lui, nous nous rendons où vous gardez la boîte, nous procédons sans délai à l’échange. Et vous pourrez encore sauvez votre amie. Pensez-y !

— Rien ne me dit que votre antidote soit efficace et que vous ne mentez pas également là-dessus… Quel genre de poison était-ce ?

John sentit qu’il était temps de faire une concession pour éviter l’enlisement des négociations.

— Arbre de Judas.

Le Docteur se déplia comme s’il avait été piqué et fondit sur John en attrapant les revers de sa veste qui craqua légèrement. John en resta simplement stupéfait, parce qu’il n’était pas véritablement inquiet. C’était plus que de la colère, c’était une sorte de rage qu’il voyait briller dans ses yeux de hibou. Il crut qu’il allait le démolir… Bien sûr, ça n’avait pas beaucoup de sens, car ce vieux bonhomme ne pouvait certainement pas gagner dans un combat au corps à corps contre lui, mais cette explosion de colère était… intéressante. Il en prit note.

— Ne me secouez pas trop, conseilla-t-il, je pourrais lâcher ce flacon…

Le Docteur ne l’écoutait pas. Arbre de Judas ? Arbre de Judas ! Il en était presque mort lui-même ! Comment allait-il pouvoir sauver Clara ? Oh, il était si confiant tout à l’heure… Trop confiant ?Considérant qu’il avait toujours mené ses affaires de la sorte, avec un solide excès d’assurance, c’était presque aussi déroutant pour lui que si quelqu’un avait tiré brutalement un tapis sous ses pieds.

Il lâcha brusquement John comme s’il avait touché une chose dégoûtante et se détourna pour aller chercher Clara. Il la porta contre lui, pour retourner vers le Tardis, la tête pleine de pensées affreuses et un niveau de culpabilité proche des seuils critiques.

C’était le poison que River avait utilisé pour le tuer…Peut-être parce qu’il avait été intimement touché à plus d’un titre par cet épisode de sa vie, le fait de devoir y repenser dans ces circonstances l’empêchait d’être aussi froidement rationnel que d’habitude... ce qui en passant ne lui plaisait pas du tout. Il aimait être froidement rationnel quand ça bardait. Mais Clara portait l’Empreinte maintenant…  Avait-il une autre option que celle de lui rendre la vie en lui cédant l’une de ses propres régénérations ? Il ne voyait rien d’autre à faire à cette minute et cela l’inquiétait plus encore. Car il était typiquement Monsieur Dernière Minute, Monsieur Dernière Seconde même... Mais parce qu’il soupçonnait qu’elle avait quelque chose à voir son nouveau jeu de régénérations – encore qu’il n’ait pas eu l’occasion de s’y intéresser de plus près – il sentait au fond de lui que c’était juste. Et il bloquait pour trouver une autre idée brillante…

— Mais… qu’est-ce que vous faites ? Vous allez la laisser mourir ? l’apostropha John en commençant à le suivre.

— Il n’y a pas d’antidote au poison de l’arbre de Judas, répondit le Docteur catégoriquement.

— Vous rigolez ? fit John sincèrement surpris. J’en ai pris et regardez-moi, je suis en parfaite santé…

— Ce doit être autre chose, si vous dites vrai. Il n’y a pas d’antidote connu, en tous cas pas un que je puisse fabriquer et administrer à Clara dans les deux minutes. Je suis absolument certain de cela.

Dans l’espèce de silence consterné qui les enveloppa alors tous les deux, alors que chacun se mettait à soupeser l’étendue vertigineuse et amère du fiasco de cette soirée, ils purent entendre alors un genre de cliquetis tout proche. L’un et l’autre tournèrent la tête en direction du bruit, mais trop tard. Beaucoup trop tard.

Une silhouette parfaitement silencieuse s’était approchée par les jardins, et l’herbe avait étouffé ses pas, tandis qu’ils étaient trop occupés pour en prendre conscience. Et elle venait d’asséner un coup violent sur la tête de John qui s’effondra aussitôt, la tempe en sang.La fiole d’antidote échappée de sa main, s’écrasa au sol en décrivant dans sa chute un arc de cercle superbe, inexorable et fatal.S’il y avait jamais eu un espoir qu’il soit efficace, il n’était plus temps de l’envisager.

— Il y a peut-être une solution, dit une voix métallique rauque.

.°.

Le Docteur regarda avec stupéfaction l’androïde de Quentin Cormack s’agenouiller avec raideur et envoyer avec sa main une décharge électrique préalable dans le corps de John (peut-être pour garantir qu’il ne se réveillerait pas trop tôt). Il sortit ensuite une seringue identique à celle qu’il avait utilisée pour prélever le sang de la chanteuse quelques instants plus tôt. Le robot la planta sans ménagement dans le bras de l’Agent du Temps inconscient, retira un peu de sang et, sans que le Docteur qui portait toujours Clara ne puisse l’arrêter, il l’injecta aussitôt à la jeune femme.

— Mais… protesta-t-il en se reculant tout de suite.

L’androïde, qui semblait toujours dans un état pitoyable, s’affaissa légèrement comme si tout ceci lui avait demandé un effort considérable. Ses gestes étaient hésitants et imprécis. Il avait l’air de lutter pour se mouvoir et même pour rester debout.

— Fuyez. Je vais le retenir, promit-il d’une voix discordante.

Dans ses bras, Clara émit un petit gémissement prouvant, contre toute attente, qu’une légère amélioration de son état venait de se produire. Il en était abasourdi. Tout en lui réclamait impérieusement de comprendre. Il ne voulait certes pas laisser ce robot, sans savoir ce qui le rendait si sûr que son geste allait sauver la jeune femme. Ni savoir pourquoi cette machine faisait cela, alors que les modèles de cette époque n’étaient pas prévus pour avoir une conscience. Mais les visions de la mort de Clara à l’époque  victorienne recommençaient à le submerger et le Docteur trancha. Il fallait d’abord la ramener d’urgence à bord du Tardis où il pourrait la soigner. Les autres problèmes, plus tard.

— Merci, dit-il à l’androïde avant de partir précipitamment.

Ce dernier le regarda partir, sans bouger pendant une minute. Puis après quelques pas malhabiles, il alla s’écrouler sur le banc déserté où il fut pris d’un nouveau tremblement incontrôlable.

— De rien mon petit cœur, répondit-il mentalement.

Il n’avait plus la force de se maintenir en veille.

.°.

Laisser un commentaire ?