Redux
Chapitre Un
Le temps d'une éternité
Sa barbe hirsute était gorgée de la rosée du matin. Ses hurlements avaient ponctués la nuit, mais la fatigue avait finalement eu raison de lui, le couchant là, sur une petite butte de terre.
De la paume de ses mains sales, il frotta ses yeux bouffis.
Le voyageur se redressa péniblement. Il avait mal à la gorge d'avoir trop crié, mais plus que tout, il avait faim.
Il quitta sa motte de terre pour se diriger vers l'entrée du bâtiment. Enfin, ce qu'il en restait.
Il traversa le cadre d'une porte qui se dressait toujours au milieu des ruines.
Posé au bord d'une falaise, le squelette de ce qui avait été autrefois une fière usine était traversé par les effluves iodées de l'océan portées par le vent.
Le voyageur avait réduit l'endroit à néant.
Le destin l'avait fait quitter un champ de bataille pour échouer ici, prêt d'une usine automatisée d'armements.
Il avait finit par se persuader que seul son peuple était devenu fou. Mais les êtres vivants semblaient tous posséder cette propension à l'autodestruction. Aussi, de colère, avait-il pris la décision de raser les lieux de tout engins de mort.
Tout comme il avait pris la décision de stopper le conflit dans lequel les siens s'étaient enlisés.
Les Seigneurs du Temps, au cœur de la Guerre du Temps, acculés par une fin inéluctable, avaient planifié la disparition de l'univers dans son entièreté dans le vain espoir de s'élever.
Comme si le génocide ultime aurait pu faire d'eux des divinités digne de ce nom.
Aussi, dans le but désespéré de sauver ce qui pouvait encore l'être, n'avait-il eu d'autres choix que d'activer le Moment, figeant ainsi dans l'éternité la folie destructrice de la guerre, des siens et de leurs ennemis, les Daleks. Figeant dans l'éternité généraux, dirigeants, soldats, civils et enfants.
Combien d'enfants ?
L'extrémité de ses actes l'avait plongée dans un état proche de la folie.
Depuis son arrivée sur cette nouvelle planète, il n'avait été que rage, tristesse et douleurs.
Des bras mécaniques inertes semblaient fleurir de-ci de-là, au travers les gravats. Ils évoquaient à l'exilé, les membres de ses vieux ennemis, les Daleks.
Leurs fantômes planaient toujours dans un recoin de son esprit engourdi.
L'homme traînait ses lourdes chaussures dans la poussière, son trench-coat balançant derrière lui.
Par endroit le béton était éventré, découvrant de larges parcelles de terre sur lesquelles coulaient de minces filets d'eaux.
Ce fut en se servant des nombreuses conduites de gaz que le voyageur avait fait sauter les lieux. L'explosion avait arraché une bonne partie du bâtiment, déchirant plusieurs arrivées d'eau qui se déversaient désormais avec parcimonie sur une parcelle qui verdissait à nouveau.
Depuis combien de temps avait-il échoué ici ? Combien de jours ? Combien de mois? Combien d'années ?
Le comble pour un être immortel est de perdre la notion du temps.
Tu fais un bien piètre Seigneur du Temps, se dit-il.
Au milieu de ce petit lopin de terre, poussait un arbuste.
-Mais comment es-tu arrivé ici, toi ?
Sa voix était éraillée, perplexe. Mais pour la première fois depuis longtemps, il y vibrait de la curiosité.
S'agenouillant dans la terre humide, il caressa les feuilles du petit arbre qui s'extirpait du sol. Haute d'un petit mètre, la plante avait l'allure d'un gigantesque cigare, surmonté de larges feuilles émeraudes tombantes.
Ses yeux fatigués s'écarquillèrent. Le vagabond s'affala, comme emporté par les soubresauts d'un rire nerveux qui monta au-delà des poutres métalliques encore debout, jusqu'au ciel, désormais bleu.
Il avait déchaîné sa colère, contre des machines certes, il avait rasé l'endroit presque entièrement, et la vie s'élevait sur les ruines de l'ennemi vaincu. Sa rage et sa justice aveugle en avait été le terreau.
Ses actions n'étaient finalement pas vides de sens. Du positif semblait pouvoir naître de toute cette folie.
Tel un ressort, il se redressa et traversa la friche dans une course folle jusqu'à une grande boîte bleue prise dans la verdure, à l'écart.
Se dressant dans l'étreinte des lianes et des ronces, la cabine de bois avait de petites vitres blanches derrière lesquels vibrait une étrange lueur.
Elle mesurait un peu plus de deux mètres de haut et était moitié moins large.
La boîte donnait l'étrange impression d'être endormie.
Ouvrant ses portes à la volée, sans ménagement, le Seigneur du Temps s'y précipita.
Il aurait dû se retrouver dans un endroit exigu. Ce ne fut pas le cas.
Le Tardis, tel était le nom de cette petite boîte bleu, cachait derrière ses portes une gigantesque pièce circulaire d'où partaient plusieurs corridors.
Au centre de la pièce trônait une console hexagonale garnie de boutons, de molettes, d'interrupteurs, de voyants, surmontée d'une colonne de verre gorgée de lumière.
Encadrant le poste de pilotage, quatre piliers rocheux montaient en courbe dans les hauteurs du Tardis.
L'exilé lança son trench-coat sur un vieux porte-manteau perroquet qui se mit à danser sur lui-même, emporté par le poids du vêtement. À son approche le ronronnement continue des machines se mua en grognement réprobateur.
-Oui, j'ai découché, épargne-moi ton sermon, trancha le voyageur à l'attention du Tardis.
Au milieu des boutons et des manettes, il saisit une tasse de thé froide, au rebord marqué par le tanin, et l'engloutit. Il saisit ensuite un sachet en papier, y plongea la main, en sortit un petit bonbon et l'avala également.
-Décidément, tout m'échappe en ce moment, marmonna-t-il en apercevant un miroir perché au-dessus des commandes au bout d'un bras escamotable.
-Depuis quand c'est là ça ?
Les ronronnements du Tardis se firent un peu plus discret lorsque le voyageur se pencha vers son reflet.
Il avait changé.
Les Seigneurs du Temps avaient la capacité de se régénérer, d'obtenir une nouvelle apparence, un nouveau corps. Cela arrivait généralement au seuil de la mort.
L'activation du Moment était-elle la cause de cette régénération ?
Ses souvenirs étaient incertains, aussi mettait-il cela sur le compte de la perturbation temporelle causée par l'événement.
Toujours était-il que le voyageur faisait face à un nouveau visage : un nez tombant, un front large et les oreilles légèrement décollées le tout accompagnés d'un regard profond, intense, indéniablement fou.
Il éclata de rire à nouveau :
-Est-ce là ma punition ? Le visage d'un dément ?
Il était habitué à ses changements. Pour autant qu'il se souvienne ce devait être son neuvième visage. Ou bien était-ce le dixième ?
Pouvait-il considérer être lui-même à nouveau ?
Il termina sa tasse à la hâte, bavant sur sa barbe, goba un dernier Jelly baby, puis disparu au pas de course dans les corridors.
C'est donc après avoir retroussé les manches de sa chemise usée qu'il quitta le Tardis, les mains serrées sur le manche d'une lourde pioche.
Les jours qui suivirent furent consacrés à la destruction méticuleuse de ce qui restait de sol en béton. Au rythme des chocs métalliques des coups de pioches, l'exilé mit finalement à jour une étendue de terrain suffisante pour mettre son projet à exécution.
L'arbre grandit. Ses fruits donnèrent des graines. Le temps et son Seigneur en avaient fait une plantation.
Il était sur ce monde depuis quelques années maintenant.
Assis dans un confortable fauteuil qu'il avait traîné hors de tardis, l'homme contemplait son œuvre à l'ombre d'un muret de pierre couvert par la verdure.
Au loin, la mer chantait. Le vent soufflait délicatement entre les bananiers.
Quelques animaux venaient parfois en chaparder les fruits. Fruits dont le voyageur commençait à se lasser.
Il avait l'impression d'avoir "guéri" les lieux. Peut-être s'était-il guérit un peu lui-même par la même occasion.
Peut-être allait-il pouvoir reprendre son nom finalement.
Il se leva. Traversa une dernière fois sa modeste bananeraie en direction de sa boîte bleue, où il disparut sans un regard pour les ruines de Villenguard.
Le Tardis se réveilla. La lumière à son sommet se mit à clignoter mollement, au rythme du ronronnement des machines.
Lentement, la boîte bleue s'évanouit. Emportant avec elle le dernier des Seigneurs du Temps.