Une Nouvelle Terre
— Oh, doux Jésus ! Je suis un tatouage ambulant !
L’inimitable voix traînante de Cassandra ramena le Docteur et Rose à la réalité, et ils se séparèrent avec précipitation. La jeune femme n’eut plus besoin d’être rattrapée cette fois-ci, mais le Docteur garda tout de même un bras autour de sa taille en guise de protection. Il fut reconnaissant qu’elle ne protesta pas.
Saine et sauve aux côtés du Docteur, Rose se retourna pour voir l’étrange petit assistant de Lady Cassandra en train de leur montrer ses bras et ses mains – tous marqués du même motif amibien de tatouages en spirale – et tressaillit lorsqu’elle le reconnut comme étant nul autre que Cassandra elle-même, examinant sa nouvelle peau pâle.
Le sourire du Docteur s’effaça aussitôt :
— Tu ne peux pas rester dans ce corps, dit-il à Chip, la voix sévère. Désolé, Cassandra, mais ce n’est pas juste. Je vais t’emmener en ville. Ils pourront te fabriquer une enveloppe cutanée, et tu seras jugée pour tout ce que tu as fait !
— Et moi j’aurais une place au premier rang, lâcha Rose avec un regard noir. (D’une main, elle s’évertuait à remonter son décolleté, dont l’indécence n’était qu’un énième rappel de tous les affronts que Chip et sa maîtresse lui avaient faits subir :) Tu viens de me filer la migraine du siècle, espèce de sale PU…
— Purifies un peu ton langage, ma chérie, rétorqua Cassandra avec un sourcil levé, supplantant la voix aigüe et pleurnicharde de son serviteur avec l’accent minaudant qui lui était propre. Tu devrais plutôt me remercier. Après tout, j’ai fait une sacrée impression dans ta petite tête, n’est-ce pas ? C’est normal ; je suis fabuleuse !
Elle tourna son attention vers le Docteur, se caressant théâtralement le menton :
— Un jugement, dis-tu, Docteur ? Eh bien, voilà qui serait un arrangement plutôt dramatique. Probablement mon meilleur moment… En tout cas, ma meilleure tête !
Et elle toucha d’une main affectueuse le drôle petit couvre-chef bleu perché sur son crâne, couronnant le tout d’un clin d’œil et d’un sourire. Le Docteur grogna, mais Rose – malgré elle – faillit éclater de rire.
— Mais j’ai bien peur que le temps nous manque, poursuivit Cassandra avec un soupir. (Elle plissait son front tatoué avec la plus grande concentration, comme pour se montrer attentive aux inconforts internes ressentis par son nouveau corps masculin :) Voyez-vous, le pauvre petit Chip n’avait qu’une demi-vie. Et il ne va pas si bien…
Elle s’arrêta. Cligna les yeux de surprise. Un regard d’appréhension se dessinait lentement sur le visage laiteux de son serviteur :
— Son cœur est en arythmie. Il est en train de défaillir. Je doute fort qu’il dure encore très l…
Une vive douleur sembla traverser ses côtes, lui arrachant un hoquet de stupeur. Sans prévenir, toute la force disparut des genoux de Chip et ses jambes se plièrent sous lui comme du caoutchouc. Le Docteur fit un bond en avant pour amortir sa chute et s’aperçut que Rose était là avec lui, l’aidant à soutenir le poids du petit homme tandis qu’ils le déposèrent doucement au sol.
— Est-ce que ça va ? demanda Rose, sachant au fond d’elle que ça n’allait pas bien du tout. Même après toute la tourmente que l’esprit tordu de Cassandra lui avait fait vivre, la jeune femme avait encore envie d’aider.
— Oh, oui. Je vais bien, je... (Cassandra prit une inspiration tremblante, pressa une main tatouée contre la poitrine de son serviteur, puis amenda vite son propos :) Je meurs…
Et en effet, les yeux brillants de Chip commençaient à devenir troubles. Sa respiration se faisait de plus en plus rauque. Relevant la tête, et voyant que le Docteur et Rose s’étaient tous les deux agenouillés avec inquiétude à côté d’elle, Cassandra parvint à lâcher un faible petit rire :
— Mais… mais ça ne fait rien ! (À vrai dire, elle avait presque l’air agréablement surprise.)
— Je peux t’emmener en ville… proposa à nouveau le Docteur d’une voix douce.
Ce qui lui valut un regard étonné de la part de Rose. Il y avait peu de temps encore, le Docteur s’était lui-même défini comme quelqu’un qui ne donnait pas de secondes chances. Elle se souvenait comment il avait terrassé le chef des Sycorax ; un seul avertissement et c’était tout – pas de quartier. Et pourtant le voilà qui était prêt à exonérer Cassandra, même après tout ce qu’elle avait fait.
Il était vraiment un homme nouveau…
Mais Cassandra secoua lentement la tête. Le visage de son fidèle serviteur était blême :
— Non, dit-elle faiblement, et il y avait une solennité dans sa voix qui n’y était pas auparavant. Non, c’est inutile… Tout est nouveau sur cette planète. Il n’y a plus aucune place pour Chip et moi, à présent…
Rose ne savait pas quoi répondre. Elle ne s’attendait surtout pas à éprouver de la peine pour Cassandra ; pas plus qu’elle n’arrivait à comprendre pourquoi une personne qui s’était si longtemps acharnée à la survie pouvait renoncer aussi facilement. Mais la voir soudainement affaiblie comme ça ; la regarder en train de mourir – cette vieille excuse ridicule pour une conscience humaine – remua quelque chose dans son cœur.
Était-ce de la pitié ?
— Tu avais raison, Docteur… (La voix volée de Chip s’étriqua dans sa gorge alors que Cassandra s’efforça de calmer ses derniers nerfs.) Il est temps de mourir. Et j’en suis heureuse…
Et elle était sincère.
— Docteur, dit Rose. On ne peut pas faire quelque chose pour elle ?
Le Docteur la regarda un moment.
— Il y peut-être une chose… dit-il doucement. Peut-être. Allez viens, aide-moi à la relever.
Et au plus grand étonnement de Cassandra, le Docteur et Rose la prirent chacun par un bras et, ensemble, aidèrent son corps volé à se remettre debout.
Eh bien. Voilà qui est inattendu.
Durant toute sa vie, Cassandra a été gâtée et privilégiée ; totalement immodérée dans sa cupidité et son égoïsme. Elle a trompé, comploté, tué… elle est même allée jusqu’à voler la vie des autres pour rallonger artificiellement la sienne ! Des siècles d’auto-préservation ne peuvent pas être abandonnés aussi facilement. Alors pourquoi commencer maintenant ?
Peut-être qu’elle connaît la vérité. Peut-être qu’elle vient de comprendre – beaucoup trop tard – que son transfert dans le corps de Chip l’a condamnée. Ses traits sont devenus les siens, comme prévu ; mais Cassandra était tellement enivrée par son propre égo qu’elle a oublié les limites physiques de son nouvel hôte. Ce corps continuera simplement de mourir, faible et fatigué. Tellement, tellement fatigué... Elle ne peut pas le contredire ; ne peut pas instaurer cette soif de vivre dans la chair de son serviteur quand le corps lui-même n’est pas fait pour durer. À vrai dire, avec tous les traumatismes qu’elle lui a faits endurer aujourd’hui, son heure est presque déjà venue.
Son petit Chip… qui l’a sauvée. Soignée. Vénérée.
Peut-être que Cassandra est juste fatiguée de se battre. Peut-être qu’elle s’avoue enfin vaincue. Aujourd’hui, en prenant possession de corps qui ne lui appartiennent pas, elle a pu voir le monde d’un autre regard. Celui de Rose Tyler. Celui de la Chair. Celui du Docteur. Maintenant, elle peut sentir ce que Chip lui-même a ressenti ; voir la vision qu’il a d’elle, sa Lady Cassandra – et constate que c’est une vision déficiente, creuse et fausse.
Ce n’est rien. Elle n’est rien.
Elle n’est pas belle, elle n’est pas « pure »… elle n’est même pas humaine, pas vraiment, et ne l’a pas été depuis très longtemps. Elle a échoué, et maintenant elle est en train de mourir.
Ils sont en train de mourir…
Peut-être qu’après aujourd’hui, Cassandra a enfin compris ce que le Docteur lui-même lui avait dit sur la Plateforme Un :
« Chaque chose a son temps, et tout doit mourir un jour… »
Et ce sera une mort partagée. Maîtresse et serviteur ensemble.
Ils quittèrent la Nouvelle Terre avec regret.
Les premières noirceurs de la nuit approchaient rapidement, et le soleil de la planète était d’un rouge ardent alors qu’il s’enfonça de plus en plus bas à l’horizon, projetant de longues ombres sur les prairies d’herbe à la pomme. Soutenant Cassandra dans le corps de Chip entre eux, le Docteur et Rose se frayèrent un chemin à travers les policiers qui affluaient encore par les portes de l’hôpital et sortirent enfin à l’air libre.
Personne ne les arrêta. Personne ne semblait même avoir remarqué qu’ils étaient partis. Et donc dans une étrange et silencieuse procession, ils se mirent tous les trois à remonter la pente raide qui les mèneraient aux falaises balayées par le vent, où le TARDIS les attendaient à environ un kilomètre de là.
Le chemin fut long et pénible. Ils étaient continuellement obligés de faire des pauses car à chaque minute, le corps de Chip devenait de plus en plus faible, alors même que Cassandra le força à avancer. Elle n’était pas la seule à avoir du souci – Rose elle-même était tellement épuisée que ça demandait tous ses efforts pour soutenir Cassandra sans tomber par terre.
Quelle journée ! Pour être honnête, la jeune femme ne pouvait pas s’empêcher de se sentir un peu déçue. Tout avait pourtant si bien commencé: elle et le Docteur auraient pu profiter d’un séjour agréable ensemble à New New York ; peut-être aller voir un spectacle sur New Broadway, faire du lèche-vitrine sur New Fifth Avenue... et à la place, ils avaient passé la journée à tourner en rond de haut en bas dans un foutu hôpital ! Il y avait toute une ville à voir là-bas, et Rose n’avait même pas pu y poser les pieds. Franchement… c’était comme être emmenée à visiter Paris et passer tout le voyage à se balader dans l’aéroport !
Un gentleman aurait peut-être eu l’amabilité de me laisser son manteau… grelotta-t-elle, en regardant avec jalousie le manteau brun du Docteur flotter dans la brise tandis qu’ils montèrent toujours plus haut. Ses bras nus étaient exposés à la fraîcheur du soir ; la jeune femme était enfin parvenue à reboutonner son chemisier correctement, mais sa propre veste avait été la première victime du relooking forcé que lui avait imposé Cassandra dans le sous-sol de l’hôpital et elle n'avait jamais eue l’occasion de la récupérer.
Les collines d’herbe à la pomme s’étendaient devant eux à perte de vue. Rose se demanda, brièvement, s’ils étaient en train de traverser la même clairière verdoyante où elle et le Docteur s’étaient reposés ce matin-là – c’était vraiment ce matin-là ? – puis détourna rapidement la tête. Elle ne voulait plus y penser. Elle se sentait si… vide, maintenant. C’était comme si Cassandra lui avait arraché quelque-chose aujourd’hui et avait empoisonné ce souvenir spécial ; l’avait gâché. Même l’herbe à la pomme sentait amère, à présent.
Ils s’arrêtèrent de nouveau pour laisser Cassandra le temps de reprendre son souffle, regardant l’horizon ensemble au bord de la falaise. En contrebas venait le bruit doux des vagues qui s’affalaient paisiblement contre le rivage, et loin au-dessus, Rose pouvait entendre le faible bourdonnement de la circulation aérienne de New New York. Les navettes virevoltaient ci et là autour de la ville majestueuse ; des points de lumière scintillant comme des diamants dans un ciel d’ébène.
L’ancien New York avait eu droit au surnom de « la ville qui ne dort jamais ». Cette quinzième version n’était guère mieux…
— Nouvelle Terre... dit enfin le Docteur en contemplant la vue devant eux ; même la nuit, c’était d’une beauté saisissante. Cette planète existera pendant encore un milliard d’années. Puis les humains iront ailleurs, et trouveront une autre planète Terre. Puis une autre. Et une autre…
— Et… ça se finit où ? lui demanda Rose en claquant des dents, tandis que le vent froid soupira autour d’eux.
Le Docteur semblait perdu quelque part dans ses pensées.
— J’en sais rien, avoua-t-il enfin. Peut-être que ça ne finit jamais.
— Je ne serais plus là pour le voir… murmura Cassandra avec la voix rauque de Chip.
— Personne ne voit tout, dit le Docteur. Même quelqu’un comme moi.
Ses yeux avaient un regard lointain, comme s’il percevait quelque chose qui était invisible aux deux autres. Mais c’était ça, le Docteur, en somme : parfois si proche, et pourtant si distant. Rose repensa à toutes les choses aujourd’hui qu’elle ne lui avait pas dites ; les questions qu’elle voulait lui poser. Peut-être qu’un jour bientôt elle le ferait – parce qu’il y avait encore une chance qu’il voudrait les entendre…
Mais là, ce n’était clairement pas le moment. Ça serait plus facile pour eux deux désormais, de faire semblant. De mentir. Ils étaient doués pour ça...
— Ce cœur est en train de ralentir… souffla Cassandra. J’en ai plus pour longtemps. Vous pouvez me laisser, maintenant. J’ai une vue magnifique...
— Docteur… dit Rose. Et elle le prit à part un instant, et lui parla doucement et rapidement, sa voix quasiment perdue dans les hurlements du vent. Le corps de Chip était tombé à genoux à côté d’eux, essayant de se trouver un dernier reposoir confortable dans l’herbe à la pomme. Puis une ombre s’abattit sur son champ de vision, et Cassandra releva la tête.
Le Docteur la regardait fixement.
— Ne crois pas une seule seconde que je t’ai pardonnée, Cassandra, dit-il. Tellement de gens sont morts à cause de toi. Et je n’ai pas oublié la Plateforme Un…
Il y eut un silence, car le Docteur avait hésité. Il semblait sur le point de prendre une décision :
— Mais… poursuivit-il, avec un long regard vers Rose. Je suis aussi d’humeur généreuse aujourd’hui. Allez, relevez-vous, tous les deux. Je crois qu’on peut encore vous emmener quelque part…
Et ensemble, lui et Rose prirent Chip par les épaules et remirent Cassandra debout. Il leur restait encore quelques pas chancelants de plus vers le TARDIS avant de pouvoir refermer les portes pour de bon sur la ville de New New York.
— Où est-ce qu’on va ? demanda-t-elle.
— On va s’inviter à une soirée…