Une Nouvelle Terre
Bon. Voilà qui était irritant.
Pour commencer, elle était d’une blondeur différente, aux racines négligées. Ses yeux – écarquillés d’horreur et reflétés dans la vieille glace convexe que Chip avait déniché pour elle pendant une de ses fouilles quotidiennes – étaient bruns, pas bleus. Et sa voix, lorsqu’elle parla enfin, était nasale et stridente et grinça dans sa gorge ; toute trace de l’accent londonien ayant disparu.
Des jeunes hommes farceurs et entreprenants venaient de lui murmurer des choses scandaleuses à l’oreille. Des ragots. Des plaisanteries. Des propositions coquines. Ils ne le pensaient pas vraiment, bien entendu – bien qu’elle n’était pas gênée d’admettre que même le plus vulgaire des frissons pouvait encore la titiller un peu. Oh, ces vilains garçons et leurs mauvaises langues...
Non, non, ne mélange pas tout. Ça, c’était le film du projecteur, qu’elle avait renversé dans sa hâte d’atteindre le miroir. Quelle maladroite ! La vieille chose gisa maintenant par terre en éclats avec son ampoule fracassée, ses anciennes bobines faisant clic-clic-clic jusqu’à ce qu’elles zigzaguèrent lentement à l’arrêt. Les vieilles images de la fameuse soirée vacillèrent sur le mur avant de disparaître.
Non pas que Lady Cassandra accorda beaucoup d’attention à tout ça. Debout sur des jambes chancelantes dans la pénombre du sous-sol, elle se contorsionna dans tous les sens pour avoir un meilleur aperçu de sa nouvelle anatomie ; horrifiée par ce qu’elle était devenue :
― Non mais regarde-moi ça ! De la classe à la populace !
Des mains fébriles – si fines et étrangères mais entièrement sous son contrôle – palpèrent de partout le corps qui avait jadis appartenu à Rose Tyler. L’examinant sous tous ses angles, tirant maladroitement sur les manches et le tissu froissé de vêtements qu’elle n’avait jamais portés dans sa vie. Jusqu’à maintenant…
Des vêtements ! Voilà autre chose à laquelle elle allait devoir se réhabituer... Les traits de la jeune femme se tordirent de dégoût lorsque Cassandra contempla la silhouette qu’ils donnaient à sa forme dérobée. Beurk, beaucoup trop ronde. Son troisième mari en disait autant. Sans doute est-ce pour cela qu’il l’avait quittée… ?
― Quoique...
Elle s’arrêta. Une de ses mains, effleurant curieusement le nouveau terrain, trouva la fermeture éclair sur la veste de Rose et la tira vers le bas. Et tout à coup, Cassandra fut bien plus disposée à voir le bon côté des choses…
― Ooooouuuh... murmura-t-elle admirativement en voyant sa nouvelle poitrine rebondie. Des courbes… !
Chip observa sa nouvelle maîtresse avec fascination alors qu’elle dézippa la veste de Rose un peu plus, glissant vite des mains baladeuses sous le tissu pour tripoter son intimité. Dix secondes plus tôt elle avait été révoltée ; maintenant Cassandra était en train de sautiller et de se trémousser d’excitation devant le miroir – Hop ! Hop ! Hop ! – observant avec joie les miracles de la gravité sur le ballottement de ses nouvelles rondeurs :
― Oh-ho baby ! C’est comme vivre à l’intérieur d’un ballon gonflable !
― Ma Maîtresse est magnifique ! se réjouit Chip, qui était maintenant en train de sautiller en même temps qu’elle comme un enfant, ravi pour la bonne fortune de sa patronne.
Le compliment remua quelque chose dans la mémoire de Cassandra, et une part d’elle soupçonna avoir déjà entendu ça quelque part... Mais qu’importe ; cela mit certainement un peu de baume à son ego meurtri.
― Assolutamente ! Elle laissa le mot glisser de la bouche de Rose avec une sensualité surprenante, goûtant à la saveur d’une langue qu’elle n’avait pas parlée depuis des siècles. Son petit caprice sitôt oublié, elle se retrouva maintenant à sourire à son reflet, contemplant son nouveau corps dans tous ses détails. La jeune femme dans le miroir lui rendit son sourire, ses cheveux joyeusement décoiffés, son visage rougi de plaisir. Cela faisait longtemps que Lady Cassandra se souvenait d’avoir souri.
Oh, comme tout cela lui avait manqué ! Enfin libre, enfin autonome ! Le sentiment était merveilleux, et Cassandra s’en abreuva comme une éponge. Elle ressentait un millier de sensations oubliées, se souvint d’un million d’autres qu’elle souhaitait redécouvrir. La féminité était au rendez-vous dans ce corps et – oh, ces courbes ! Elle était restée plate bien trop longtemps : à présent, les courbes étaient le nouveau noir.
La vie, s’avèra-t-il, n’est pas si facilement anéantie. Après tout ce temps confinée à un cadre métallique ; cachée ici à se dessécher dans ce trou… Elle, Lady Cassandra ; réduite à une blague. Seule. Existant à peine. Ses fortunes ruinées, sa réputation tout sauf détruite, et maintenant…
Et maintenant la voilà ici. Debout. Ivre de joie.
Proprement humaine à nouveau.
Et vivante ! Cassandra pouvait sentir un cœur qui battait dans sa poitrine et de l’air qui remplissait ses poumons. Rien que l’acte simple de respirer lui apporta une fraîche excitation qu’elle avait presque oubliée. C’était glorieux, absolument glorieux ! Oh, ce qu’elle aurait donné là maintenant pour être nue... !
À vrai dire, la notion lui paraissait si alléchante que Cassandra était bien décidée à la mener à son terme. Elle s'apprêtait tout juste à se déshabiller sur-le-champ, au diable la pudeur – lorsque quelque chose par-dessus l’épaule de Chip capta son attention :
― Oh, mais regarde...
Se détournant du miroir avec un froncement de sourcils, Cassandra dirigea délicatement son nouveau corps 3-D à travers la pièce jusqu’à l’échafaudage en métal qui avait soutenu sa glorieuse et mince personne à travers tant d’années.
Il n’en restait pas grand-chose. Son ancienne peau avait disparue ; complètement évaporée. Une légère odeur de brûlé imprégna l’air. Et là, en-dessous, flottant toujours dans sa petite jarre chimique, était le cerveau que Cassandra appelait jadis le sien – pratiquement réduit en bouillie lorsque personne ne regardait.
― Oh… (Chip ôta tristement sa petite charlotte en voyant l’ancien cadre de sa patronne, qui lui paraissait drôlement vide sans sa peau lisse tendue entre les bordures :) La matière cérébrale a expiré. Mon ancienne Maîtresse a disparue...
― Mais elle est saine et sauve là-dedans… affirma Rose Tyler à côté de lui, et se tapota la tempe avec un sourire. Sa voix comportait une froide note de snobisme, désormais ; remplaçant les voyelles londoniennes habituelles avec quelque chose de radicalement plus bourgeois et distingué. La preuve manifeste que la psycho-greffe avait bel et bien accomplie sa tâche.
Rassuré, Chip lui rendit nerveusement son sourire. Jusqu’à ce qu’une autre pensée ne vienne le préoccuper :
― Mais qu’est devenu l’esprit de l’enfant Rose ?
― Oh… Cassandra aurait sincèrement préféré qu’il ne souleva pas la question. Elle était tellement captivée par sa nouvelle apparence que c’était facile d’oublier qu’elle n’était pas exactement seule là-dedans. Quelque chose – quelqu’un – la narguait du fin fond de son esprit ; une impression vague, à peine lucide, mais néanmoins présente…
C’est Rose. Bien évidemment. Son corps ne lui appartenait plus mais elle était encore là, la petite pouffiasse ; partageant tous les petits luxes que se permettait désormais Cassandra sans pouvoir y faire quoi que ce soit. Et elle n’était pas contente.
― Enfoui... dit-elle enfin avec un haussement d’épaules. J’arrive tout juste à entrevoir la surface de sa mémoire, elle est...
Chip regarda sa maîtresse prendre tout à coup un air pensif tandis que sa conscience se mit à puiser dans la tête de la jeune femme ; creusant profondément dans ses souvenirs et les feuilletant comme les pages d’un livre.
Rose n’était pas venue sur la Nouvelle Terre toute seule. Ce bel inconnu avec elle à la surface ne pouvait pas être très loin derrière. Cassandra se souvint avoir brièvement aperçu son visage tout à l’heure, à travers l’une de ses araignées. Quel spécimen… Avec un peu de chance, il pourrait peut-être devenir son joli nouveau garde-du-corps dans ce trou à chats. Ou alors, le cas échéant, un homme de plus à éviter…
Mais bon. S’émanciper de son ancienne peau avait été l’étape la plus difficile. Le corps de la blondasse ferait l’affaire pour le moment – du moins, le temps d’obtenir ce qu’elle voulait de ces chats. Encore quelques heures, puis elle serait complètement assimilée ; l’esprit de la petite morveuse disparaîtrait pour de bon, et alors cette nouvelle peau serait à elle. À elle seule…
Cassandra eut soudain le souffle coupé. Des informations toutes fraîches venaient de monter à la surface, et tout un déferlement d’images inédites prit le dessus, surgissant à travers son crâne.
Ces dernières commencèrent petites, au début. De brefs aperçus de lumière dorée et de chants… L’espace, noir et terrible… Juste un instant, le long hurlement d’un loup qui la pourchassait à travers des lieux sombres… le grondement d’« Extermination ! » de monstres métalliques hors du temps…
Et puis… des murmures. Des murmures de conversations passées, résonnant au plus profond de son esprit :
« J’ai absorbé toute l’énergie du vortex du temps, et personne n’est censé faire ça ! Chaque cellule de mon corps est en train de mourir. »
« Tu ne peux pas faire quelque chose ? »
« Ouais, c’est ce que je suis en train de faire ! Les Seigneurs du Temps ont cette petite ruse... »
Seigneurs du Temps ? Eh bien, voilà qui dépassait tout, en termes de nouveauté ! Toutes les choses que ces yeux avaient vus... des mondes différents, des époques différentes ! Une boîte bleue aux entrailles immenses… La Plateforme Un… Cet homme ridicule avec ses énormes oreilles et son sourire stupide… Et des étoiles, des masses et des masses d’étoiles…
Puis – Noël. Avec l’individu gringalet de la surface. Ensemble, main dans la main, sous une tombée de neige qui avait un goût de cendres. Mais son accent du nord avait disparu. Maintenant, il parlait un peu comme elle :
« J’ai seulement cru... parce que j’ai changé... »
« Ouais, je me disais, parce que t’as changé… peut-être que tu ne voulais plus de moi... »
Une minute… Changé ? Qu’est-ce que ça voulait dire, ça, changé ?
« Oh non, j’adorerais que tu viennes ! »
« OK, super ! »
Et puis aujourd’hui. Des pommes… Elle pouvait sentir des pommes. Debout, au bord d’une falaise… L’odeur de pommes fraîches dans ses narines, le vent dans ses cheveux ; frémissante de bonheur :
« Voyager avec toi… je… j’adore ça. »
L’homme était là, lui aussi. Si différent ; ses jeunes traits n’ayant rien de ceux qu’elle avait gravés si haineusement dans sa mémoire. Mais Cassandra savait désormais que c’était lui, Seigneur, c’était lui – ça ne peut être que lui…
Le même homme qui avait causé sa perte sur la Plateforme Une. L’homme qui avait tout gâché.
L’homme qui l’avait assassinée.
― Bonté divine… (Les yeux bruns dérobés de Rose s’écarquillèrent avec une trace de panique.) Elle est avec LE DOCTEUR !
Le Docteur avait laissé Novice Hame veiller sur Face de Boe. Il déambula à travers la Section 26 avec les mains dans les poches, mettant toute sa volonté pour ne pas refaire les cent pas. Tout autour de lui, des rangées et des rangées de patients: chacun d’eux bénéficiant des soins attentionnés des nonnes qui, dans leurs longues robes et leurs voiles blancs, semblaient planer sur les sols brillants sans jamais les toucher…
La régénération apportait toujours son lot de surprises. Le Docteur n’en était encore qu’à ses débuts – encore en train de se tester, de prendre la mesure de sa nouvelle personne – mais s’il y avait bien un trait de caractère pas du tout surprenant que son changement s’était bien assuré de conserver, c’était qu’il détestait attendre.
Aussi longtemps que lui et Rose avaient voyagés ensemble à travers l’espace-temps, rien ne semblait s’arrêter. De la Plateforme Une au Satellite Cinq, du Cardiff victorien au Blitz de Londres et jusqu’aux planètes-prisons de Justicia, ça avait été le voyage de toute une vie – à travers la peur, le chagrin et le feu de l’action – et ça avait tout commencé avec un seul mot : « Cours !»
Maintenant, les voilà qui étaient repartis pour une seconde tournée, sa première virée avec ce nouveau visage, et le Docteur courait toujours. Et Rose courait toujours à ses côtés : un peu plus mature, plus perspicace peut-être, et encore plus débrouillarde qu’avant. Seulement, avec des jours comme celui-ci, une part de lui ne voulait rien de plus que de courir dans la direction opposée…
Ce n’était pas seulement une question de vécu (le Docteur s’était réveillé une fois dans la morgue d’un hôpital à San Francisco, et depuis lors avait été hanté par la certitude que si jamais il repassait les portes d’un tel endroit, il se ferait anesthésié et disséqué plus vite qu'on ne pourrait dire « Seigneur du Temps »). Non… c’était quelque chose dans cet hôpital en particulier – avec ses infirmières-chats un peu trop polies, ses espaces un peu trop propres et l’absence distincte d’une petite boutique – qui le mettait exceptionnellement mal à l’aise. Alors que son cerveau se remit à énumérer toutes les maladies qui pouvait être contenues dans ce seul et même espace, le Docteur épia quelque-chose qui le fit revenir sur ses pas.
Eh bien. Voilà qui était bizarre. Une patiente blonde qu’il avait vue en train d'occuper le lit à côté de Face de Boe venait d’être remplacée par une femme brune. Depuis combien de temps, environ, sept minutes ? D’ailleurs, ce n’était pas seulement une patiente : plusieurs malades ici avaient déjà nettement meilleur mine qu’avant. Qui avait déjà entendu parler d’un rétablissement aussi rapide ?
Le Docteur reprit ses déambulations. Oui, très bizarre… Son esprit s’attaquait déjà à-moitié aux possibilités – mais l’autre moitié était encore sur cette vague prophétie que Hame lui avait racontée au sujet de Face de Boe :
« Il est dit qu’il parlera à un voyageur. À l’homme sans maison. Le dieu solitaire… »
Ca ne lui demandait pas beaucoup de réflexion pour faire les rapprochements et deviner de qui l’histoire parlait… Et le Docteur était démangé par la curiosité, à présent. Un grand secret ? Quoi, venant d’un être encore plus ancien que lui ?
Nan, ce n’est qu’une légende ! essaya-t-il de se dire. Comme disait Hame : des petites histoires ; des ragots sans valeur. Faut pas croire à tout ce que disent les chats… !
Mais les prophéties étaient dangereuses ; parce que dans le cas du Docteur, celles-ci avaient la fâcheuse habitude de se réaliser – et pour lui, découvrir la vérité était irrésistible.
Oh, ça lui donnait le tournis ! Tous ces doutes, ces peut-être, ces « et si »… et il n’avait personne avec qui les partager ! Le Docteur n’était pas quelqu’un à vouloir presser les malades, mais il espérait vraiment que Face de Boe se réveillerait bientôt. Il voulait connaître ce dernier secret tout de suite.
« Le Dieu Solitaire » – voilà qui lui ressemblait beaucoup… Il pouvait presque entendre Rose ironiser : « Eh bien, y’a pas moyen que ce soit toi ! »
En parlant de Rose…
Elle n’était toujours pas arrivée !
Le Docteur sortit ses mains de ses poches et les passa distraitement dans ses cheveux alors qu’il se demanda encore une fois où la jeune femme avait bien pu passer. Près d’une demi-heure s’était écoulée depuis qu’ils s'étaient retrouvés séparés au rez-de-chaussée. Il ne lui fallait quand même pas aussi longtemps pour monter vingt-six étages dans un ascenseur ?
Son instinct le plus fort était d’aller à sa recherche – juste pour s’assurer qu’elle aille bien – mais il ne voulait pas partir non plus, au cas où Face de Boe reprendrait ses esprits. Il décida de patienter encore un peu. Quelques minutes, peut-être. Après tout, c’était dans sa nature, à Rose, de s’égarer ; elle était probablement juste en train d’explorer quelque part avant de revenir le rejoindre.
Et pourtant…
Bien qu’il avait essayé de se dire que rien entre eux n’avait changé, pas vraiment, et que les bases étaient restées les mêmes – nouveau corps, même personne – le Docteur savait qu’il était devenu beaucoup plus protecteur envers Rose que d’habitude, dernièrement. Il commençait même à croire qu’il s’était « imprégné » sur elle. Comme un poussin à la sortie de son œuf.
Deux infirmières-chats parlaient ensemble à voix basse derrière lui. Allez, Docteur, encore quelques minutes... Quand on est un voyageur dans l’espace-temps – et un Seigneur du Temps, en plus – on a tout le temps du monde devant soi !
Le Docteur capitula.
― Novice Hame ! dit-il, retournant à grands pas vers le fond de la salle avec un sourire charmant. Est-ce que vous auriez un téléphone que je pourrais emprunter ?
En bas, Cassandra se retira des profondeurs du subconscient de Miss Blondasse et repoussa les images au loin dans sa tête, se cramponnant à son ancien cadre vide pour encaisser le choc.
Chip se pencha vers elle avec inquiétude :
― Maîtresse ?
― Cet homme… c’est le Docteur ! dit-elle dans un crachat, se retournant vers son serviteur avec une colère si féroce et soudaine qu’elle le fit reculer d’effroi. Le même Docteur avec un nouveau visage ! Quel HYPOCRITE !
Chip garda prudemment ses distances. T Sans prévenir, toute la rancune que Cassandra avait pu accumuler à l’égard du Docteur au cours de ces 23 dernières années venait d’atteindre un point d’ébullition et la mettait dans une rage qu’elle arrivait à peine à contenir. Bon Dieu, comme elle le haïssait ! Elle, qui avait explosé dans la chaleur de la Plateforme Un, ayant utilisée toute sa meilleure peau la première fois ; ne laissant rien derrière elle hormis sa matière grise et un tas de restes gluants – et le revoilà encore, ce maudit Docteur ; dépecé de son ancien corps pour en endosser un nouveau, juste pour continuer à vivre ! Non mais franchement, pour qui se prenait-il?
Cassandra porta une main à son visage volé. Oh juste ciel, elle était en train de grimacer ! Ça, ça n'irait pas du tout. Avec un énorme effort, elle prit une profonde et digne inspiration et força ses traits usurpés à se relaxer. Il fallait qu'elle fasse attention ; toute cette belle peau neuve… il ne faudrait pas se donner des rides si prématurément ! Pas quand le Docteur était là pour lui faire concurrence…
― J’aimerais bien connaître le nom de son chirurgien ! murmura Cassandra en revenant rageusement sur ses pas jusqu’au miroir. Je pourrais lui demander un petit travail ! Cela dit…
Elle pivota pour voir Rose de profil, et glisse une main admirative sur la rondeur de ses fesses.
― Joli pare-chocs arrière… Mmmmh !
En la voyant cambrée ainsi devant la glace, se livrant à toutes sortes d’attouchements sans la moindre pudeur, Chip se demanda si la Maîtresse ne s’amusait pas un peu trop avec son nouveau physique. Cette session de pelotage impromptue fut rapidement écourtée, cependant, lorsqu’un carillon insistant se mit à retentir à travers le sous-sol et les fit tous les deux sursauter.
― Oh ! se renfrogna Cassandra en regardant sa nouvelle croupe avec surprise. On dirait un bruit de sonnerie ! C’est normal que ça sonne ? Ça fait si longtemps que je n’ai pas eu de…
Curieux, ses doigts tâtonnèrent un instant le jean noir de la blonde avant d’effleurer une bosse révélatrice en train de vibrer dans sa poche arrière. Elle en sortit un petit machin bruyant et le tint à bout de bras, abasourdie par le mini-écran monochrome et le logo Nokia archaïque.
Voyant son regard interloqué, Chip s’avança avec une devinette :
― Un appareil de communication primitif, je crois, Maîtresse.
― Quelle antiquité ! Qu’est-ce que je dois faire… ?
« Réponds ». La pensée jaillit spontanément de l’intérieur de sa tête. Consciente des soupçons qu'elle pourrait s'attirer si elle ne le faisait pas, Cassandra appuya maladroitement sur le clavier du téléphone jusqu’à ce qu’elle trouva le bon bouton, décrochant au bout de la troisième sonnerie.
Une voix masculine impatiente s’élèva du combiné :
― Rose, où es-tu ?
Les mots la glacèrent d’une frayeur soudaine. Oh, bon sang, c’étaitlui ! Le Docteur ! Comment diable l’avait-il retrouvée si vite ?
Brièvement, la conscience refoulée de la jeune femme fut ramenée brutalement à la surface – débordante de panique, d’exubérance et d’espoir – et Cassandra était sérieusement tentée de mettre fin à l’appel et de l’ignorer complètement. Le Docteur était la dernière personne à qui elle souhaitait parler !
Mais ensuite elle se ravisa. Ce ne pouvait pas être une simple coïncidence qu’il se retrouvait ici sur Nouvelle Terre dans cet hôpital, avec sa précieuse petite délinquante... c’était un signe du destin ! Pourquoi ne pas ravaler sa fierté quelque temps, histoire de voir ce qui se passerait ? Peut-être que la situation pourrait même tourner à son avantage…
― Rose ? Ça va ?
― Comment elle parle... ? souffla Cassandra à Chip, pressant le combiné contre son oreille.
― Un vulgaire argot Terrien... chuchota-t-il en réponse, toujours aussi serviable. Sa maîtresse hocha la tête avec gratitude et se racla délicatement la gorge :
― Euh... Késkiya ? balbutia-t-elle dans sa meilleure approximation possible de l’accent de Rose :
― Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda le Docteur, qui semblait plus irrité qu’inquiet. Tu en mets du temps pour arriver à la Section 26 !
Ooouh, même la voix de cet homme était jolie ! Cassandra s'éclairçit la gorge et se força à adopter un ton un peu plus enjoué :
― J’suis en ch’min, chef ! répondit-elle d’un ton faussement enthousiaste, appuyant l’argot dans sa voix en espérant que ça sonnera juste venant de la bouche de Rose. J’vais... monter illico dans l’as-sans-sœur et j'ramène ma fraise en deux-deux !
― Qu’est-ce que tu racontes ? Laisse tomber, je vais t’étonner… (Et elle entendit le Docteur marquer une pause comme pour accentuer l’effet dramatique, à peine capable de retenir son excitation :) Je suis avec Face de Boe ! Tu t’en souviens ?
Cassandra serra ses dents volées au souvenir de son décès explosif sur la plateforme :
― Ahahaha, c'te question! Mais bien sûuuuuuur que j’m’en souvien' ! s’esclaffa-t-elle d’un rire un peu trop exagéré en s’efforçant de refouler la grimace qui s’immiscait dans sa voix. Cett’ bonne vieille... Tronche… de Boe... ?
Il y eut alors un long silence agonisant à l’autre bout du fil et Cassandra s’inquièta soudain qu’elle venait de dire une bêtise. Le Docteur avait-il peut-être déjà des soupçons ? Après tout, elle l’avait bien sous-estimé une fois…
Mais ensuite le bruit distinctif d’un bouchon de champagne se fit entendre à l’autre bout de la ligne. Un homme était en train de rire très fort dans le fond. Et lorsque le Docteur reprit la parole, son attention était déjà ailleurs :
― Bon écoute, je ferais mieux d’y aller... dit-il distraitement, comme s’il était pressé. Tâche de pas te reperdre. À tout de suite !
Il lui raccrocha au nez avec un « clic » et Cassandra lâcha un énorme soupir de soulagement. Chip tenta un petit sourire timide à sa maîtresse – avant de flancher lorsque celle-ci jeta le Nokia par terre et l’écrasa sous son pied.
― Oui, tchao, Docteur... siffla-t-elle. À bientôt…