Une Nouvelle Terre
Chapitre 5 : La Légende de Face de Boe
2310 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 30/10/2023 14:15
Le Docteur prit soin de laisser une distance considérable entre lui et les infirmières-chats tandis qu’il arpentait le sol brillant de la Section 26.
Il commençait à s’inquiéter. Ca faisait maintenant plus d’un quart d’heure qu’il attendait ici, et toujours aucun signe de Rose. Pourtant, ça ne prenait que quelques minutes pour arriver à cet étage… Pourquoi mettait-elle autant de temps ?
Peut-être qu’elle s’était perdue… mais Le Docteur ne savait pas exactement comment. Elle avait lu le papier psychique, tout comme lui, et il avait même eu la diligence de le lui rappeler juste avant de monter dans l’ascenseur. Section 26 – pourtant pas difficile !
Peut-être que l’ascenseur l’avait mal comprise.
La devise de l’hôpital se répéta sereinement sur les haut-parleurs : « Espoir, harmonie et santé. Espoir, harmonie et santé… »
Histoire de s’occuper quelque temps, ou du moins de faire en sorte à ce que l’attente passe plus vite, le Docteur remplit deux verres d’eau fraîche à partir d’une petite fontaine à disposition : un pour lui-même, et un pour la jeune novice assise à côté de Face de Boe – qui vaquait si discrètement à ses occupations qu’il était facile d’oublier qu’elle était là.
Le Docteur commençait à l’apprécier. Elle était tendre et timide et malgré ses assurances, ne semblait pas avoir peur de croire à l’impossible. Elle était également assez jolie pour un chat, avec un doux pelage châtain et des yeux bleus clair-de-lune. Quelque chose lui disait qu’elle pourrait lui être d’une grande aide. Il avait le sentiment que son audience avec Face de Boe n’était pas encore terminée.
La novice accepta son verre d’eau avec grâce :
― Merci, dit-elle. C’est très gentil. Il ne fallait pas…
Le Docteur haussa les épaules et lui rendit son petit sourire alors qu’il prit une gorgée de son propre verre :
― C’est normal, c’est vous qui travaillez !
― Il n’y a pas grand-chose à faire. Juste maintenir sa fumée. Assurer son confort. Je l’entends chanter parfois, dans ma tête... (La novice poussa une sorte de soupir rêveur :) Des chants si anciens ! Ils me rappellent le camp de réfugiés où je suis née. Mes parents se sont retrouvés sans foyer quand les Guerres Mécaniques faisaient rage à travers le Secteur Ouest de la Conflagration Spirale.
― C’était Novice… Hame, c’est bien ça ?
Elle hocha la tête :
― Ce sont les Sœurs qui m’ont donnée ce nom, après le Dieu Félin de la Moisson. J’ai été intégrée dans la communauté quand j’avais treize ans.
― Maman et papa doivent être très fiers… sourit le Docteur.
Mais il ne s’attendait pas à voir les yeux de la nonne perdre leur douceur à ces mots.
― Ma mère et mon père m’ont vendue, répondit-elle avec amertume, en secouant tristement la tête. Leurs chatons mouraient de faim, alors ils m’ont donnée aux Sœurs de la Plénitude pour dix shillings. Juste assez pour que le reste de ma famille puisse acheter une couchette sur la dernière navette à quitter la Restitution. Ils se sont enfuis vers les étoiles, me laissant derrière eux…
Le Docteur la dévisagea, toute pensée pour Rose brusquement chassée de son esprit :
― Et depuis, vous êtes seule ?
― Je suis née au milieu d’une bataille, dit Hame, toujours avec cette légère nuance de rancœur dans sa voix. Sous un ciel en feu. La dernière d’une portée de seize chatons…
Puis ce fut à son tour d’hausser les épaules :
― Ce n’est pas si terrible, au final. Les Sœurs m’ont enveloppée dans des langes et m’ont emmenée sur Nouvelle Terre. Elles ont été si bonnes avec moi ici, à l’hôpital ! Et je suppose que je lui tiens un peu compagnie…
Elle posa une patte gantée contre l’aquarium de Face de Boe et contempla avec tendresse son patient endormi :
― Vous avez bien fait de venir. Il est si fatigué, ces derniers temps... Je crois qu’il est de plus en plus difficile pour lui d’être comme avant.
― Suis-je le seul visiteur ? demanda doucement le Docteur.
Hame hocha à nouveau la tête, redirigeant toute la tristesse solennelle qu’elle avait en elle vers son patient :
― Les autres membres de son espèce se sont éteints il y a longtemps. Il est le dernier survivant. Les légendes racontent que Face de Boe a regardé l’univers vieillir...
Le Docteur ne pût s’empêcher de sourire face au merveilleux enthousiasme qu’il pouvait voir en train de se dessiner sur le visage velu de la jeune novice maintenant qu’il l’avait mise à l’aise. Sa voix avait pris une qualité lointaine, à présent ; comme si elle lui racontait un conte de fées :
― Il y a toutes sortes d’histoires et de superstitions autour de lui ! Qu’il était présent lorsque les étoiles d’Andromède n’étaient encore rien que poussière ! Que sur les planètes intégrées de Cep Cessalon, il est connu sous le nom de « La Créature Que Dieu Oublia » ! Une histoire dit même que…
Elle s’arrêta, craignant visiblement qu’elle l’ennuyait.
― Dites-moi, encouragea le Docteur. J’adore les histoires.
Novice Hame jeta un regard nerveux autour d’eux, mais il n’y avait pas d’autres Sœurs en vue. Elle reprit alors à voix basse :
― Une histoire dit que si Face de Boe venait à mourir un jour, alors le ciel serait fissuré en deux. Et la rumeur prétend que juste avant sa mort, avec son dernier souffle, il transmettra son grand secret... (Elle et le Docteur tournèrent à nouveau les yeux vers l’énorme créature endormie à côté d’eux :) …et ne prononcera ses ultimes paroles qu’à quelqu’un comme lui.
― Ce qui veut dire... ?
La chatte eut un petit rire timide, et le Docteur devina qu’elle s’était déjà faite réprimandée dans le passé pour avoir raconté de telles choses :
― Ce n’est qu’une légende !
Il leva un sourcil en réponse :
― Dites-moi la suite.
Le sourire de Novice Hame faiblit à l’invitation douce mais sincère dans sa voix, et pendant un moment elle le fixa avec un regard des plus étranges :
― On dit qu’il parlera à un voyageur. À l’homme sans maison. Le dieu solitaire...
Le Docteur sentit une soudaine froideur le parcourir ; sentit ses yeux s’écarquiller et fuir ceux de l’infirmière pour contempler la vue par la fenêtre – tout pour éviter de regarder le vieux patient somnolant doucement à leurs côtés.
Mais il ne dit rien, retournant les mots dans sa tête. Son nouveau visage avait un don pour cacher les choses. Pratique, ça.
Un moment de silence s’installa entre eux.
Et Face de Boe continua à dormir…
― Humidifie-moi…
Loin en bas, Rose reprit conscience, réveillée par le son de sa propre voix – méconnaissable ; disant tout et n’importe quoi. Quelqu’un lui caressait le visage, et elle les repoussa avec irritation. Se hissant avec difficulté dans une position assise, elle baissa les yeux et se passa en revue. Ce qu’elle vit lui semblait étranger, voire même dérangeant…
Mais c’était bel et bien elle. Quand elle pensa à bouger sa jambe gauche, la jambe gauche sous ses yeux lui obéit sans protester. Néanmoins, Rose ne la reconnût pas comme étant sa jambe gauche. Cette dernière était très certainement rattachée à elle, mais – la jeune femme commençait à comprendre – cela ne lui était pas très utile, car elle n’était plus du tout sûre qui c’était, elle…
Ce furent peut-être quelques minutes, ou quelques heures plus tard, mais elle finit par se rendre compte que quelque chose lui faisait mal – et un ou deux instants déroutants après, elle vit que c’était sa propre main ; la paume écorchée et endolorie.
Bonté divine, elle avait dû tomber ! Plutôt disgracieusement, d’ailleurs. Peut-être était-ce pour cela que tout lui paraissait si confus dans sa tête ? En tout cas, ça expliquerait certainement pourquoi le reste de sa personne était si exceptionnellement incommodé…
C’est la réaction du corps à la psycho-greffe, supposa-t-elle avec une grimace. C’est obligé. Fonctions motrices en déséquilibre, la tête lourde et bousculée par une centaine de pensées différentes qui n’étaient pas toujours les siennes, son estomac rencontrant clairement des problèmes avec le mouvement, ses yeux encore sensibles à la lumière…
Une migraine, évidemment. Elle allait avoir besoin de médicaments et d’une bonne petite sieste pour stopper la douleur et les idées et la friction dans son crâne.
Le sol, décida-t-elle, devenait fort inconfortable. En évitant de s’appuyer sur sa main blessée, Rose se remit à genoux puis, dans un tortillement inélégant de bras et de jambes, se releva.
Doucement, doucement ; prends ton temps... La jeune femme fut énormément reconnaissante pour le mur juste à côté, alors que le monde tangua et chavira dangereusement avant de retrouver une vague semblance de stabilité. Pas trop mal pour un premier pas... S’efforçant de ne pas remarquer une intense envie de vomir, Rose regarda autour d’elle.
Elle se trouvait dans un sous-sol – ce qui, pour une raison qui lui échappa, lui semblait extrêmement improbable. Boutiques. Elle avait l’impression qu’il devrait y avoir des boutiques. Et un docteur. Ce qui était encore moins logique. Quelqu’un était en train de l’observer. Chip. Drôle de mot, ça : Chip…
Non, pas Chip. Chips. Des chips. Non. Des frites. Oh, je veux des frites. De belles grosses frites bien grasses avec du sel et… attends, le revoilà encore. Cet autre mot.
Docteur.
Eh bien, de toute évidence, elle était malade ; c’était peut-être pour ça qu’elle voulait un médecin ? Quelqu’un pour l’aider à maigrir. Qui la rendrait un peu plus plate…
Rose fronça les sourcils et son mal de tête lui martela les tempes. Plus plate ?
S’écartant du mur, elle tituba en avant, faisant des pas maladroits comme si elle réapprenait à marcher. Docteur… Il fallait qu’elle retrouve le docteur. Elle était en train de se dessécher et il pourrait arranger les choses. Les docteurs arrangeaient toujours les choses.
Mal… mal… sa tête ne lui faisait qu’affreusement mal… C’était de pire en pire, et à présent même le sol semblait vibrer sous ses pieds. Humidifie-moi… Attends, elle avait pas dit ça à voix haute ?
Oh, ça ne servait à rien. Elle avait juste envie de dormir. Avec un faible petit soupir, Rose chancela contre le mur, ferma les yeux et s’affaissa à nouveau par terre.
― Maîtresse ?
Elle se force à rouvrir les yeux. Est-ce que c’est lui ? Le docteur ?
― Milady Cassandra... ?
Des mocassins bruns crissent sur le sol non loin de là. Qui a l’audace de la secouer ainsi ? Ne savent-ils donc pas qu’elle n’aime être touchée uniquement quand elle le demande, et pas avant ?
Elle lève les yeux pour le leur dire, et voit la main tatouée qui lui effleure l’épaule (l'épaule...?). Qui est... Zaggit, non ? Elle avait rencontré un nain prénommé Zaggit, une fois…
Non, se souvient-elle vaguement. Pas Zaggit… Chip.
Son Chip. Plus pâle et tatoué que jamais, il se penche au-dessus d’elle en retenant son souffle. Leurs regards se croisent, puis elle baisse les yeux vers le liquide trouble glougloutant à l’intérieur de la bouteille qu’il tient toujours entre ses petites mains. C’est le vaporisateur hydratant qu’il utilise pour humidifier sa peau – et, subitement, elle se rend compte qu’elle n’en aura plus jamais besoin.
Tout endolorie, elle le repousse d’un geste pour pouvoir s’étirer. Ouille, des courbatures. Elle va devoir s’y habituer, à ça, et pourtant… elle s’en réjouit. Puis elle baisse à nouveau les yeux sur elle-même, voyant…
― Des bras…
Elle ouvre la bouche d’étonnement, de stupeur, contemplant les extrémités qui dépassent de ses manches et les relevant vers la lumière :
― Comme c’est bizarre... J’ai… des bras... des doigts !
Sa respiration se fait de plus en plus courte et saccadée à mesure que l’excitation prend le dessus, et elle attrape les mèches blondes qui lui tombent sur le visage, qui sont…
― Des CHEVEUX!
Avec un cri de joie, la jeune femme se relève d’un bond. Bousculant Chip sur le côté, elle se précipite maladroitement vers un vieux miroir poussiéreux à l’autre bout de la pièce.
― Oh, je veux voir ! Laisse-moi voir !
Elle s’arrête. Son visage s’assombrit en se voyant. L’excitation laisse place à l’horreur. C'est un tel choc qu’elle manque de reperdre l’équilibre.
― Oh Mon Dieu ! s’écrie Lady Cassandra, d’une voix angoissée qui ne lui appartient pas du tout. Mais… je suis une KAÏRA !
Dans le prochain chapitre... Une affaire de courbes, de corps, et le challenge de traduire le "Cockney rhyming slang" en français!