Ces ombres familières

Chapitre 1 : Ces ombres familières

Chapitre final

4648 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/09/2023 20:02


Descendre un levier, appuyer sur deux boutons. Mettre en marche le TARDIS lui est plus naturel que de respirer. Des siècles de pratique, des gestes ancrés au plus profond de lui. Habituellement, cela le rassure d’effectuer ces mouvements si familiers qu’ils en sont réconfortants. Cela signifie l’aventure, la découverte, la vie, l’excitation ! Mais aujourd’hui, il n’y a aucun réconfort. Seulement un vaisseau terriblement silencieux et glacial. Le bruit de la manette résonne dans ses oreilles, les cliquetis des boutons de commande sont comme des chuchotements funestes. Le Docteur aime bien trop son cher TARDIS pour lui faire porter le chapeau. Il sait que ce n’est pas lui qui est en tort. Ce n’est pas de sa faute. Ce sont ses deux cœurs qui sont serrés et qui le font souffrir ; ce sont ses pensées qui sont en chute libre, et son moral qui les talonne.

De temps en temps, ses yeux se lèvent vers la porte de son vaisseau. Il s’attend à la voir s’ouvrir subitement ; Martha se dessinerait dans l’embrasure et s’exclamerait : « Je ne veux pas arrêter, on y retourne ! ». Puis son regard se baisse sur ses manettes et il poursuit le travail silencieux de la remise en marche de la bête. Le Docteur est beaucoup trop vieux pour se bercer de telles illusions. Trop vieux, même, pour avoir envie de rêver à des choses qui ne doivent pas arriver : Martha Jones a pris la bonne décision et ce n’est certainement pas lui qui tentera de la faire revenir sur ses paroles. Mais tout de même… Deux refus en l’espace de quelques heures, c’est désagréable à avaler. Jack encore, ça aurait pu passer. Ce n’est pas avec lui qu’il a voyagé ces derniers mois. Le départ de Martha est plus douloureux. Ce n’est pas comme s'il ne s’y attendait pas, n’est-ce pas ? Il est lui-même étonné par la force du vide qui grimpe en lui, ce vide qui le grignote de l’intérieur et qui prend de plus en plus de place. La solitude est en train de l’étouffer. 

De la main gauche, il abaisse le levier de démarrage. Le TARDIS vibre autour de lui, doux ronronnement familier qui berce ses plus vieux souvenirs. Le Docteur s’accroche là où il peut, attristé de ne pas ressentir les mêmes frissons d’anticipation qu’il ressent à chaque départ. Attristé, mais habitué — ce n’est pas la première perte qu’il subit et ce ne sera pas la dernière. La vie poursuit son cours. Mais parfois, il aimerait que la vie file sans le malmener et sans lui rappeler que quoi qu’il fasse, il restera irrémédiablement seul. C’est cependant un peu trop exiger lorsque l’on est le dernier de son espèce et que l’on survit à la plupart des formes de vie dans l’univers, malheureusement.

Un dernier vrombissement, une dernière secousse. Le TARDIS émet un petit son plaintif : ils sont arrivés. Je suis arrivé, se corrige le Docteur. Il ne sait pas où, il n’a pas rentré de coordonnées, il a laissé son vieil ami faire le travail à sa place, lui donner une destination inconnue, un lieu à découvrir, une population à sauver, un danger à déjouer — un peu d’adrénaline pour oublier l’ombre qui entoure ses cœurs. Oui, c’est tout ce qu’il lui faut. Le Frisson comme seul l’Univers peut lui en offrir ! Il n’y a toujours eu qu’un seul remède aux maux du Docteur : la beauté. La beauté du monde, des peuples qui le parcourent, des créations qui naissent d’esprits brillants, la beauté de la nouveauté qui lui rappelle qu’il l’aime, cette vie-là, malgré toutes les peines qu’elle lui apporte, malgré la fatigue qui pèse sur son âme. Il l’aime. 

« Allez ! » s’encourage-t-il. 

Il se drape dans son manteau, vérifie que son tournevis se trouve dans sa poche et s’élance vers la sortie. Comme souvent, il ne prend pas le temps de vérifier les alentours. Il se jette sur la porte, un sourire déjà réjouit aux lèvres. Que verra-t-il ? Des montagnes ? Deux lunes ? De la neige ? Oh, il aimerait tellement revoir la neige ! 

Le rebond de la porte contre la paroi du TARDIS résonne dans l’habitacle obscur où le Seigneur du temps pose le bout de sa basket. Il s’immobilise, les sens en alerte. Une légère odeur d’humidité flotte dans l’air, lui indique son nez qu’il a levé vers le plafond. Plafond par ailleurs plutôt décrépi, sombre et peu entretenu. Le reste est à son image : des murs froids, un courant d’air désagréable et, oh ! Ne serait-ce pas un banc de cellule, ici ? Mais si. Et là, une vitre qui l’enferme dans le petit espace restreint occupé en bonne partie par le TARDIS.

« Charmant ! » 

Le Docteur ferme la porte derrière lui sans quitter du regard l’étrange environnement dans lequel il se trouve. Il ne peut plus en douter, désormais : il se trouve dans des cellules. Dans une cellule, plus précisément. Il pose la main sur la vitre qui le sépare du couloir… Elle ne bouge pas : il est enfermé. Rien de bien terrible pour lui : un coup de tournevis sonique et voilà que la porte s’ouvre. Le reste du couloir est aussi sombre, humide et lugubre que sa cellule. Seule la porte à l’extrémité de celui-ci promet une suite un peu plus palpitante.

J’aurais peut-être dû regarder les coordonnées exactes, se dit le Docteur en avançant. Non pas pour se préparer, il ne se prépare pas souvent, mais pour être sûr de ne pas être tombé sur une planète peu recommandable. Il pourrait faire demi-tour et repartir au TARDIS mais… Non. Maintenant qu’il est là, autant avancer. Et c’est ce qu’il fait, tournevis en main, en jetant des regards curieux dans les cellules qu’il dépasse. 

Arrivé à la troisième, alors qu’il se penchait, persuadé de ne rien trouver, un hurlement et un coup contre la vitre le fait sursauter. Il se recule précipitamment, les cœurs battants. Dans la cellule, un extraterrestre gronde et montre les crocs. Son regard sauvage est braqué sur lui et ses mains munies de griffes labourent l’air. 

La frayeur passée, le Docteur ne ressent plus que de la curiosité mêlée à de la tristesse que lui inspire le regard de la créature. 

« Oh, regarde-toi, souffle-t-il en s'approchant. Un Weevil. Mais qu'est-ce que tu fais ici ? »

Un grondement mais pas de réponse. Le Docteur remarque une caméra dans un coin ; elle clignote, signe qu'elle est allumée. Après un dernier regard lancé au Weevil, il poursuit son chemin. La porte au bout du couloir s'ouvre sous l'impulsion de son tournevis et laisse place à de nouveaux murs gris et lugubres. Un escalier s'enfonce dans l'obscurité, le Docteur le grimpe à toute allure, curieux de savoir où il est tombé.

S'il n'y avait pas eu ce silence profond autour de lui, il aurait été persuadé de se trouver dans un vaisseau tant l'aspect du lieu est gris, terne, métallique et épuré. Mais aucun bruit de moteurs ne gronde au loin et le sol ne vibre pas sous ses pieds. Il se trouve sur la terre ferme. Quelle année ? Quelle planète ? Quel peuple ? Un frisson d'excitation lui parcourt l'échine. Pendant quelques instants s'efface totalement l'écrasante solitude ressentie tout à l'heure dans le TARDIS. 

C'est avec un grand sourire qu'il ouvre la dernière porte mais l'endroit est toujours aussi vide et silencieux. Il semble cependant y avoir davantage de vie ici. C'est un grand espace haut de plafond et fait de passerelles, d'escaliers et de bureaux plus ou moins délimités. Et enfin, il trouve la réponse à ses questions. Là, sur le mur, un immense sigle qu'il ne connaît que trop bien le nargue. Un T stylisé. 

« Torchwood… »

Voilà qui n'était pas du tout prévu. Combien de chances pour que le TARDIS l'ait envoyé dans le même espace temps que celui qu'il vient de quitter ? Il n'aurait pas osé, n'est-ce pas ? Est-ce le Torchwood de Jack ou une version plus vieille ? Ou pire, plus récente ? 

« Oh non, non, non… »

Il n'avait pas du tout prévu de revoir Jack maintenant, alors que celui-ci lui a dit avoir des responsabilités, une équipe à gérer, des collègues qui lui manquaient. Ce serait terriblement inconvenant de se présenter à lui maintenant, et pour lui dire quoi : je n'ai pas fait exprès, j'ai laissé le TARDIS décider de ma destination car je n'avais envie d'aller nulle part ? Non, le mieux c'est qu'il revienne doucement sur ses pas. Le seul témoin de son passage éclair sera le Weevil, mais il pourrait lui demander gentiment de ne rien répéter et… 

« Mais qui êtes-vous ? »

Oh. 

Le Docteur se retourne doucement, un sourire poli (à moins qu'il ne soit insolent ?) aux lèvres. Le nouveau venu a les bras remplis de dossiers et porte une blouse blanche. Un médecin ? Il fait un pas en arrière, un second. Le Docteur n'est pas censé être là, c'est un intrus, il va crier, alerter ses supérieurs — Jack ? 

« Oh, je suis… Je suis… J'allais partir, ne vous embêtez pas, vraiment, regardez, je m'en vais…

— Attendez, mais comment êtes-vous entré ici ? s'alarme l'homme en blouse blanche. Vous êtes qui ? 

— Et bien, je…

— Peu importe. »

Les sourcils qui se froncent, la détermination qui durcit le visage. Oh non, il va crier ! 

« Jack ! Capitaine ! 

Et bien, il a la réponse à une partie de ses questions et celle-ci ne lui plaît pas du tout. Reste à savoir combien de temps s'est déroulé pour Jack depuis leur dernière entrevue… Plusieurs semaines, avec un peu de chance.

L'espoir de passer inaperçu est complètement compromis. Le Docteur grimace et jette un regard furtif en direction de la porte menant aux cellules. Il pourrait courir, sauter dans le TARDIS, s'enfuir… 

« N'y pensez même pas…, le prévient l'homme en levant la main. Jack ! »

Des bruits de pas se font entendre dans le bâtiment ; on court et on s'approche. Dans plusieurs directions. Gwen apparaît, un Glock dans la main. Le Docteur se réjouit de la voir, cela fait si longtemps ! Mais elle le considère d'un air méfiant. Oh non, pas une arme, pas encore ! Par acquis de conscience, le Docteur lève les mains en l'air et essaie vainement de s'expliquer, mais personne ne l'écoute. Toshiko apparaît à son tour, les yeux écarquillés derrière les verres de ses lunettes. Le sourire revient sur les lèvres du Docteur. Il aimerait les saluer, Gwen et elle, mais tout le monde parle en même temps. Comment est-il rentré ? Qui êtes-vous ?! Ne bougez pas ! Pas un geste ! Jack, bon sang, Jack ! Un bruit de pas précipité dans des escaliers dont il aperçoit vaguement l'ombre, dans un coin.

Jack apparaît soudainement. Son air soucieux s'évapore à l'instant même où ses yeux se posent sur le Docteur. C'est évident qu'il ne comprend rien à sa présence ici, mais son sourire est le même qu'à chaque fois qu'il le voit — ça doit être positif, non ?

« Docteur ! s'exclame-t-il, en ordonnant d'un geste de la main à Gwen de baisser son arme — laquelle ne s'exécute qu'à moitié. Que faites-vous ici ? 

— C'est la question qu'on semble tous se poser, s'amuse le Docteur en plongeant les mains dans ses poches. 

— Docteur ? Le Docteur ? »

Gwen ne baisse toujours pas son Glock, remarque le Docteur. Il lui sourit avec toutes ses dents, mais cela n'a pas l'air de la rassurer. 

« Jack, tu nous expliques ? C'est qui, lui ? »

Le Capitaine Harkness ignore la question du médecin. L'incompréhension fait des plis étranges sur son visage. Il lève la main pour désigner le plafond, ou peu importe quoi d'autre. 

« Je viens juste de vous dire au revoir. Vous avez oublié quelque chose ? »

Ah. Même espace-temps à quelques heures près. À quoi pensait donc le TARDIS ? Peut-être aurait-il dû rentrer des coordonnées, finalement. 

« Où est Martha ? Et le TARDIS ?

— Oh, il est garé en bas. Vous avez un Weevil enfermé dans vos cellules. Je crois que mon arrivée l'a perturbé, » répond le Docteur en se frottant l'arrière du crâne. 

Du coin de l'œil, il voit Gwen rengainer son arme. Elle a compris qu'il n'y avait supposément pas de danger. 

« Et Martha ? Elle est dans le TARDIS ? On va la chercher, elle…

— Non, non, Martha n'est là. » 

Jack s'immobilise, un pied en avant. Le Docteur se met à sa place : que doit-il penser de sa présence sachant qu'ils se sont séparés il y a quelques minutes à peine sur la place Roald Dahl ? 

« Elle est rentrée chez elle, » continue le Docteur comme si de rien était. 

Il sait qu'il doit justifier sa présence. C'est ce qu'attendent les quatre personnes qui posent un regard circonspect sur lui. Mais que dire ? Comment expliquer qu'il n'a pas choisi cette destination, qu'il ne savait pas où il atterrissait, qu'il ne s'attendait certainement pas à retrouver Jack maintenant

« Jack ? »

Toshiko lance un regard interrogateur au Capitaine avec de désigner le Docteur du menton. 

« Oh, oui, tu as raison Toshiko. C'est le Docteur ! Il a... Mh, changé de tête. Mais il est toujours aussi mignon. Docteur, voici Owen (le médecin avec son air revêche et ses lèvres pincées). Et tu te souviens de Gwen et de Toshiko, n'est-ce pas ?  

— Ta fameuse équipe. Enchanté ! » 

Et il l’est réellement. Cette fameuse équipe pour laquelle Jack a préféré rester sur Terre, celle qui lui a tant manqué quand il était en captivité. Torchwood 3. Le Docteur sourit, son regard se baladant d’un visage à l’autre, mais à l’intérieur il n’a pas la moindre envie de se réjouir. Oh, il est content de revoir Jack, même s’il vient juste de le quitter, mais l’idée de devoir expliquer sa présence lui déplaît particulièrement. C’est typiquement pour cela qu’il n’a aucune intention de le faire. Il lance un dernier immense sourire à son public avant de se précipiter dans le coeur du bâtiment — il croit entendre une voix lui ordonnant d’attendre, mais comment en être sûr ? 

« Torchwood 3 ! Quelle chance de pouvoir voir ça ! Vous êtes bien équipés, bien installés. Et là vous surveiller les mouvements de la faille, alors ? demande-t-il en s’approchant de l’ordinateur central. Oh, c'est splendide ! Peut-être qu’elle va s’activer ! Une aventure sous tes ordres, Capitaine, ce serait amusant ! » 

Jack, qui l’a suivi et qui est lui-même surveillé de près par son équipe, lève un sourcil perplexe qui jure avec le sourire amusé qui lui étire pourtant les lèvres. Il ne cherche pas à arrêter le Docteur lorsque celui s'enfonce plus en avant encore dans le bâtiment. Il est en train de grimper les escaliers vers son bureau quand Jack prend la décision qui s'impose. Il se tourne vers son équipe qui est en train d'émettre des hypothèses dans son dos sur le Docteur. Gwen regarde Jack d'une telle sorte que celui-ci ne peut que comprendre qu'il aura droit à un interrogatoire poussé tout à l'heure. Et il la comprend. Cela fait deux mois qu'il a quitté Cardiff sans donner de nouvelles. Pour eux ce n'était que deux mois. Pour lui, ça a duré une année entière. Et même si pour un agent du temps immortel un an ce n'est pas grand chose, Jack l'a tout de même senti s'écouler. Il s'en veut de leur imposer d'attendre, encore, mais ce n'est pas comme s'il allait disparaître. Il doit juste parler au Docteur dont le comportement l'interroge — ils se sont quittés il y a deux heures, mais se pourrait-il que pour lui plus de temps se soit passé ? 

« Je m'en occupe, lance-t-il à ses trois collègues. Retournez à votre travail. »

Toshiko commence déjà à s'éloigner après avoir haussé les épaules. Mais Owen est moins conciliant. 

« Tu réapparais après deux mois, ce gars bizarre se pointe et la seule chose que tu trouves à nous dire c’est “retournez à votre travail” ? 

— Je vais détester dire ça, intervient Gwen, mais il a raison. »

Owen bombe le torse, un sourire goguenard aux lèvres auquel la femme répond par une œillade noire. Jack ne le dit pas mais il ressent une vague de bonheur à les voir se chamailler ainsi. Ils lui ont réellement manqué. Il leur sourit avec toutes ses dents, la main déjà accrochée à la rambarde de l’escalier — il entend provenir de l’étage des bruits suspects et se demande ce qu’est en train de faire le Docteur. Et la vérité, c’est qu’il a envie d’aller le retrouver. 

« Soyez sages, » dit-il à son équipe avant de s’élancer vers l’étage. 

À son plus grand étonnement, il ne trouve pas le Docteur le nez dans des tiroirs dans lesquels il ne devrait pas regarder. Non, il a une fesse posée sur son bureau et s'est lancé dans une grande discussion avec Ianto Jones. Dès que Jack s’approche, ils se tournent vers lui. Qu’il est étrange de les voir l’un à côté de l’autre. Le Capitaine ressent un malaise qu’il est incapable de s’expliquer. Il affiche un sourire pour camoufler le fond de ses pensées mais Ianto lui lance un tel regard qu’il se demande s’il y arrive réellement ou non. Jack ouvre la bouche pour parler, mais le gallois le devance. 

« Je vais vous laisser, dit-il sur un ton poli en prenant la direction de la sortie. 

— Vous pouvez rester ! tente de le retenir le Docteur. Plus on est de fous, plus on rit. 

— J’ai à faire, » s’excuse Ianto avec un sourire. 

Jack et lui échangent un regard. Le Docteur aurait bien aimé qu’il reste, il n’a pas très envie que Jack lui pose des questions, ce qui arrivera immanquablement lorsqu’ils se retrouveront seuls. Il pourrait se précipiter ailleurs pour trouver quelque chose, n’importe quoi, qui pourrait convaincre son ami de le suivre dans une aventure — il est persuadé qu’il pourrait le convaincre. C’est peut-être pour cela qu’il ne fait rien. Et peut-être parce qu’il ne peut pas s’empêcher de penser à ce moment dans le TARDIS. Ce vide dans ses cœurs. Cette solitude dont il connaît les moindre recoins pour l’avoir côtoyée de très nombreuses fois. Il ne bouge pas lorsque Ianto et Jack échangent quelques mots en aparté et ne fait rien non plus quand Jack ferme la porte derrière son ami 

Avec un soupir, le Capitaine traverse la pièce pour s’installer sur le canapé. Le Docteur l’observe à la dérobée, les bras croisés sur son torse. 

« Est-ce que vous allez me dire ce que vous faites ici ? le relance Jack avec un petit sourire. Vous n'êtes pas revenu pour le seul plaisir de visiter les locaux de Torchwood. »

L’extraterrestre grimace et jette un regard aux alentours, comme s’il jugeait lesdits locaux. 

« Non, avoue-t-il. C’est le TARDIS. 

— Le TARDIS ? 

— Ouais, s’exclame le Docteur en se frottant l’arrière du crâne et en détournant les yeux. Le TARDIS a… J’ai démarré sans rentrer de coordonnées et il m’a fait atterrir ici. Je ne savais pas… Je ne savais pas où j’étais. Ni quand. 

— Alors pour vous aussi on vient juste de se séparer ? »

Le regard de Jack se teinte de perplexité lorsque le Docteur acquiesce. 

« Alors juste avant, vous êtiez… Avec Martha ? 

— Je l’ai laissée avec sa famille. Enfin, elle m'a laissé. Elle aussi a des responsabilités, répond-il avec un pauvre sourire, en reprenant inconsciemment les termes exacts utilisés par le Capitaine quand il a refusé de l’accompagner tout à l’heure. 

— Je vois. »

Est-ce que Jack a perçu quelque chose dans son ton ? Ou dans son regard ? Est-ce qu’a compris quelque chose que n’a pas dit le Docteur, comme l’on réussit parfois à saisir les vérités tues dans des discours qui ne dévoilent pas tout ? Le Seigneur du Temps en a l’impression, parce que Jack acquiesce et le regarde d’une façon qui lui sert les cœurs. 

Le Capitaine se penche pour planter ses coudes sur ses genoux, le regard braqué sur lui. 

« Tout va bien, Docteur ? demande-t-il d'un ton inquiet.

— Évidemment, je vais toujours bien ! »

Jack arque les sourcils.

« Depuis quand mentez-vous aussi mal ? 

— Et depuis quand es-tu si perspicace ? »

Les deux hommes échangent un sourire, puis le Docteur traverse la pièce pour aller se planter devant la vitre. 

« Ah, soupire-t-il, je vais bien. Mais j'ai besoin… J'ai besoin… »

Comme il paraît incapable de terminer sa phrase, Jack se permet de le faire à sa place :

« De quelqu'un ? propose-t-il doucement. 

— Ouais… Non. Enfin… » Le Docteur se retourne, hésitant. « Quelque chose dans ce goût-là. »

Peut-il confier à Jack que l'univers ne lui paraît étroit que lorsqu'il est seul, comme ça ? Comme s'il était enfermé entre quatre murs qui se rapprochaient dangereusement — ces murs, étrangement, ressemblent à des miroirs et lui renvoient des reflets qui ressemblent trop à des souvenirs. Mais lorsqu'il voyage accompagné, les fenêtres et les portes s'ouvrent, et alors tout lui paraît possible. Pour le moment, il est enfermé dans cette petite pièce étroite et il ne sait pas où aller. Il ne sait pas où aller pour échapper à ses sombres souvenirs qui veulent le rattraper. Mais il ne peut pas confier cela à Jack, car il ne pourrait pas comprendre. Immortel, peut-être, mais pas Seigneur du Temps. Et il ne peut pas l'accabler de fardeaux qui ne sont pas les siens. Pas alors que sa vie est un éternel recommencement depuis qu'il est devenu ce point fixe dans le temps. Jack mérite de glaner le bonheur partout où il peut le trouver. Et c'est ce qu'il a fait en refusant de partir avec lui dans le TARDIS : il a choisi un bonheur qui lui convenait. Le Docteur n'a pas le droit de lui arracher ça. Il doit s'en aller et partir en quête des portes et des fenêtres qui lui permettront d'élargir son horizon bouché. 

C'est avec un long sourire, l'un de deux qui lui étire les yeux, que le Docteur se retourne vers Jack. Peut-être feint-il légèrement son enthousiasme. Très légèrement. 

« C'est l'heure de partir à la conquête des beautés de l'univers, Capitaine ! s'exclame-t-il. Merci pour cette visite surprenante, autant pour toi que pour moi. Le TARDIS m'attend ! »

Il s'est déjà rué à l'extérieur quand Jack comprend ce qu'il est en train de faire. Il s'expulse du canapé pour le poursuivre. 

« Attendez ! »

Le Docteur s'immobilise au sommet de l'escalier, hésitant. Ses doigts se crispent sur la main courante. Va-t-en ! lui souffle son instinct. Mais Jack arrive avec son sourire et ses yeux plein de confiance, Jack qu'il connaît et qui le connaît, Jack qu'il a du mal à regarder sans s'étouffer de culpabilité. 

« Restez, » lui propose Jack.

L'extraterrestre le regarde fixement. Quoi ? Rester ? Ici ? Non ! Ce serait très peu raisonnable, n'est-ce pas ? Il n'est pas sérieux, de toute façon. Le Docteur secoue vivement la tête, un sourire amusé aux lèvres. 

« Non, tu n'es pas sérieux. Je dois… 

— Pas de ça avec moi, réfute l'homme en se plantant devant lui. Vous ne devez rien du tout, vous allez où vous voulez quand vous le voulez ! Restez ici. Une aventure avec le Capitaine ! Vous l'avez dit tout à l'heure ! On va bien s'amuser ! »

Jack essaie de le convaincre avec son sourire enjôleur, celui qu'il sait servir à toutes les sauces. Le Docteur recule doucement et descends l'escalier en marche arrière, degré par degré, suivit par un Jack rayonnant. En temps normal il n'aurait eu aucun mal à refuser. Il sait dire les choses quand il faut les dire. Mais une part de lui, le moins raisonnable assurément, a très envie d'accepter, envers et contre toute logique. Tout plutôt que de se retrouver face à son tableau de bord sans personne prés de lui à qui faire miroiter des destinations merveilleuses et étonnantes. L'imaginer suffit à lui faire goûter une nouvelle fois à ce méchant sentiment qui l'étreint souvent depuis quelques centaines d'années — celui qui le fait tanguer au bord d'un précipice duquel il ne pourra jamais, jamais réchapper.

« Non, et ta présence déplaît au TARDIS, tu vas… »

Personne ne saura jamais ce qu'allait dire le Docteur parce que tout à coup une alarme se met à hurler dans les locaux de Torchwood, accompagnée par des signaux lumineux inquiétants. Jack tend l'oreille, tout sourire. 

« La faille ! s'enthousiasme-t-il. Docteur, la faille ! »

Et le voilà qui bouscule l'extraterrestre pour descendre l'escalier à tout allure, talonné de près par le Docteur qui ne laisse jamais personne le distancer. Ils arrivent en trombe devant l'ordinateur sur lequel pianote Toshiko. 

« La faille s'est ouverte au nord de la ville, informe-t-elle. 

— On y va ! » bondit Gwen en accrochant son arme à son côté. 

Une atmosphère fébrile électrise chaque membre de l'équipe. Ils se meuvent avec précision et habitude, chacun sait ce qu'il doit prendre et faire. Le Docteur suit leurs mouvements, envieux des scènes semblables vécues avec Martha qui lui manquent déjà. Il n'y a guère que Jack qui ne bouge pas, planté à ses côtés et le surveillant du coin de l'œil. Leurs regards se croisent. Les lèvres du Capitaine s'incurvent déjà vers le haut et le Docteur sent ses cœurs bondir. 

« Allez ! s'exclame Jack. Vous ne pouvez pas partir maintenant ! »

Il s'éloigne déjà vers la grosse porte ronde par laquelle se sont engouffrés les autres. Il avance en encourageant le Docteur à le suivre. Mais il n'a pas besoin d'insister beaucoup. Le grand sourire enthousiaste du Seigneur du Temps parle pour lui. Un instant plus tard, les deux hommes disparaissent dans le boyau remontant à la surface et le Docteur prend rapidement les devants, habitué qu'il est à courir à la rencontre de n'importe quel danger. 

Le temps d'une aventure, de quelques heures ou quelques jours, le temps d'appréhender ce qui sera sorti de la faille. 

Le temps d'éloigner les ombres qui veulent s'abattre sur ses cœurs. Celles de la solitude et des souvenirs douloureux. 

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