New Birth

Chapitre 3 : Soirée surprenante

1964 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 14:41

En poussant la porte du Snafu 28, je regrette aussitôt de m'être laissée embobiner aussi vite. Le bruit, les éclats de rire, la musique et les conversations m'agressent littéralement. Le bar est plein, comme tous les vendredis soirs. A croire que tous les habitants de New York n'ont que ça à faire le week-end … En fait, c'est à peu près ça. Il y a tellement peu d'enfants à New York que la vie de famille se résume souvent à deux personnes. Du coup, sortir est facile. Et les établissements comme celui-ci nombreux.


Le cadre est sympathique. C'est l'un des plus anciens bars de New York qui date d'avant la Grande Guerre et qui a gardé intégralement sa décoration d'origine. Les lumières indirectes des appliques murales, heureusement tamisées, éclairent les nombreuses peintures murales à la gloire de l'ancienne Amérique : un drapeau bleu blanc rouge avec des étoiles blanches et un grand pygargue à l'air sombre, dans un recoin, m'accueillent sitôt la porte passée. Les briquettes et les tons chauds des murs, très loin de la clarté de mon appartement, conviennent parfaitement à l'ambiance chaleureuse du lieu.


Dès l'entrée, bondée de gens attendant une place assise, je cherche des yeux Suzan. Je finis par la dénicher, sur ma gauche , debout à l'autre extrémité du bar en bois, long de plusieurs mètres, bien cachée derrière la longue file des clients assis confortablement sur les tabourets cloutés en cuir noir. Elle est en pleine conversation avec Sean, son petit ami depuis près de 6 mois. Elle l'a rencontré au travail ( quelle originalité!) . Sean travaille à la sécurité, mais comme gardien. C'est un garçon simple et sympa, très brun comme elle. Il semble bien lui convenir : peu causant, il passe son temps à acquiescer aux jacasseries perpétuelles de Suzan, buvant ses paroles comme du petit lait.


Enfin, elle finit par me voir, agitant son bras pour que je vienne les rejoindre.


_On attend une table, m'explique-t-elle, le serveur m'a assuré qu'il n'y en avait que pour quelques minutes.

_ Quelques minutes, hein, je proteste. Mouais, vu le monde, ça m'étonnerait.

_ Ben si certains ne monopolisaient pas les tables pour eux tout seuls, hein, ça irait plus vite, hurle quasiment Suzan en me désignant un homme attablé seul sur sa droite.


Suivant son regard, je tombe sur le malfrat. Effectivement, un peu plus loin, une table basse en bois foncé, carrée, est occupée par un homme brun, seul, assis sur la banquette en tissu vintage, la tête penchée sur un verre d'alcool presque vide, alors que d'autres verres, totalement vides ceux-là, attestent qu'il est là depuis un bout de temps. Il monopolise tout un coin privatif, occupant seul la grande banquette en U aux motifs oranges sur fond brun. Sans doute alerté par le discours virulent de ma collègue, il relève la tête. Trop tard pour moi, il m'a vue : c'est Tobias Eaton. J'ai failli ne pas le reconnaître sans son uniforme strict de Newbirth. Il a l'air moins froid, moins sérieux que les quelques fois où j'ai pu le voir ou lui parler. Il porte un blouson noir, sur un t-shirt gris foncé , d'où sort un tatouage qui semble n'être qu'une infime partie d'un dessin largement plus grand. Je ne l'avais jamais remarqué, sans doute parce que la veste réglementaire qu'il porte d'habitude comporte un col assez grand qui remonte haut derrière son cou. Plantée là, ne sachant que faire, je me retourne pour chercher une aide quelconque auprès de ma camarade. Hélas pour moi : elle est partie vers la table que le serveur lui a enfin dénichée.


J'hésite sur la conduite à tenir quelques fractions de secondes, puis finit par concéder que je n'ai guère le choix. Je m'avance donc de quelques pas pour me planter, gênée, devant sa table. Il a l'air las, fatigué, à mille lieux du jeune homme droit et mystérieux que j'ai l'habitude de voir.


_ Bonsoir Mr Eaton, annoncé-je d'une voix mal assurée.

Il fronce les sourcils en me regardant avec un peu plus d'attention. Ses yeux clairs semblent d'un coup se réveiller d'une longue torpeur. Je comprends à travers son regard qu'il cherche qui je suis. Super, il ne me remet même pas. La gêne de la situation me fait dodeliner ridiculement sur mes jambes, agitant sans doute ma queue de cheval, puisqu'en la voyant, il me reconnaît enfin :

_ Ah oui, la fille de l'accueil , finit-il par dire.


La fille de l'accueil ? La situation est de plus en plus affligeante pour moi.


_ Clare, je précise, ne sachant comment m'en sortir.

_ Clare, c'est ça , acquiesce-t-il avec un mouvement de tête. Vous êtes venue boire un verre ?

_ Euh oui, j'accompagne des amis, qui m'ont un peu forcé la main pour venir.

_ Ah ok je vois, finit-il par dire en me regardant de la tête aux pieds.


Que veut-il dire ? Bon c'est vrai, je n'ai pas la tenue adéquate pour sortir, il n'a pas manqué de le remarquer. Voilà qui me met encore plus dans l'embarras.


Contre toute attente il poursuit :

_ Vous voulez vous asseoir ? me demande-t-il, tout en levant son verre.

_ Merci, balbutié-je en me posant sur le côté de la banquette juste en face de lui. J'ai accompli le geste en une fraction de secondes et je suis déjà en train de m'auto-flageller intérieurement. La table est ridiculement basse devant moi, inutile de penser à m'y accouder. Ne sachant trop quoi faire de mes bras pantelants, je joins les mains sur mes genoux serrés, le dos droit, ne m'autorisant pas à me caler confortablement dans le rembourrage moelleux. Je suis bien trop mal à l'aise.

Je me racle la gorge et finis par me lancer :

_ Vous venez souvent ici ? Je n'habite pas loin, mais je ne vous y ai jamais vu.

_ Non, répond-il en reposant son verre, c'est la première fois. Je sors rarement. Aujourd'hui c'est un peu spécial.

_ Ah, vous célébrez donc quelque chose ?


Il esquisse un sourire triste qui me fait aussitôt regretter ma curiosité. Ses yeux, qui semblaient s'être animés en me voyant, se referment d'un coup. Sa bouche charnue se mue en un mince trait horizontal. Sa mâchoire carrée se crispe soudain.


_ Un anniversaire, finit-il par me lâcher tout à coup. L'anniversaire d'un décès.


L'annonce me tétanise. J'aurais mieux fait de me taire.

_Je suis désolée, je n'avais pas à vous demander ça » parviens-je à dire.

_Pas de soucis, vous ne pouviez pas savoir, me répond-il, semblant se détendre enfin. Vous voulez boire quelque chose ?


La raison me forcerait à dire non, mais je m'entends répondre par l'affirmative. Et le serveur qui se tenait juste à côté s'empresse de m'amener le verre que je viens de commander sans réfléchir. J'ai pris la même chose que lui, mais je commence à me demander si ce n'est pas un peu fort pour moi...


_ Trinquons à quelque chose. Que me suggérez-vous ? Me demande-t-il.

_ A votre nouvelle vie ici, proposé-je timidement.

_ Bonne idée, mais je doute que cela change quoi que ce soit pour moi. Il y a des choses qu'on ne peut pas effacer si facilement.


Alors qu'il avale d'une traite le reste de son verre, je finis par l'imiter. L'idée est assez idiote, mais il est trop tard quand je me rends compte au bout de quelques minutes que le décor commence à tanguer. Les briques dansent sur le mur à côté de moi et les néons du bar agressent mes yeux clairs. L'alcool et moi ne faisons pas bon ménage et je me souviens que je n'ai même pas mangé ce soir.


Mal à l'aise, je me lève brutalement et je me dirige précipitamment vers l'entrée, à la recherche d'un peu d'air frais. Je vais passer pour une idiote, tant pis, de toute façon il est évident que ça ne changera pas grand chose à l'opinion qu'il a sans doute déjà de moi. Même pas sûr qu'il en ait une d'ailleurs. J'ouvre le battant droit de la porte à tout petits carreaux et respire à pleins poumons l'air froid qui s'engouffre maintenant dans le bar, sous les protestations des clients. La porte se referme alors brusquement. Etonnée, je me retourne et je me rends compte qu'il est là à côté de moi. Tobias m'a suivie.


_Ca va ? Me demande-t-il soudain

_Oui, merci, je bredouille. L'alcool et moi , ce n'est jamais une réussite. Désolée.

_ Je vous raccompagne, finit-il par dire. Son ton sec, hérité sans doute de ses nombreuses années de commandement chez les Audacieux, me fait sursauter.


J'hésite une seconde puis je finis par lui montrer le chemin d'un signe de la tête. Nous nous mettons en route en silence. Gênée, je plaque mes bras sous mes aisselles, le regard vers mes pieds. Il marche en silence à côté de moi, calant ses pas sur les miens. Les quelques dizaines de mètres sont vite avalées et nous nous retrouvons bien vite au pied de mon immeuble. Levant la tête vers le ciel, Tobias semble jauger le bâtiment. Sous la clarté des lampadaires, il est encore plus beau qu' à la lumière du jour. Mince, l'alcool me fait dérailler complètement. Je glousse discrètement, espérons qu'il n'en ai rien vu.


_ C'est à quel étage ?

_ Euh, le 4ème.

_ Ok, on y va, annonce-t-il en m’entraînant dans le hall.


Sous l'effet de la surprise et sans doute de l'alcool, je me laisse mener jusqu'à l'ascenseur puis au travers des couloirs jusqu'à ma porte.


_ Les clés, me demande -t-il.

Je n'ai pas le temps de comprendre sa question qu'il a déjà ouvert la porte avec le trousseau que je tiens à la main. J'entre comme un zombi à sa suite. Il fait noir dans l'appartement. Comme je n'ai pas fermé les volets, la lumière de la lune éclaire faiblement le séjour où nous nous trouvons en silence. Je le vois qui observe avec attention les éléments du décor qui se détachent dans la lueur nocturne : mes meubles blancs, mes tableaux fleuris au-dessus de mon canapé gris clair, la méridienne d'un autre temps que j'ai passé des heures à poncer, lasurer et retapisser de lin. Tout cela doit sembler bien ridicule à un homme, audacieux de surcroît, et bien plus habitué aux batailles qu'à la décoration féminine d'un salon.


_Voilà, finit-il par lâcher, vous êtes arrivée à bon port. Bonne soirée Mademoiselle Simon. Ce disant, il me contourne, bien décidé apparemment à laisser une grande distance de sécurité entre nous. A-t-il peur de moi, ou souhaite-t-il juste me montrer que ses intentions sont honnêtes ?

_Merci, Monsieur Eaton, bonne soirée à vous aussi, parviens-je à articuler, ne sachant pas trop si c'est la gêne ou l'alcool qui me fait tanguer.


Tobias est dans la pénombre de la porte, la main sur la poignée, prêt à partir. Au dernier moment, je distingue néanmoins tout à coup qu'il tourne la tête vers moi. Dans la faible lueur de la lune, je le vois soudain saisir ma queue de cheval pour en arrêter l'oscillation. Il marque une pause irréelle, considérant ma natte avec intérêt. Puis, faisant un pas en avant, il plaque sa bouche contre la mienne.
















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