Divergente 4 - Résurgence
Il n’est guère plus de sept heures du matin quand Peter, accompagnée de son épouse, fait irruption dans la maison Altruiste numéro sept en lançant, avec sa délicatesse habituelle, des sifflements stridents, et des invitations impérieuses pour réveiller ses comparses. Beth se dirige vers la cuisine pour préparer le petit déjeuner qu’ils ont apporté avec eux.
Comme à l’accoutumée, c’est aussi la voix aigue et coléreuse de Christina qu’on entend traverser l’espace entre l’étage et le rez-de-chaussée pour lui répondre :
— La ferme, Peter !
— Debout là-dedans ! clame-t-il à nouveau sans ménagement.
C’est Tobias qui apparaît en premier dans l’escalier, et il salue le couple.
— Salut, lance-t-il aux visiteurs, avec un sourire.
— Salut ! Vous avez bien dormi ? Et eu suffisamment à dîner ?
— L’hospitalité de ta ville est parfaite, merci Peter, il faudra remercier tes collègues.
— Ils seront là pour notre départ, en tout cas quelques-uns.
A la stupéfaction des deux hommes, Tris déboule comme une furie de l’étage, dévale les escaliers et se jette au cou de Peter. Sidéré, ce dernier ne sait plus quoi faire de ses mains.
— Qui êtes-vous ? demande-t-il avec un humour gêné. Qu’avez-vous fait de la Pète-Sec qui veut m’assassiner trois fois par jour ?
Tris s’écarte, souriante et émue.
— C’est chouette ce que tu as fait pour moi, Peter. Je n’aurais pas pensé ça de toi, c’est vrai. Merci d’avoir retrouvé ma grand-mère.
— J’ai lu tes articles quand j’étais à Chicago, j’ai vu que tu cherchais tes ancêtres, répond Peter, peu habitué à être félicité. Elle n’a pas changé de nom, ce n’était pas difficile.
Beth arrive, souriante, avec les tasses de la cuisine et en reparaît quelques secondes plus tard avec du pain et de la confiture. Mark et Christina arrivent enfin, la mine ensommeillée et la chevelure en bataille. La vorace jeune femme s’attable immédiatement et remercie Beth, la bouche pleine et les pouces en l’air, d’avoir pourvu à ce repas matinal.
Tris et Beth prennent place sur les genoux de leur compagnon respectif et le petit déjeuner prend un ton convivial. Beth questionne Tris sur cette curieuse mission et sur ses dangers, elle s’inquiète pour Peter. Tris lui répond, en la regardant et en articulant bien, pour qu’elle puisse la comprendre.
— Je ne peux pas te dire que nous maîtrisons tout, convient Tris. Nous ne savons pas ce que nous allons trouver. Mais Tobias a modifié l’itinéraire pour le rendre plus sûr. Ce lac est d’une importance capitale pour tous les habitants qui vivent autour. Le climat a changé depuis qu’il a tant reculé. Les hivers sont plus froids et les étés plus chauds et secs. Tout l’écosystème a été modifié, je l’ai vu en comparant des données anciennes et celles que nous collectons aujourd’hui. Les humains ont mené à cette manipulation absurde de la nature, il faut réparer nos erreurs.
— Comment vous y prendrez-vous pour rendre son eau au lac ? demande Beth, pas du tout rassurée.
— Nous ne savons pas encore, plaide Tobias, il se peut que cette expédition ne soit qu’une mission d’observation dans un premier temps, tout dépend du moyen que les fondateurs ont utilisé pour assécher le lac.
— Comment savez-vous qu’il ne s’est pas asséché tout seul ? insiste Beth.
— Les fondateurs ont dit qu’ils l’avaient asséché pour construire les clôtures. Pour obtenir ce résultat en un temps court, ils ont nécessairement utilisé un moyen mécanique, argumente Tobias. Nous pensons à un barrage, mais de quel type, nous n’en savons rien. Nous espérons qu’ils ont utilisé la même technologie que pour protéger le Bureau, car nous avons pu étudier cette méthode et nous avons les moyens de la maîtriser.
— Ce sera long ? demande encore Beth.
— On ne peut pas savoir, répond Tobias. L’Hovercraft ne peut pas naviguer s’il y a des vagues, nous ne traverserons que quand nous serons assurés d’une météo clémente pendant deux jours au moins.
— J’ai entendu tellement de choses sur les dangers que vous avez traversés…
— Nous ne sommes plus en guerre. L’urgence n’est plus la même. Nous tournions tous à l’adrénaline, personne ne voyait le bout du tunnel et l’attaque était une question de survie, explique Tris, les yeux clos, revivant pendant quelques instants les déchirements et les émotions de sa sœur.
Plus personne, dans le groupe, ne s’émeut que Tris s’identifie à Beatrice, à ses emportements, ses actions désespérées, et ses espoirs aussi.
— Beth, nous avons tous des projets, des gens à aimer, nous voulons tous revenir sains et saufs, rassure Tobias en enserrant les hanches de Tris assise sur ses genoux.
***
L’aéroglisseur se met en mouvement dans un grand souffle, pivote pour s’écarter du quai et s’éloigne doucement, sous les signes de la main des visiteurs restés à terre. Peter et Beth s’envoient des baisers du bout des doigts.
Pour ne pas perturber les travaux d’ouverture des portes de navigation à l’Est de la ville, Tobias repasse par la même porte qu’à leur arrivée, au sud de Milwaukee et contourne la clôture par l’Est. Tris trouve cette clôture étrange, l’absence de l’immense structure métallique existant sur celle de Chicago lui laisse une impression de vide. Mais en dehors de ça, le mur est manifestement construit à l’identique.
Il est convenu de rejoindre l’actuelle côte du lac et de la remonter vers le nord, jusqu’au point décidé pour entamer la traversée en ligne droite, à l’exact Ouest de South Manitou Island. L’île doit constituer une étape, et un refuge en cas de mauvais temps. Plus de deux cents kilomètres séparent Milwaukee de la zone à l’Est de la ville, peut-être fantôme, d’Egg Harbor, à l’horizontale par rapport à l’île ciblée. Tobias évalue à deux jours le délai pour parvenir à cette zone, compte tenu de l’autonomie de l’Hovercraft, peut-être moins si le soleil brille. Le temps est maussade ce matin là, avec un peu de vent, comme souvent dans la région.
C’est aux alentours de midi, alors qu’ils ont presque atteint l’objectif de la côte, sur un isthme à l’Est d’Egg Harbor, que les batteries de l’Hovercraft donnent des signes de faiblesse. Il leur faut désormais obliquer légèrement vers l’Ouest pour poser le véhicule sur une zone terrestre plate afin de laisser les panneaux photovoltaïques se recharger. Tobias immobilise le véhicule près de Kangaroo Lake, une petite étendue d’eau à un kilomètre du bord de l’immensité bleutée.
La surface du lac étant plutôt tranquille, le trajet s’est essentiellement effectué sur l’eau. Emerveillés, les co-équipiers découvrent une surface liquide et scintillante, plus immense qu’ils ne pouvaient l’imaginer. La puissance de ce lac les pénètre et les convainc un peu plus de l’utilité de leur mission : cette énergie doit inonder à nouveau Milwaukee, Chicago et probablement des dizaines d’autres villages ou petites villes renaissantes autour de ce lac. Des centaines d’oiseaux les accompagnent, canards plongeurs, mouettes qui transpercent le ciel de leurs cris aigus et stridents. Des trésors à préserver, survivants du chaos écologique et génétique.
Immédiatement après la halte, Mark enfile son comportement naturel de trappeur et part explorer les environs avec Peter, afin de poser des collets, et repérer un potentiel gibier. L’homme de la Marge emporte son arc. La pêche attendra un peu. Il revient une heure plus tard, deux canards embrochés sur l’une de ses flèches, négligemment posés sur son épaule. Le début d’après-midi se transforme en séance de plumage et de bagarre, les hommes terrorisant à nouveau les jeunes femmes en les poursuivant avec les viscères des malheureux volatiles.
L’aéroglisseur étant à nouveau opérationnel en milieu d’après-midi, Tobias ordonne le départ, le temps est calme, il voudrait tenter la traversée vers South Manitou Island et y établir le camp pour la nuit. Il prévoit une heure de trajet. Les comparses, à la fois excités et angoissés par la traversée vers l’inconnu, se félicitent d’avoir appris à nager, ils se sentent plus sereins et en sécurité grâce à cette compétence, en cas d’intempéries générant des vagues.
Le véhicule se met en suspension, assis sur son propre souffle et oblique résolument vers le large. Guidé par son outil de géolocalisation, Tobias lance l’aéroglisseur droit vers South Manitou Island. Tris regarde s’éloigner la côte, ébahie par l’immensité bleu profond du lac. Bientôt, où que se porte le regard, l’horizon n’est que partage entre le bleu du lac et le bleu du ciel, qui s’est merveilleusement dégagé. Le vent fouette les visages, bien plus fortement qu’à terre et l’Hovercraft file à sa vitesse quasi maximum sur la surface calme.
Dans l’excitation générale, c’est moins d’une heure et demie plus tard que l’île est en vue. Comme il est encore tôt, Tobias offre à ses co-équipiers le luxe d’une visite touristique, en réalisant le tour de cette île de cinq kilomètres de long et de large. Il longe la côte sud de l’île, escarpée et rocailleuse et dépasse, près de la pointe Sud-Est, un phare, fier et blanc, désœuvré mais toujours dressé pour accueillir les hypothétiques visiteurs venus du lac. Derrière et sur la droite du phare, une épaisse forêt de feuillus bouche toute vue de l’intérieur des terres. Le bois, semble-t-il impénétrable, borde une petite plage étroite et longue de sable blanc et de graviers. Plus loin sur le flanc Est de l’île, à peine reculées du bord, ils aperçoivent en longeant la baie, des bâtiments semble-t-il désaffectés, dont l’emplacement évoque un port avec ses pontons de bois sur pilotis, habilement placé à l’abri du vent et des vagues trop furieuses du large. Et sur la droite, à une douzaine de kilomètres de leur position, la côte du continent présente aux observateurs ses falaises ocres dénudées, surmontées d’une végétation vert foncé et dense qui ondule sur de moelleuses collines verdoyantes.
Le paysage côtier de l’île, lui, alterne dunes de sables majestueuses et parois rocailleuses plongeant parfois à pic dans les profondeurs de l’eau sombre. Sur des plages de galets ou des promontoires rocailleux, des centaines de mouettes regroupées en colonies projettent au loin leur vacarme criard. Au nord, ils aperçoivent au loin North Manitou Island, île sœur séparée de South Manitou Island par un chenal large de quelques kilomètres. Entre les deux îles, près de la côte sud de l’île septentrionale jumelle, les équipiers admirent un magnifique second phare, comme délicatement posé et flottant sur la surface de l’eau, blanc éclatant sur le fond bleu, trônant sur un socle bétonné autrefois habité : le logement du gardien du phare, une maison carrée, blanche, semble servir de piédestal à la flèche autrefois illuminée du phare.
Puis, plus à l’Ouest en redescendant le long de la côte de l’île, ils aperçoivent, comme un avertissement, la carcasse rouillée d’un cargo échoué à quelques encablures de la plage. Prudemment, Tobias guide l’Hovercraft loin de cette épave, qui rappelle à l’équipage non seulement les dangers cachés de l’immense lac dans ses moments de colère, mais aussi le passé commercial intense dont le lac faisait bénéficier toute la région. Stratégiquement placée en première position en provenance de la partie sud du lac Michigan, l’île de South Manitou Island est la première que l’on rencontrerait, si on naviguait en ligne droite et verticale sur le lac depuis l’extrême Sud. Sentinelle de cette partie moins profonde du lac, l’île accueillait les navigateurs et annonçait les écueils, mais aussi la proche destination de leur voyage, le détroit de Mackinac, par lequel devaient passer les navires rejoignant le lac Huron.
Tobias termine le tour de l’île et décide d’accoster, sur la côte Ouest, présentant des plages de sable plus accessibles pour l’Hovercraft. Sans l’avoir exprimé, Tobias essayait de repérer à l’aide de jumelles si des populations étaient encore installées mais il n’aperçoit pas âme qui vive. Le contraire eut été étonnant tant leur isolement aurait été grand et dangereux sur ce tout petit îlot battus par les flots et les vents.
Tris, très fière, enlace Tobias dès qu’il a immobilisé l’Hovercraft, à quelques centaines de mètres à l’intérieur de l’île. Souriant et soulagé que la traversée se soit bien passée, il limite les obligations du soir à une exploration libre des environs et à l’établissement du camp. Si les voyageurs décident de dormir à bord par sécurité, la perspective d’un feu de camp convivial ravit tout le monde. En un tournemain, Mark installe une broche et met à rôtir les deux canards, puis part en quête de plantes, comestibles ou non, à rapporter pour le dîner ou à consigner sur sa tablette, photos et géolocalisation à l’appui.
Mark et Peter reviennent au crépuscule, les bras chargés de plantes. Tris s’approche, très intéressée, et s’accroupit pour observer les trésors sauvages :
— Tu nous ramènes quoi, Mark ?
— De l’ail des ours. Sens ! dit-il joyeusement en fourrant une touffe de plantes sous le nez de la jeune fille.
La petite plante présente des feuilles vertes, assez foncées, lisses, oblongues et pointues, ressemblant au muguet. S’échappent de ses deux ou trois feuilles regroupées au pied une longue hampe un peu rigide, surmontée d’un pompon de petites fleurs blanches regroupées en boule hémisphérique. Mark prend une poignée des herbes aromatiques, à la forte odeur d’ail, demande à ses amis d’extraire les canards du feu de camp. Il approche les herbes du feu en les maintenant quelques secondes au dessus, dans la fumée légère qui s’en dégage. Deux insectes, incommodés par la chaleur et la fumée, déguerpissent de leur cachette sous une feuille. Mark entreprend ensuite de frotter les canards presque cuits avec les feuilles et les fleurs odorantes. Chaque canard est ainsi parfumé et retourne au-dessus du feu terminer sa cuisson.
— De l’ail ! C’est sympa pour les bisous, ça ! s’écrie Tris en riant.
— Ça fait rien, on va tous en manger ! réplique Mark en souriant.
— Ouais, ben on n'a pas ramené que de l’ail, hein ! se plaint Peter en désignant le tas de plantes qu’il tenait à cheval sur ses deux bras tenus à l’horizontale devant lui, et qu’il a lâchées près du feu.
Les mains disparues au fond de ses manches dont il retient les extrémités serrées dans ses paumes, Peter explique avoir été irrité par les poils urticants des orties cueillies trop vite avant que l’expert botaniste ne l’avertisse de leur piquante défense. Sa mésaventure déclenche l’hilarité générale, alors que lui bougonne en frictionnant ses mains meurtries.
— Ne te frotte pas, Peter, conseille Mark, va rincer tes mains dans l’eau et laisse les sécher en secouant, mais sans rien frotter dessus. Sinon, tu vas répandre les petits poils et leur venin. Quatre, tu peux me donner du ruban adhésif ? On pourra décoller les petits poils invisible avec.
Pendant que Tobias rapporte de l’Hovercraft un morceau de Chatterton, et s’occupe d’utiliser la partie collante du ruban pour retirer les poils irritants de l’ortie des mains de Peter, Mark met dans une assiette une poignée de feuilles de plantain, broie les hampes vertes avec une pierre et va appliquer la bouillie obtenue sur les mains déjà soulagées de Peter.
— Tu viens de gagner le droit de ne rien faire de la soirée Peter. Plus tu laisseras longtemps la bouillie de plantain sur tes mains, plus rapide sera la guérison. L’ortie n’est pas toxique, ça picote, mais c’est tout.
— Stupéfiant ! Je n’ai déjà presque plus de sensations de fourmis virulentes dans les doigts et les paumes, comme j’avais avant ! s’extasie Peter, réellement impressionné.
— Les piqûres d’orties sont très fréquentes chez les enfants dans la Marge, et le plantain est très répandu aussi, la nature se compense d’elle-même, répond modestement Mark. On obtient le même résultat avec l’oseille, qui est également délicieuse en soupe, mais le terrain était trop sec près des orties, l’oseille aime les terrains très humides. Tu pourras, d’ici une heure, malaxer dans tes mains un peu de menthe, ça finira de t’apaiser et de te rafraîchir.
— Merci, dit Peter, avec un regard aussi étonné que reconnaissant.
Le jeune homme buriné et trapu met ensuite de l’eau à chauffer, et y jette des feuilles de mélisse, de menthe, de thym et des pétales de violette qu’il avait fourrées dans sa poche. La tisane de fin de repas sera sauvage et parfumée.
Dans une autre casserole, il place les racines nettoyées, épluchées et coupées en morceaux de grands plants de consoude qu’il a rapportés. Il y ajoute les feuilles de la même plante, du plantain, quelques feuilles d’ail des ours, et les feuilles des orties, qu’il a pris soin de saisir à travers la paroi protectrice d’un sac en plastique, le tout finement ciselé au couteau. Il ajoute de l’eau jusqu’au trois quarts de la casserole et met à bouillir. Quand Peter s’insurge contre la curieuse mixture arrosée d’orties dont le cuisant souvenir est encore bien présent au creux de ses mains, Mark rit :
— La cuisson élimine le venin des feuilles d’ortie, ce ne sera plus urticant après !
La nuit est noire quand la troupe se met à table. Peter a rincé ses mains et les inflammations ont quasiment disparu. La soupe aux racines de consoude, et feuilles variées, aromatisée à l’ail fait l’unanimité parmi les jeunes aventuriers. Ils n’hésitent pas non plus à mordre avidement dans la chair du canard rôti et frotté à l’ail des ours.
La tisane permet à chacun d’apprécier le calme retrouvé propre à la tombée de la nuit, rythmé par le clapotis des vaguelettes qui viennent mourir sur la plage à quelques mètres de leur feu de camp.
— Mmmh, Mark tu es un génie de la nature ! soupire Christina en savourant la boisson chaude et parfumée.
— Seulement de la nature ? la provoque le jeune homme d’une voix pleine de sous-entendus.
Sa suggestion provoque immédiatement une bourrade dans ses côtes, sous les rires des trois autres comparses, Christina étant incapable de dompter son caractère volcanique. Tobias se rapproche de Tris pour enlacer ses épaules, sur laquelle la jeune fille pose sa tête avec un soupir d’aise.
— Tobias, ce voyage est merveilleux. Ces paysages sont époustouflants ! le remercie Tris.
— J’ai bien peur que la suite ne soit pas si idyllique. Les prévisions météo ne sont pas très optimistes. Le vent va se lever et la pluie arriver, avertit le leader de l’équipe.
— Qu’est-ce-que tu comptes faire ? interroge Christina.
— Nous progresserons par sauts de puce, d’île en île, ou en bifurquant sur la côte Est du lac, qui n’est pas très loin. Si les vagues se profilent nous devrons attendre en sécurité à terre. Demain, ça ira, nous irons sur North Manitou Island, puis nous obliquerons à droite pour rejoindre le continent. Nous longerons la côte, sur l’eau tant que ce sera possible, sur terre dans le cas contraire. Je préfèrerais l’eau, pour éviter de potentielles rencontres hostiles, mais l’itinéraire sera adapté en fonction des conditions de voyage.
Chacun acquiesce à ces mesures de bon sens. Puis l’équipe étouffe le feu, et range les reliefs du repas. La bâche antipluie de l’Hovercraft est tirée sur la moitié de la surface de vie du véhicule et les voyageurs s’installent pour la nuit, regroupés par couples serrés pour quatre d’entre eux.
C’est le petit jour qui réveille Tobias le premier. Il s’accorde quelques secondes pour retrouver une parfaite conscience et respirer la peau de Tris contre lui. Elle sent le sommeil et les mets parfumés de la veille. La lumière rasante projette sur sa joue l’ombre discrète de ses cils et de sa mèche blonde. Sa cicatrice rosée se détache sur le velours à peine hâlé de sa joue. Malgré la disgrâce de la coupure, Tobias aime ce défaut. Il lui rappelle la fragilité de sa petite amie, son courage, et aussi sa propre fierté de lui avoir permis, par son enseignement, de sauver sa vie gravement menacée. Il sent son cœur se gonfler d’amour et de reconnaissance pour ce cadeau de la vie.
Le plus doucement du monde, il pose un baiser sur sa joue chaude et douce, en laissant sa bouche profiter de la peau veloutée. Tris remue légèrement, puis se serre plus près de l’odeur familière et tant aimée, qui la fait émerger de son inconscience. Tobias serre contre lui le corps chaud et lové, et embrasse son cou et sa bouche offerte.
Les bruits des premiers mouvements du jeune couple alertent inconsciemment les instincts Audacieux de Peter et Christina, que les premiers cris des oiseaux finissent de réveiller. Mark s’éveille en dernier, enlaçant sa petite amie pour prolonger le contact rassurant et désiré. Mais il finit par se lever, juste après Tobias, pour préparer un rapide petit déjeuner pour le reste de la troupe. Biscuits secs et chicorée sont rapidement avalés, la bâche repliée et le convoi se met en mouvement. Le niveau d’énergie ne suffira pas pour quatre heures de trajet, mais le saut jusqu’à North Manitou Island, puis la traversée vers l’Est jusqu’à la berge du continent, douze kilomètres plus loin, devraient tous deux être possibles avant la pause méridienne.
Mais ce qui soucie Tobias n’est pas l’autonomie énergétique de l’Hovercraft, qu’il mesure et optimise maintenant bien. C’est plutôt l’horizon, gris et chargé, ainsi que le vent qui fait voler autour de leurs têtes les cheveux de ses compagnes de route, qui plisse son front d’une ride soucieuse.