Divergente 4 - Résurgence
- Plus vous vous pardonnerez à vous-même vos erreurs et vos faiblesses, plus vous stagnerez ! annonce fermement Tobias. Si vous n’exigez pas l’excellence, vous ne l’atteindrez pas. Ne vous cherchez pas d’excuses à l’échec, ne cessez jamais de le fuir !
L’instructeur pose fermement le décor, pas de temps à perdre en gazouillis entre filles.
- Tobias, j’aimerais…
- Quatre ! Pendant l’entraînement, ce sera Quatre, rien d’autre ! C’est clair ?
- Oui, acquiesce Tris, oubliant la question qu’elle voulait poser.
En réalité, le jeune homme n’est pas sûr de pouvoir conserver la fermeté nécessaire si Tris l’appelle par son prénom. Quatre lui semble plus sérieux et respectable pour un instructeur. D’un autre côté, entendre sa nouvelle novice l’appeler Quatre la confond encore plus avec sa sœur disparue. Tobias regrette presque ce qu’il vient de demander, mais c’est trop tard.
- Moi aussi il m’a cloué le bec le premier jour, un enfer ! On supporterait pas l’initiation sans le gâteau au chocolat ! chuchote Christina pour que leur guide n’entende pas.
Tris se mord la lèvre inférieure pour ne pas rire.
- Si vous formez un duo dans la vie, ici, ce ne sera que des duels, affirme Tobias d’un ton ferme. Christina te tirera vers le haut, elle sera aussi plus forte et ne te fera pas de cadeau. Pas de classement comme pour les novices Audacieux mais pas de faiblesse non plus. Allez, Christina, démonstration avec moi.
Les deux amis se placent sur le tatami et présentent les gestes de base de défense. Tris ne perd pas une miette des mouvements. Durant une heure, elle s’applique à répéter les gestes, postures et à combattre déséquilibres et manque d’anticipation.
Au début, Christina hésite à brutaliser la frêle jumelle de son ancienne amie disparue. Au fil des entraînements, la novice prend de l’assurance, et développe rapidité et technique. Elle n’hésite plus à porter les coups, pieds, coudes, poings et à en recevoir aussi. Elle n’est qu’une boule d’ecchymoses et de douleurs mais elle l’a décidé, Beatrice ne s’est jamais plainte, elle ne le fera pas non plus. Chaque chute, chaque combat perdu résonne comme un nouveau défi, un nouvel objectif à atteindre. Tobias ne peut qu’admirer sa détermination. Elle montre moins de dispositions que Beatrice, mais évolue dans un environnement moins stressant. Sa défunte sœur craignait chaque jour que ne soit découverte sa Divergence. Aiguillonnée par ses peurs, et par la compétition, Beatrice avait progressé rapidement. L’urgence semble moins brûlante pour Tris, mais l’instructeur doit reconnaître que suite à leur âpre discussion chez lui, sa jeune recrue n’avait plus essayé de jouer à l’héroïne de son côté, en tout cas, pas à sa connaissance.
Chaque semaine, un médecin ami de Matthew l’a examinée. Il s’est naturellement insurgé contre les bleus et diverses petites blessures que lui présentait Tris à cause de ses entraînements. Issu des Erudits, mais férocement opposé à la stratégie guerrière de Jeanine, il a toutefois toujours pensé que les Audacieux étaient fous, comme la plupart de ses co-factionnaires.
Mais le médecin, assisté de l’équipe de scientifiques à l’origine de la conception de Tris, a aussi constaté un vieillissement inhabituel de la jeune fille, par paliers aléatoires, puis une stagnation depuis quelques semaines. Christina s’est affolée à cette annonce. Positive, la sœur de Beatrice a décidé de faire preuve de philosophie, et de profiter de chaque seconde, si son temps était compté. Rien ne semble altérer sa foi et sa détermination à redoubler d’efforts pour s’entraîner. Elle se dit persuadée que cette évolution rapide de ces cellules va s’arrêter, un jour, pour devenir normale. Mais aucune donnée scientifique ne peut ni l’affirmer, ni l’infirmer. Quand Tobias l’a appris, il a eu l’impression de revenir six mois en arrière, quand sa méfiance constituait les trois quarts de son ressenti face à Tris, quand il était certain qu’elle ne serait, bien malgré elle, qu’une source de souffrance pour lui. Il se contente donc d’une distance, qui contrarie fortement Christina, mais lui semble constituer une nécessaire carapace.
***
Durant deux mois, Tris mène à un rythme infernal un emploi du temps partagé entre la salle de sport de l’orphelinat, la course à pied dans les quartiers alentour, l’aide aux personnes, et ses recherches sur les souterrains de Chicago. Tobias lui a recommandé de ne jamais respecter d’horaire particulier, de changer fréquemment d’emploi du temps et d’itinéraire. Il surveille de loin sa mère, sans avoir pour l’instant rien pu relever d’anormal, ce dont il se méfie chez elle encore plus que d’une franche hostilité. Depuis des semaines, le fils d’Evelyn se demande à quoi, ou à qui, elle va chercher cette fois à s’attaquer pour parvenir à ses fins. Et quelles fins ? Ces questions tournent et retournent dans sa tête. Est-il paranoïaque ? Sa mère se serait-elle rangée comme elle semble vouloir le montrer ?
Si seulement.
Mais il ressasse inlassablement les révélations de Matthew. Il n’a pu en démonter aucune. Sa mère est un tyran avide de pouvoir, elle n’a quitté la ville que pour échapper au sérum d’oubli et non de son propre chef, après avoir atteint le but affiché : renverser les factions. Dès la chute de celles-ci, c’est une autre autocratie qu’elle avait mise en place, allant jusqu’à pourchasser son propre fils et ordonner de tirer à vue. Elle est responsable de la mort de Tori. Comment avait-il pu penser une seule seconde qu’elle avait pu changer, qu’elle avait oublié ses ambitions, sa folie dominatrice ? Elle ne vaut pas mieux que Jeanine, à refuser tout apport extérieur, ou tout avis différent susceptible de remettre le sien en cause.
Tobias n’attend qu’un prétexte, un moindre faux pas de sa mère, pour demander l’aide de Jack Kang. Ce dernier estime avoir une dette envers l’ex-Audacieux et ses amis, depuis la guerre civile. Le jeune homme est sûr que, maintenant que l’ancien leader des Sincères est le responsable de la Justice à Chicago, il accepterait de l’aider si Evelyn faisait encore des siennes. Il garde cet atout dans sa manche, au cas où il s’avèrerait nécessaire d’y faire appel. Pour l’instant, il va falloir qu’il respecte une promesse, faite malgré lui. Tris a beaucoup progressé au combat, même si, comme Beatrice, elle reste de constitution fine, féminine. Très féminine, même... Mais maintenant, elle insiste pour apprendre le lancer de couteaux, il ne peut plus se défiler.
***
Les panneaux de bois et de silicone trônent toujours au fond de l’immense salle d’entraînement, au siège des Audacieux, alignés comme des sentinelles du lieu, avec leur forme de bonhomme au centre. Tris se repasse dans sa tête les images vues dans les patchs mémoriels de Christina et de Tobias sur les séances de lancer de couteaux, et celle qui a valu à sa sœur de se retrouver contre une cible, à devoir faire confiance à son instructeur pour gagner le droit de rester chez les Audacieux. Elle imagine la pression, la peur qu’a dû ressentir Beatrice pour avoir le cran de tenir tête à Eric, et rester, prendre le risque de rester, contre la cible. Sa vie était entre les mains de Quatre, et elle n’a pas faibli. Tris espère avoir un jour autant de cran que sa célèbre sœur, même si elle en doute. Le courage est un cocktail de personnalité, d’entraînement, de circonstances, d’amitié, de guerre, de deuil. Toutes ressemblantes qu’elles soient, Beatrice et elle ont évolué dans deux mondes aux enjeux différents.
- Tu es encore dans la lune, Tris ! claironne Christina en arrivant près d’elle.
- J’essaie de me concentrer, et de repenser au courage de Beatrice, corrige la jeune fille.
- Elle était suicidaire des fois ! Mais ça, c’est sûr qu’elle avait du cran, personne n’avait tenu tête à Eric de cette façon-là avant. Elle l’a payé cher, il n’a plus cessé de la tyranniser après ça ! raconte Christina.
- J’espère que je serai aussi douée qu’elle…
- Alors en place ! interrompt l’instructeur qui vient d’arriver.
- Bonjour à toi aussi, Quatre, grince Christina.
Impassible, Tobias la regarde sans relever la remarque.
- George a prêté deux jeux de couteaux pour l’entraînement. J’en ai la garde. Il ne faut pas les laisser traîner. Christina, démonstration. Bras gauche tendu, on vise et on garde les yeux sur le centre de la cible. Le bras lanceur doit suivre le regard, dit Tobias à l’attention de Tris. Allez !
Christina commence ses lancers, un peu rouillée. Mais les gestes reviennent, lancer après lancer. Tris observe et imite. Elle semble aussi avoir de bonnes dispositions, et s’applique à suivre les consignes.
- Pour que les bons gestes se fixent, il faudra s’exercer au moins deux fois par semaine, recommande leur mentor.
- Bien, je viendrai, acquiesce Tris.
- Je laisserai les couteaux chez moi, ils devront y retourner après chaque entraînement.
- Promis, lui répond-elle avec un sourire.
Mais Tobias reste froid et sans expression, il ne se déride pas. Il refuse de se dérider.
- Entraîne-toi, lui dit-il, sur un ton ferme et neutre.
Tris n’y tient plus, elle veut comprendre pourquoi soudainement son ami s’est éloigné d’elle, a cessé toute conversation non indispensable, l’a évitée chez lui en rentrant suffisamment tard pour ne plus la croiser.
- Tobias…
- Quatre !
- Non, ce n’est pas à l’instructeur que je veux parler, c’est à l’homme, jette Tris d’un ton sec. Tu ne m’adresses plus la parole pour autre chose que l’entraînement, tu as changé d’attitude envers moi. Si tu me disais au moins ce qui a provoqué ta colère, je comprendrais mieux ! Qu’est-ce-que j’ai fait ?
L’air sombre, Tobias détourne la tête un instant puis se décide à lui répondre :
- Rien. Et il faut que ça continue, c’est mieux comme ça.
- Explique-moi ! Je ne comprends pas !
- Désolé, c’est tout ce dont je suis capable, coupe Tobias avec entêtement. Christina, tu peux raccompagner Tris ?
L’instructeur s’éloigne d’un pas décidé, laissant Tris désemparée. L’ancienne Audacieuse, qui n’a pas entendu la conversation, lui court après.
- Quatre, qu’est-ce-qui se passe ? demande-t-elle en courant à demi à côté de lui.
- Rien.
- Vous vous êtes disputés ? insiste la jolie brune en essayant de suivre ses grandes enjambées.
- Non, marmonne Tobias sans ralentir.
- Quatre, arrête ! crie Christina, agacée, en l’agrippant par la manche. Qu’est-ce qu’il y a ?
Le jeune homme s’arrête enfin. Les mains sur les hanches et les yeux au sol, il cherche ses mots :
- Tris, son vieillissement, je ne veux pas vivre ça, finit par lui expliquer Tobias.
- C’est donc ça ! Mais rien ne dit que ça va se poursuivre, Quatre, et elle ne mérite pas que tu la snobes comme ça !
- Je ne peux rien faire d’autre, je me protège c’est tout.
- Non, tu fuis, et ça, ce n’est pas digne de toi, tente Christina.
- Je me fous de ma dignité, grogne Tobias. Tu ne comprends pas !
- Oh si, je comprends ! insinue Christina. Quatre, moi, je suis sûre que l’évolution de Tris doit rattraper celle de Beatrice avant de stopper, elles sont tellement liées par l’esprit que cela influe sur le métabolisme de Tris ! J’en suis sûre !
- Tu es médecin maintenant ? s’indigne Tobias. L’espoir, est un poison ! On m’en a assez injecté comme ça, je ne vais pas me torturer pour…
- Tu espères… Enfin, je retrouve l’humanité dans la machine que tu es devenu… Je m’en doutais.
- Non, tu ne sais rien, je ne veux pas ! s’insurge le jeune homme, désemparé.
- On ne choisit pas, ces choses-là ! Et c’est trop tard, tu le sais bien. Tris aussi s’est attachée à toi, que tu le veuilles ou non !
- J’en doute fort, je fais tout pour que ça n’arrive pas !
- Elle n’est pas folle, et elle est capable de voir à travers ton masque, idiot ! s’écrie Christina. Arrête de lui faire du mal, ça t’en fait aussi. Si tu ne me l’avoues pas à moi, avoue le toi, à toi-même au moins !
Tobias s’éloigne sans ajouter un mot. Furieuse, Christina tourne les talons pour retourner vers Tris qui, passé un moment d’immobilité, a repris avec acharnement les lancers de couteaux dans les cibles bleues, en semblant décharger sa rage sur un ennemi invisible en face d’elle. En arrivant à sa hauteur, Christina lance, agacée :
- Quel entêté !
Soucieuse, Tris la regarde, espérant une explication.
- Christina, pourquoi a-t-il changé ?
- Il a peur.
- Peur ? Mais de quoi peut-il bien avoir peur ? s’étonne la jeune fille.
- Que tu… meures prématurément. Il a peur de souffrir à nouveau, explique Christina.
- Je suis sûre moi, que je ne vais pas mourir, je le ressens, ces évolutions biologiques ont un sens, même si on ne les comprend pas, c’est certain.
- Je le crois aussi, dit Christina en prenant brusquement Tris dans ses bras, de toute façon, je ne te laisserai pas faire !
Emue plus qu’elle ne l’aurait pensé, la jeune fille rit de l’exubérance de son amie.
- Allez, je te ramène chez Caleb, dit Christina.
- Non, merci, je vais continuer un peu à m’entraîner aux couteaux, et puis je dois ramener les couteaux chez Tobias avant de rentrer.
- Tu es sûre ?
- Oui, certaine ! Va !
- Ok, on se voit en fin de semaine ?
- Oui je te confirmerai.
Les deux jeunes filles se séparent et Tris reprend ses lancers. Elle a attendu des semaines de pouvoir s’entraîner à cette discipline, elle veut en profiter. En allant récupérer ses poignards fichés dans la cible, elle ne peut pas retenir un petit sourire : Tobias a peur pour elle. Elle sent son cœur se soulever dans sa poitrine et cogner. Elle a encore du mal à mettre des mots sur les réactions invisibles de son corps, mais celle-là n’est pas désagréable au moins. Au pied de la cible de gauche, Tris voit soudain la veste de Christina par terre, son amie l’a oubliée.
La jeune fille est ennuyée car l’hiver approche, le vent est froid et pénétrant, son amie va regretter son oubli. Elle se penche pour la ramasser quand subitement, elle reçoit un grand coup de pied dans la main, ses couteaux volent en l’air et tombent sur le béton dans un bruit métallique aigu. Elle n’a pas le temps de se retourner pour voir son agresseur qu’elle est déjà ceinturée et ses yeux couverts par une main forte. Elle pousse un cri et tente de se débattre mais un second agresseur l’immobilise les mains dans le dos, d’une poigne puissante. Terrorisée, elle s’agite dans tous les sens pour se libérer. La main sur ses yeux lui plaque la tête en arrière contre ce qui lui semble être l’os d’une clavicule, et elle a l’impression de se vider de son sang en sentant une lame s’appuyer sur sa gorge. Une voix rauque à l’haleine chargée lui glisse à l’oreille :
- Voilà donc l’aberration dont tout le monde parle ! L’expérience s’arrête là, cobaye, la ville est trop petite pour nous deux !
Tris sait alors qu’elle n’a plus que quelques secondes à vivre, quand elle entend soudain un cri strident hurler son nom, et le bruit d’une course effrénée s’approcher. La surprise semble déstabiliser ses agresseurs qui desserrent leur étreinte, Tris en profite pour frapper de toutes ses forces du talon le pied placé près du sien et donner un coup de tête en arrière, le choc est si violent qu’elle a l’impression que tous ses organes vibrent et résonnent dans son crâne. Mais l’emprise se desserre un peu, suffisamment pour qu’un coup de pied en arrière et un coup d’épaule ne la libère. Elle sent soudain une horrible brûlure lui déchirer le visage, et la seconde d’après, les agresseurs s’enfuient, chassés par l’arrivée en trombe de Christina. Tris tombe à genoux, les deux mains superposées sur sa joue déchirée. Son amie tente de poursuivre les fuyards, mais ils ont déjà disparu. Elle stoppe sa course et revient en courant vers la jeune fille dont les mains et le visage sont couverts de sang. Un épais filet du liquide rouge foncé et visqueux dégouline dans son cou.
- Tris ! Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ! crie Christina.
La blessée gémit, elle a l’impression qu’on lui a arraché la joue avec des griffes, tout son visage et ses yeux, ses paumes, sont inondés de sang, elle ne voit plus rien. Christina retire vivement son tee-shirt et l’appuie sur la joue de son amie. Celle-ci hurle au contact du tissu.
- Appuie fort ! Il faut arrêter le sang ! J’appelle les secours !
Elle oblige son amie défigurée à s’allonger, et tape rapidement sur sa montre. En quelques secondes, les messages sont envoyés et elle s’occupe à nouveau de la blessure.
- J’ai mal, mon œil ! gémit Tris prise de vertige.
Elle a du sang dans la bouche et un goût métallique lui donne envie de vomir, à moins que ce ne soit la douleur ? Christina essaie de garder son calme.
- Ne bouge pas, ça va aller, on va te soigner ça ! Continue de parler, et dis-moi qui t’a fait ça !
- J’ai rien vu, ils étaient deux… articule-t-elle entre deux plaintes. Ils voulaient me tuer !
- Ok, ok, on finira par les retrouver, ils me paieront ça, sois tranquille ! Tiens bon, le médecin va arriver !
Deux minutes plus tard à peine, Christina entend le bruit d’une course frénétique :
- Christina ! hurle Tobias.
- Quatre ! Par ici ! lui braille la jeune fille.
Le jeune homme, hors d’haleine, est près d’elles en quelques secondes et tombe à genoux pour juger de la blessure. Le tee-shirt de Christina est trempé de sang, il enlève sa veste, puis son pull et soulève la compresse improvisée pour faire l’échange. Tris hurle de douleur. Christina se détourne pour ne pas tourner de l’œil, la blessure semble très grave. Elle ramasse les vestes pour couvrir le buste de son amie, qui tremble de tout son corps. Tobias, glacé d’effroi, voit une longue coupure traverser la joue de Tris de haut en bas, frôlant son œil et jusqu’à la ligne de son menton. Le sang ne s’arrête pas, il prévient :
- Tris, je vais remettre une compresse, ça va brûler, murmure-t-il sur un ton le plus calme possible.
Tris se contracte de tout son corps en criant quand le tissu de son pull s’appuie à nouveau sur son visage. Christina porte la main à sa bouche pour retenir un cri de peur et de dégoût, la blessure est longue et très vilaine.
- Christina ! Appuie sur la blessure ! ordonne Tobias, je vais la porter.
La jeune métisse, tremblante, s’exécute tout en rassurant la blessée comme elle le peut. Le jeune homme glisse ses bras sous les épaules et les genoux de la jeune fille, la soulève d’un coup de rein, et tous deux se dirigent vers la sortie à marche forcée. Ils y sont presque arrivés quand la sirène hurlante du véhicule sanitaire s’arrête devant l’entrée et que le médecin arrive en courant vers le groupe, suivi par un brancard. Tobias pose doucement la blessée sur le lit roulant et le groupe retourne précipitamment vers l’ambulance, le médecin commençant à nettoyer la blessure à l’aide de compresses médicales cette fois.
- Dites-nous si c’est grave ! crie Christina.
Très inquiet, Tobias pose une main sur le front ensanglanté de Tris, l’autre sur son bras et court à côté du lit médicalisé. Tris a l’impression que sa tête va exploser, et qu’on lui a passé le visage au lance-flamme, mais la main chaude de Tobias la rassure un peu. Elle veut attraper et serrer sa main, elle essaie de serrer les dents, mais chaque mouvement lui arrache un cri de douleur.
- C’est profond, dit le médecin, il faut nettoyer, recoudre, et voir si des organes sont touchés.
- Son œil ? insiste Christina.
- Je sais pas pour l’instant. Allez, on y va ! lance-t-il à ses brancardiers en arrivant vers le véhicule.
L’infirmier lance les vestes au jeune homme qui les rattrape au vol et couvre Tris d’une couverture, puis les portes se referment sur la blessée, et la voiture démarre en trombe, laissant les deux amis sans réaction. Christina, que l’adrénaline avait soutenue jusqu’à présent, s’effondre en larmes.
- C’est ma faute, je l’ai laissée seule, elle voulait continuer à s’entraîner ! pleure-t-elle.
- Qu’est-ce qui s’est passé bon sang ?! crie Tobias hors de lui.
- Je sais pas, elle m’a dit qu’elle a été attaquée par deux personnes… hoquette la jeune fille.
- Qui ?? gronde le jeune homme.
- Elle a pas vu… Je suis revenue, j’avais oublié ma veste… Ils se sont barrés quand je suis arrivée… On doit aller à l’hôpital ! Si elle perd son œil, je ne me le pardonnerai jamais ! s’effondre Christina.
- On va y aller. On va déjà aller voir si on trouve quelque chose près des cibles, dit Tobias en essayant de récupérer son calme, et apaiser son amie. Christina, c’est pas de ta faute, c’est la mienne, j’aurais dû rester.
Fou d’inquiétude et de remords, le jeune Audacieux se mord l’intérieur des joues, tous les muscles de son corps sont contractés. S’il était tombé sur les agresseurs, il les aurait tués sans une seconde d’hésitation, qui que ce soit.
Le jeune homme entraîne Christina décomposée vers un lavabo dans un ancien dortoir, ils lavent leurs mains du sang de Tris puis ils se rendent près des cibles. Les couteaux gisent par terre, Tobias observe la scène mais ne trouve rien d’inhabituel. Il compte les couteaux, il en manque un. Les agresseurs sont partis avec, pour ne pas laisser d’empreintes, sans aucun doute.
Quelques minutes plus tard, George Wu arrive en courant avec son partenaire policier, Tobias les a prévenus. Christina, tremblante, raconte le peu que Tris lui a confié de son agression, pendant que son ami lui dépose sa veste sur les épaules. Les policiers ramassent les armes et les emportent pour l’enquête. Tobias confie alors ses craintes à George :
- Cherche du côté de ma mère, George. Je mettrais ma main au feu que c’est elle, ou ses sbires. Elle recommence.
- Je ferai mon enquête discrètement, répond George, je demanderai à mon agent infiltré s’il l’a vue à l’heure de l’agression. Surtout, ne fais rien de ton côté, je sais que ça va te démanger, mais ne fais rien qui risque de compromettre l’enquête ou rende Evelyn encore plus méfiante, si c’est elle. Vous n’avez rien touché ici ?
- Non, dit Christina en essayant de se calmer, j’ai pu pousser des couteaux avec les pieds quand Tris s’est allongée. C’est tout. Mais nous nous sommes entraînés tous les trois avec ces couteaux, nos empreintes y sont, c’est obligé.
- C’est bon. Allez à l’hôpital, j’irai l’interroger quand le médecin me laissera le faire.
Les deux amis ne se font pas prier, et courent vers la sortie. Dans le train, ils n’échangent que quelques phrases.
- Tu crois que c’est Evelyn ? demande Christina, la gorge toujours serrée.
- Oui, qui d’autre ? Tout le monde aime Tris, on n’est plus en guerre, sauf dans son esprit dérangé ! gronde Tobias.
Terrifié, il se dit qu’il est le fils d’une folle, et il redoute plus que tout d’avoir hérité son déséquilibre mental. Le silence s’installe à nouveau, et quand ils arrivent à l’hôpital en courant, Caleb vient d’y arriver, prévenu par Christina.
- Tobias, il s’est passé quoi bon sang !? s’écrie-t-il.
Christina lui raconte, un sanglot dans la voix.
- C’est ma faute Caleb, je… je n’aurais pas dû la laisser s’entraîner seule au siège des Audacieux, avoue l’instructeur.
- Personne ne pouvait prévoir ça, apaise Caleb, ignorant les soupçons que porte le jeune homme contre sa mère. Qui peut bien en vouloir à Tris ?
Personne ne lui répond et tous trois attendent en silence dans la salle d’attente, que le médecin ait terminé les soins. Tobias, dont la tension nerveuse est retombée, réalise sa peur rétrospective. Il s’en veut d’avoir quitté la salle d’entraînement, et se fustige pour sa lâcheté. Mais c’est trop tard. Sa mère, il en est certain, est passée à l’action, et il se le promet, cette fois, il ne la laissera pas faire.
Quand le médecin s’approche enfin d’eux, tous trois se lèvent d’un bond pour entendre son diagnostic.
- La coupure est très profonde, j’ai fait douze points de suture. Il est évident qu’elle a été provoquée par une lame très tranchante. Du coup, la cicatrice sera plus nette, mais elle ne disparaîtra jamais complètement. Désolé.
- Son œil ? soufflent Tobias et Christina en même temps.
- L’œil n’est apparemment pas touché, la douleur lui irradiait dans tout le visage, c’est pour ça qu’elle s’en plaignait. Peut-être ne récupèrera-t-elle pas toute la fonction de ses muscles faciaux de ce côté-là. Il faudra attendre pour le savoir. Elle a aussi une grosse bosse à l’arrière de la tête.
Tobias est si soulagé qu’il en a un vertige. Tête baissée et mains sur les hanches, il expire bruyamment. Christina en pleure de soulagement. Le front crispé, Caleb demande :
- On peut la voir ?
- Une minute, et en silence. Elle dort. On a dû l’endormir un moment pendant les soins, elle était agitée et choquée. On lui a donné des antidouleurs et un calmant pour passer les premières heures qui sont les plus douloureuses.
- Merci docteur, dit Caleb.
Le médecin hoche la tête et s’éloigne. Les jeunes gens se dirigent vers la chambre de Tris.
Dans le lit d’hôpital, la tête un peu surélevée, la blessée dort. Un gros pansement lui recouvre la moitié gauche du visage. Ses vêtements ensanglantés ont disparu, et son buste est couvert d’une blouse bleue, et se soulève paisiblement, et régulièrement au rythme de sa respiration. Tobias se serait presque attendu à voir dépasser les choucas tatoués de sa blouse, tant la ressemblance avec Beatrice est frappante. Seules quelques traces de sang dans les cheveux témoignent de la violence de l’agression. Caleb lui met une main sur l’épaule affectueusement. Tobias le remarque et pense que le frère de Tris semble beaucoup l’aimer, son visage trahit l’immense inquiétude qu’il ressent. L’instructeur a beau être certain que sa mère est derrière cette tentative d’assassinat lâche, il ne peut pas s’empêcher de se méfier de Caleb. Mais cette fois, au fond de lui, il n’y croit pas : il n’a pas pu être complice de ça.
Christina prend la main de son amie dans la sienne, plus pour se rassurer elle-même que Tris, qui ne bouge pas, immobile dans son sommeil provoqué. Elle jette un œil à Tobias. Son visage est grave, tendu dans un mélange de colère et de profonde angoisse. Il reste en retrait du lit, comme pour ne pas déranger. La jeune fille fait un signe de tête à Caleb, et tous deux sortent, Tobias n’a pas bougé. Dès que la porte s’est refermée doucement sur Christina, il s’approche du lit, la gorge serrée. Le revers de ses doigts caresse doucement sa joue libre.
- Pardon, Tris, lui murmure-t-il près d’elle. Je ne t’ai pas protégée comme j’aurais dû. Ce n’est pas juste que tu le paies à ma place. Je trouverai qui t’a fait ça.
Il se penche, pose un baiser doucement sur son front et sort à son tour de la chambre.
Dans le couloir, George vient d’arriver. Il constate que Tris est endormie et promet de repasser le lendemain. Il donne des consignes au service de sécurité de l’hôpital : la porte de sa chambre sera sécurisée, seules quelques personnes de l’hôpital pourront accéder à sa chambre, et elle sera surveillée par caméra tant qu’elle n’aura pas retrouvé toute sa conscience.
Un peu rassurés, les amis décident de quitter l’hôpital pour la soirée. Evelyn ne le sait peut-être pas encore, mais elle s’est fait aujourd’hui deux ennemis implacables, les pires qu’elle ait jamais eus.