Divergente 4 - Résurgence
Le lendemain, Tobias décide d’informer succinctement Johanna de l’arrangement conclu entre Tris, Christina et lui, afin de former leur amie aux techniques de base de combat – à sa demande, ment-il. Décidément, il n’aurait pas pu être Sincère –. Il est proche de Johanna. Mais elle a été proche de Marcus, un moment donné, et de fil en aiguille, il ne voudrait pas que trop d’informations filtrent. Johanna se montre très heureuse que Tris entre dans le cercle des amis ex-Audacieux. Tobias élude volontairement pour l’instant, l’éventuel danger que pourrait représenter Evelyn, ainsi que les recommandations de prudence dispensées à Tris. Mais l’appui logistique de Johanna lui a déjà permis d’obtenir des avantages : la montre, le prêt de la voiture si besoin. En contrepartie, après être allé jeter un coup d’œil aux rouleaux de câblage électrique évoqués par Tris, il en propose la répartition entre les différentes structures dont les besoins en rénovation sont encore très importants.
Les ex-Fraternels se montrent très heureux d’en récupérer une partie moyennant le prêt d’un camion pour assurer la logistique et la répartition. Ça arrange ses affaires. L’ensemble des opérations prend du temps, et il ne rentre chez lui qu’en milieu d’après-midi.
Il refuse d’admettre la pointe de déception qui le pique en constatant que Tris n’est pas là. Son orgueil lui interdit de demander à Donna si elle l’a vue passer, et il se fustige de sa curiosité. Dans son appartement, rien ne lui indique le passage de la jeune fille, tout est dans la position où il l’a laissé le matin même. Un peu dépité, il se change et descend dans la salle de sport. Deux personnes utilisent le matériel, l’ouverture de la salle commence à se répandre. Après quelques échauffements, il s’attaque au sac de sable et vide sa frustration à travers ses poings.
- Tu en as après qui ?
Tobias se retourne et salue Christina d’un sourire.
- Tu ferais bien de t’y mettre aussi, réplique l’instructeur en reprenant son entraînement.
Christina le bouscule, s’échauffe puis revient le provoquer. Tobias ne se fait pas prier pour se venger des attaques et sous-entendus que son ancienne novice multiplie depuis des semaines. Il ne lui faut pas longtemps pour enchaîner trois prises qui abattent la jeune fille sur le tatami.
- Debout ! Tu abandonnes déjà ? lui envoie Tobias.
- Les Audacieux n’abandonnent jamais ! répond-elle, essoufflée, en singeant Eric, leur ancien leader.
Elle se relève dans un mouvement de vrille, se replace et déchaîne ses poings et ses coudes.
- Tu es rouillée et inefficace ! l’agresse Tobias. Plus vite !
Le duo est devenu l’attraction des deux personnes qui s’entraînaient calmement sur les agrès. Ils les regardent se défier plusieurs minutes, essoufflés et obstinés. L’immobilisation au sol de Christina, échevelée, leur arrache des applaudissements. Ereintée, Christina gémit :
- Tu m’as fait saigner du nez, Quatre ! Et je vais avoir des bleus partout !
- N’espère pas que je te plaigne ! rétorque-t-il. Tu manques d’entraînement et j’aurais pu te tuer dix fois !
- J’avais pas besoin jusqu’à présent de garder la forme, mais ça changera ! lui promet-elle.
- Viens, je vais te soigner ça chez moi, petite fille, ricane l’ex-Audacieux.
Les deux amis haletants sortent de la salle en se houspillant sous le regard sidéré des deux spectateurs. Dans l’appartement, après avoir repris leur souffle, Tobias lance la trousse de premiers soins à Christina et elle nettoie son nez ensanglanté.
- Les potes vont bien rigoler au bureau ! Tu me paieras ça, Quatre, marmonne-t-elle.
- J’ai vraiment hâte de voir ça, lui répond-il, narquois, en préparant la chicorée.
- Tu as vu Tris ? demande Christina.
- Non, répond-il en maîtrisant un ton neutre.
- Pas de nouvelles, alors…
- Je suis pas sa nounou ! ajoute Tobias d’un ton un peu sec.
Il lui raconte leur longue discussion de la veille, ses avertissements, son offre de venir travailler chez lui pour rester à l’abri. Christina hésite entre étonnement et amusement.
- Tu l’as laissée rentrer chez Caleb seule ? demande-t-elle avec une pointe de reproche dans la voix.
- Je l’ai raccompagnée.
- Oh, un vrai chevalier servant ! grince la jeune fille.
- Commence pas Christina, je peux facilement te faire taire !
- Ça ne t’inquiète pas, son silence ? glisse-t-elle insidieusement.
- Je m’inquiète des intentions de ma mère, surtout, répond évasivement Tobias.
- Qu’est-ce que tu comptes faire ?
- Rien, Tris a une montre pour nous contacter. Si elle l’avait voulu, elle aurait appelé.
- Je le ferai alors, décrète Christina.
Tobias ne se l’avoue pas, mais cela l’a démangé depuis son retour de sa journée de travail.
- Comment tu la trouves, Quatre ?
Le grand jeune homme brun, pensif, ne va pas jusqu’à faire semblant de ne pas savoir de qui parle Christina, mais la question l’agace, surtout parce qu’il ne sait pas quoi y répondre.
- A la fois identique et différente, répond-il évasivement, crispé.
En visionnant dans son esprit le sosie de Beatrice, Tobias réfléchit. Un peu plus grande, les cheveux de Tris sont de la même couleur, à peine un peu plus clairs peut-être, et plus longs, ce qui lui donne un air plus jeune. Mais elle n’a pas été modelée par la guerre et le chagrin, même si elle a vu ces choses en simulations. Tout ce que Beatrice a eu, c’était à la force des bras, en combattant. Tris n’a pas cette histoire-là. Elle n’a pas peur, et ça la met en danger.
- Oui, mais la même volonté, complète Christina.
- Apparemment, acquiesce Tobias.
- Tu t’en sors ? Je veux dire… moralement.
- Je ne dirais pas que c’est facile. J’essaie de m’y faire, et de ne pas lui faire payer… l’absence de Tris, enfin, ma Tris. Quelle idée de lui avoir donné le même nom ! s’agace le jeune Audacieux.
- Pour renforcer les liens avec sa famille, et Beatrice, il paraît, explique Christina.
Tobias ne répond pas. A chaque fois qu’il prononce ce nom, la blessure se rouvre. Ou c’est plutôt comme s’il se réveillait en sursaut, avec une griffure brûlante sur le cœur.
- Tu as vu ta mère ? reprend la jolie brune pour ne pas agacer plus son ami.
- Non, elle n’était pas au centre de formation quand j’y suis allé aujourd’hui. Je ne peux pas me montrer trop assidu subitement, ça lui mettrait la puce à l’oreille.
- Ouais, bien sûr, marmonne Christina en fronçant le nez. Dis, Tris ne me répond pas, ça t’inquiète pas ?
- Elle est libre, je t’ai dit, essaie de répondre Tobias sur un ton faussement détaché.
- Ouais, ben moi, j’aime pas ça. Tu me dis que tu as pas vu ta mère, et Tris est injoignable, je deviens parano, moi. Je veux pas, enfin, voilà… pas encore quoi.
Tendu, Tobias ne répond pas, mais Christina voit très bien les muscles de ses joues trahir ses pensées.
- Je vais demander à Caleb, Quatre, suggère Christina.
- Non ! J’ai dit à Tris que je ne lui faisais pas confiance, il va se demander pourquoi on s’inquiète tout-à-coup de l’emploi du temps de sa sœur ! impose Tobias. Ça vous est sans doute déjà arrivé de ne pas avoir de contact pendant plus d’une journée quand même !
- Oui, mais…
En colère et tiraillé, Tobias la fusille du regard. L’instructeur qui impose le silence est de retour… Son refus ne souffre pas de contestation. Christina n’insiste pas. Elle espère que son ami a raison. Mais pourquoi cette obstination à ne pas savoir la raison de son silence ? Elle le soupçonne pourtant d’être plus inquiet qu’il ne veut l’admettre : elle se souvient d’un petit pli, sur son front, quand, trois ans auparavant, Tris, sa Tris, se mettait en danger. Le même petit pli qu’elle voit, là, aujourd’hui.
Les trois jours suivants, Tobias n'a toujours pas de nouvelles de Tris. Il commence à se demander si elle ne s'est pas moquée de lui en acceptant son offre. Mais en rentrant chez lui un jour en milieu d'après midi, il manque un livre sur la pile. Instantanément, il se surprend à se sentir déchargé d'un poids. La charge émotionnelle de l’inquiétude se dissipe immédiatement, libérant en une fraction de seconde sa cage thoracique plus comprimée depuis plusieurs jours qu’il ne voulait bien l’avouer. Pourtant, Tris semble le fuir, et il n'est pas certain que ça l'arrange. Il envoie un message à Christina pour l’informer. Son amie lui répond que leur amie l’avait rassurée, la veille. Pour le coup, Tobias est en colère. Mais après tout, lui ne l’a pas contactée, elle n’avait pas de raison de le tenir informé de ses faits et gestes. Il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Il s'installe devant ses écrans. Aucun historique, Tris ne les a pas touchés. Vaguement vexé, il se dit que c'est une bonne chose, si elle n'a pas besoin de lui.
Sans doute.
Parmi ses messages, l'un attire son attention, le collaborateur de son homologue de Milwaukee lui propose une coopération pour des échanges d'informations et de biens agricoles ou industriels. Enfin un signal de détente entre les deux cités, qui sortent progressivement de leur isolement. Mais Milwaukee a un gros retard. Les communautés s’y sont entre-déchirées encore plus sauvagement qu'à Chicago. Une rencontre sera sans doute nécessaire pour enclencher des négociations et des rapprochements, mais cela en vaut certainement la peine, les populations aspirent à s'ouvrir, et diversifier leurs activités.
Christina finit par lui répondre à nouveau, et lui propose une sortie, pour boire un verre avec quelques amis. Il n'a rien de mieux à faire, alors il décide de les rejoindre.
Un moment, il imagine que Christina a inventé cette sortie pour lui imposer Tris pour la soirée, mais elle n'est pas là, et il en profite pour abuser suffisamment de la boisson pour se dérider avec les grivoiseries de ses compagnons de sortie, et devoir rentrer chez lui par le loop, ce train au tracé circulaire qui s’enroule autour du centre ville de Chicago. Christina et lui commencent le trajet de retour ensemble, Tobias obligeant la jeune fille à courir pour sauter dans le train en marche, heureusement vide à cette heure, comme au temps des Audacieux. Elle s'apprête à sauter du train pour prendre le chemin de la tour Hancock où elle réside, quand Tobias reçoit un message de Tris. Aussitôt, son rythme cardiaque s'accélère. Que s'est-il passé ? La sœur de son ancienne petite amie lui demande s'il lui est possible de passer, avec Christina, chez lui. Tout de suite. Simultanément, Christina reçoit un message similaire. L’instructeur lui répond de s’y rendre et de les y attendre. Intrigués et nerveux, ils descendent du train, et c'est au pas de course qu'ils rejoignent l'appartement de Tobias. Inquiète, Christina précède le jeune homme et c'est elle qui rentre la première dans le salon.
- Tris qu'est ce que tu as ? demande-t-elle en la saisissant par les épaules.
- Je vais bien, mais j'ai découvert une chose qu'il fallait que je vous montre, répond la jeune fille, pâle et manifestement très nerveuse.
- A quel sujet ? piaffe Christina, tu nous as fait peur !
Nerveuse, Tris jette un œil à Tobias, il a l'air plutôt en colère. Ses sourcils épais sont froncés et il n'a pas prononcé un mot depuis qu'il est rentré dans la pièce, s'attendant presque à la trouver en sang, agressée par sa mère ou un de ses sbires.
- Je crois que j'ai compris pourquoi la rivière est asséchée, et peut-être le lac aussi, lâche Tris d'un trait.
Exaspéré, Tobias lève la tête et les yeux au ciel, les mains sur la taille. Christina lâche les épaules de Tris et se laisse tomber sur le fauteuil.
- Bon sang Tris, tu nous as fait une peur bleue ! Tu as disparu trois jours et sans un mot ! accuse Christina en reprenant son souffle.
L’instructeur, renfrogné, entre dans sa chambre prendre quelques affaires et va s'enfermer dans la salle de bain pour prendre une douche. Christina jette un regard complice à Tris en désignant la porte de la tête. La jeune fille sent le feu redonner de la couleur à ses joues.
- Laisse-le, dit Christina à voix basse. Il a trop bu et il a eu la frousse, même s'il ne l'avouera jamais... Puis elle ajoute à voix haute : je fais de la chicorée, Quatre, ça nous calmera !
Depuis la salle de bain, Tobias ne daigne pas répondre. Christina s'asperge le visage d'eau à l'évier, s'essuie dans la manche, puis fait chauffer de l'eau. Elle cherche à tâtons dans les placards, les tasses métalliques. En constatant la pauvreté de l'équipement de son ami, elle jette à mi-voix à Tris :
- Il y a rien là-dedans, c'est aussi vide que son lit, il lui manque une femme !
La jeune fille rit de bon cœur, elle aussi a besoin de se détendre. Mais elle ne peut s'empêcher, en jetant un œil vers la porte d’où proviennent des bruits d’eau, de penser à la vie et à l'intimité que sa sœur Beatrice et Tobias ont partagée. Bien sûr, le jeune homme n'a rien enregistré à ce sujet, mais elle commence à pouvoir cerner ce que ce lien invisible pouvait représenter, et son éternité. Elle se demande si Tobias sera en mesure d'aimer à nouveau, un jour prochain. Par la porte entrouverte de sa chambre, elle voit le lit carré, composé d’une simple planche épaisse posée sur des cubes de rangement, surmonté d’un fin matelas. Le linge de lit est austère et en boule sur un côté, laissant supposer que le jeune homme a des nuits agitées.
Christina n’a que le temps de faire chauffer l’eau, préparer les tasses et verser le liquide bouillant, Tobias sort de la pièce d’eau, suivi par un sillage d’air humide et mentholé. Tris, assise à la table, prend le temps d’intégrer cette information olfactive qui complète son schéma mental du passé. Chaque minute qu’elle vit remplit un minuscule tiroir dans sa tête, construit la pyramide de son histoire. Elle ne peut, et ne veut pas forcer Tobias à contribuer à son éveil, et accueille comme un cadeau chaque geste, chaque lien qu’il propose, sans tendre la main pour les saisir, sans rien attendre d’autre. Elle en a décidé ainsi, pour ne pas vivre de chimères, et attendre un hypothétique mieux en passant à côté du bien.
Ignorant toujours magistralement ses deux amies dans le séjour, Tobias saisit une tasse tout en marchant, frôle Tris et va s’asseoir sans finesse dans son fauteuil de bureau. La jeune femme effleure des doigts la statuette bleue en verre pour calmer sa nervosité et se donner une contenance face à l’hostilité du jeune homme.
- Allez, Tris, dis-nous pourquoi on a une boule au ventre depuis trois jours, jette Christina en appuyant sur le « on ».
Le jeune homme se tourne vers son ancienne novice et lui lance un regard meurtrier.
- J’ai une théorie pour expliquer pourquoi il n’y a plus d’eau dans la rivière, recommence Tris.
Comme elle tourne le dos à Tobias, elle se lève. Ses cheveux volètent autour de ses épaules. Elle rassemble ses idées et se lance :
- J’étais étonnée qu’il n’y ait plus d’eau dans la rivière, alors que le lac a reculé, mais n’est pas sec. Et il y a le torrent, au fond du gouffre des Audacieux. Ce n’est donc pas l’eau qui manque, alors pourquoi pas dans le lit de la rivière ?
Elle inspire.
- Le Bureau du Bien-être génétique gardait des livres, anciens, qui n’ont jamais été numérisés, ou effacés. Ça ne pouvait se justifier que par un secret qui les aurait fragilisés. Les Erudits avaient accès à ce que le Bureau voulait bien leur laisser. Mais ils ont dissimulé ces ouvrages. Je voulais comprendre pourquoi. L’eau, ce serait si merveilleux pour tout le monde, l’agriculture peine, tout le monde se rationne, et… Bref. L’eau existe et le torrent est très puissant chez les Audacieux. Or, j’ai trouvé dans un très vieux livre sur Chicago que la construction de la ville avait subi des changements de projets architecturaux. A l’origine, à la fin du dix-neuvième siècle, il était prévu que les trains circulent sous terre. Mais le sol est mou ici, la construction coûtait très cher, trop cher. La société Tunnel Company’s a fait faillite, et les concessions ont été rachetées, les travaux poursuivis, et les tunnels, utilisés, pendant soixante ans. Ces espaces ont été utilisés pour transporter des marchandises, et pour y faire passer des dizaines de kilomètres de câbles. Il y a un labyrinthe sous Chicago.
- Comment se fait-il que nous ne le sachions pas ? interroge Christina.
- Je suppose que tous les accès ont été bouchés par les fondateurs, ou d’autres. Ils n’avaient pas intérêt à ce que la population soit curieuse. A l’époque, tous les trains ont donc été construits au niveau du sol ou sur des ponts.
- Quel rapport avec l’eau ? demande enfin Tobias, prononçant ses premiers mots depuis son arrivée dans l’appartement.
- A la fin du vingtième siècle, un ouvrier a enfoncé un pieu au fond du lit de la rivière, qui était pleine à ce moment-là, pour faire des travaux. Une partie des sous-sols de la ville bordant la rivière ont été inondés : il y avait un tunnel sous le lit de la rivière, qui s’est rempli, et l’eau s’est répartie dans les souterrains, inondant les sous-sols mitoyens, qui n’étaient pas prévus pour être étanches. La brèche a été comblée. Mais imaginons qu’elle ne l’ait pas été ? Que ce serait-il passé ?
- L’eau de la rivière se serait vidée dans les tunnels ? répond Christina dans un souffle… Pas possible ! On flotte sur un lac et on n’en sait rien ??
- Peut-être oui. Mais la question n’est pas seulement là. Ces tunnels sont très nombreux et forment un labyrinthe. La rivière n’est pas très large et toute son eau pourrait être absorbée. Mais est-elle tarie à sa source ? La rivière Chicago n’a pas de source propre, elle regroupe les eaux de deux petits cours d’eaux principalement. Je n’ai pas encore pu aller voir s’ils sont taris. Mais on peut supposer que non, puisqu’il y a de l’eau chez les Audacieux. La question est : où va-t-elle et pourquoi en avoir privé les habitants de Chicago ?
- Et dans le rôle de la magicienne de l’eau, Tris Prior, tadaaa ! mime Christina avec un geste grandiloquent en sa direction. Tu sais où elle va ?
- Je pense que oui. Vous avez été surpris par la fertilité des plantations dans la zone du Bureau je crois, non ? Ce que je pense, c’est que l’eau passe sous Chicago, rejoint un canal qui a été recouvert à l’extérieur de Chicago, un canal qui rejoint une rivière appelée « Des Plaines » puis ensuite le « Mississipi », et le Bureau a été construit à proximité, sur le terrain de l’ancien aéroport Midway, qui avait besoin de beaucoup d’eau pour l’entretien. Ils n’avaient plus qu’à pomper. Et sous prétexte de « puits », les Fraternels ont, je pense, bénéficié du trajet de cette eau. L’idée était de créer une interdépendance, et que les Fraternels soient indispensables et incontournables dans leurs activités agricoles notamment, dont la gestion de l’eau.
Tris fait une pause, pour juger de l’effet de son exposé sur ses amis, et boit sa chicorée. Christina, bouche bée, la regarde depuis le début faire les cent pas dans le salon.
- Quatre ! Ça se tient, tout ça ! Tu crois que c’est possible ?
Le jeune homme ne répond pas à Christina. Sa colère est tombée, le discours de la jeune fille l’a captivé. Dans sa tête, il cherche si ces révélations ont pu d’une façon ou d’une autre parvenir à sa mère, et si elle a pu s’en servir pour fomenter un acte malveillant. Il chasse cette idée dans un premier temps, sa mère n’est pas un rat de bibliothèque.
- Si le Bureau avait « recouvert » le canal pour le cacher, pourquoi ne pas avoir dissimulé aussi le torrent du gouffre, selon toi ? demande Tobias.
- Ma théorie… ce n’est qu’une théorie, hein, c’est que là où l’eau disparaît sous terre, c’était un tunnel de commerce et d’échanges, après avoir été le projet de tunnel ferroviaire. Je crois que le siège des Audacieux est une gare qui était en cours de construction quand le projet a été abandonné… La force de l’eau à cet endroit a rongé les sols mous, et le chapeau qu’ils avaient peut-être mis sur le torrent s’est effondré après avoir, il y a des décennies de ça, passé toute la population au sérum d’oubli. Ils ne pouvaient pas recommencer aussi vite.
- Tris, tu es un génie ! souffle Christina. Hein Quatre ?
Concentré, Tobias réfléchit : les couloirs, les salles, les étages, les escaliers métalliques, tout l’équipement et l’architecture, même l’immense verrière, l’impression d’inachevé, corrobore la version de Tris. Il lève les sourcils, à la fois impressionné et écrasé par l’enjeu de cette révélation.
- C’est… fascinant, reconnaît-il. Et tu en conclus qu’il serait possible de trouver l’endroit où l’eau a été volontairement déviée dans les souterrains ?
- Je n’ai pas encore trouvé mais je pense que oui, c’est peut-être possible, répond Tris.
- Tu n’as « pas encore trouvé » ? répète Tobias sèchement. Tu as cherché ?
- J’ai… commencé, oui, confirme la jeune fille.
Le jeune homme s’énerve :
- J’ai rêvé la conversation que nous avons eue l’autre jour sur le danger que tu courais en te déplaçant en ville ? lâche-t-il durement.
- J’ai besoin de me rendre utile, Tobias, répond-elle sans sourciller.
L’instructeur explose en se levant de son siège :
- Bon sang Tris, comment veux-tu qu’on te protège si tu te mets en danger en permanence ! crie-t-il.
- Quatre ! intervient Christina pour tenter de le calmer.
- Tout Chicago n’en a pas après moi ! argumente Tris, je ne suis pas aussi fragile que ça !
En deux enjambées, Tobias est sur elle. Deux prises au corps plus tard, la sœur de Beatrice est pliée en deux, à genoux, les deux bras en extension derrière elle, immobilisée dans un seul des bras de l’ancien Audacieux. Il se penche vers son oreille et glisse perfidement :
- Je crois que si ! Ma mère a abattu ses opposants de sang-froid, et dans le dos, sans hésiter une seconde sur la gâchette. Si elle avait été à ma place ce soir, tu serais morte… toi aussi ! insiste Tobias, alors que sa voix se brise sur ses derniers mots.
- Quatre ! Lâche-la ! crie Christina en lui saisissant un bras.
Le jeune homme relâche les bras de sa victime, Tris se relève en massant ses épaules endolories, en colère. Tobias est sombre, son visage trahit l’inquiétude rétroactive que l’escapade de la jeune fille lui a occasionnée.
- Continue, Tris, prie Christina en jetant un regard réprobateur au jeune homme.
- A mon avis, continue la jeune femme, d’une voix plus dure, en fixant son hôte qui s’est rassis sur son siège, l’assèchement de la rivière n’explique pas celui du lac. Il y a de nombreuses rivières qui se jettent dans ce lac…
- Ah bon ? s’étonne Christina.
- Oui, je l’ai lu, et elles ne sont pas toutes asséchées, le lac n’aurait pas dû l’être. Mais le Bureau vous a dit qu’ils avaient dû l’assécher en partie pour construire le mur, c’est bien ça ?
Tobias acquiesce en silence.
- S’ils n’ont pas asséché toutes les rivières, c’est que le lac a une autre source. Et c’est le cas. Un autre lac, qui communiquait avec celui-là. Ils ont dû couper cette communication.
- Ça aussi, tu es allée le voir sur place ? accuse sèchement l’instructeur, pas totalement dégrisé.
- Non, c’est trop loin, répond Tris d’un ton neutre.
- Oh ? Et c’est la seule raison qui t’a freinée ? poursuit-il avec acidité.
- Quatre, arrête, dit Christina. On a eu peur, et Tris a été imprudente, mais avoue que ce qu’elle dit, c’est… incroyable !
- Il faudrait retrouver les souterrains bouchés qui ont dévié le cours de la rivière dans les tunnels, et rendre l’eau à la ville, Tobias, tu es au gouvernement, je suis sûre que tu peux faire quelque chose ! prie Tris en le regardant intensément, sans se préoccuper le moins du monde de son agacement.
Christina observe son ami. Il est tendu, et elle se demande si c’est à cause des révélations ou à cause de Tris. Les deux peut-être. Elle ne peut pas imaginer comme cela doit être difficile pour lui : le fantôme de sa petite amie devant lui, de cette femme qu’il a aimée plus que tout. Mais ce n’est pas vraiment elle, il ne peut pas la toucher, l’aimer, reprendre le cours de leur vie.
En fait, peut-être que si, pourquoi pas ? Pour ça, il faudrait que Tobias accepte de revivre, de pardonner au destin, d’admettre qu’il a un avenir, même sans Beatrice. Que ce ne serait pas la trahir que de laisser une chance à son cœur et son âme de se reconstruire avec d’autres humains. Presque huit mois que Tris est parmi eux. Oh, le jeune homme a baissé un peu sa garde. Après deux mois de silence et d’indifférence obstinée, il s’est résigné à collaborer, progressivement, à l’éveil de la sœur clonée de sa petite amie disparue. Dans la souffrance, dans la douleur, mais, de moins en moins, sans doute. Voit-il lui-même sa propre évolution, vers plus de tolérance, plus de lâcher prise ?
Tobias remarque son regard insistant et lui jette un œil interrogateur. Christina dissipe sa rêverie d’un battement de cils et tourne la tête vers Tris qui attend patiemment une réponse du beau jeune homme. Il suit le trajet de ses yeux et dévisage la jeune fille à son tour. Il n’a jamais bien compris pourquoi Beatrice ne se trouvait pas jolie. Sans être sculpturale, elle était fine, ses traits nets bien dessinés, francs, un nez un peu pointu, des lèvres fines mais pleines, dont le sourire le faisait fondre. Les cheveux blonds de Tris recouvrent ses épaules et ses omoplates pour arriver à la taille et caresser la forme discrète de ses hanches.
Toutes les coiffures lui vont. Il a connu Beatrice avec des cheveux longs, à mi-bras, puis courts après ses envies de changement. Les cheveux de Tris sont très longs et soyeux, soignés bien plus que Beatrice n’avait le temps ou la préoccupation de le faire. Tobias se prend à avoir envie de leur douceur sous ses mains, comme il l’avait fait, la première fois, chez les Audacieux, en injectant le sérum de simulation dans le cou de Beatrice. Il se souvient aussi avec nostalgie que sa petite amie ne voulait pas qu’il passe ses doigts dans ses cheveux quand elle ne les avait pas fraîchement lavés. Il lui faisait oublier ses retenues avec un baiser : il avait bien appris comment il pouvait obtenir sa reddition de cette façon.
Le jeune homme s’aperçoit que les deux jeunes filles attendent qu’il réagisse. Il se lève nonchalamment pour se resservir une boisson chaude et va à la cuisine chercher un fruit. Il a besoin de reprendre le dessus sur ses amies pour retrouver un brin de dignité après sa frayeur.
Debout devant la coupe pleine de pommes, il en prend deux, et en une fraction de seconde, il se retourne et en lance une successivement sur chacune des deux filles. Christina a le temps d’esquiver, Tris prend de plein fouet la pomme sur l’épaule, ce qui lui arrache un cri. La jeune métisse s’est jetée au sol, elle ramasse la pomme et la lance en un éclair sur Tobias. Ce dernier la rattrape sans effort au vol. Christina éclate de rire devant la tête ahurie de Tris, qui garde la main sur la brûlure provoquée par le choc de la pomme contre sa clavicule. Tobias, appuyé sur le plan de travail, reprend sa tasse. La démonstration est finie.
- Nous avions un accord je crois, articule-t-il posément. Beatrice était entraînée, rapide, et elle a été blessée à de multiples reprises, gravement. Tu es vulnérable et naïve, et tu as le même don qu’elle pour te fourrer dans les ennuis, c’est évident. Même si tu as les meilleures intentions du monde.
- Je devais le faire, Tobias, dit Tris.
- Elle a dit ça, aussi ! crie soudain l’instructeur en posant brutalement sa tasse, et elle est morte ! Je ne permettrai pas ça une deuxième fois ! Ou ce sera sans moi !
Tobias se mord les lèvres pour contrôler sa colère et aussi son émotion, il ne voulait pas dire ça, mais c’est sorti tout seul. Christina, elle, aimerait disparaître pour les laisser s’expliquer, mais la curiosité l’emporte, et elle attend impatiemment le résultat de cette joute, bien similaire à d’autres dont elle a mémoire entre Quatre et sa petite amie.
Tris sent son cœur se serrer. Elle a sous-estimé l’angoisse qu’a provoqué son escapade. D’un autre côté, elle a envie de hurler de joie, sans trop savoir pourquoi. Elle sait que Tobias n’en a pas fini, alors elle attend la suite, supportant sans un mot la cuisante douleur qui lui traverse l’épaule depuis qu’il a voulu lui donner une leçon de combat.
- Je n’assisterai pas à ta mort, d’une façon ou d’une autre, reprend Tobias sur un ton calme et énigmatique. Si tu refuses d’être raisonnable, je ne pourrai plus assurer ta sécurité, je ne veux pas assumer ça, je ne peux pas…
- Qu’est-ce-que tu insinues ? demande Christina à la place de Tris.
- Je l’ai dit, dès le début, depuis… ton arrivée, Tris. Je n’ai aucun droit supplémentaire par rapport à toi, ici. Si je ne peux pas…
Tris voit que le rythme cardiaque de son ami s’est accéléré, sa poitrine se soulève plus vite qu’elle ne devrait au repos. Elle se décompose et semble attendre la sentence d’un tribunal. Tobias prend une longue inspiration :
- Si je ne peux pas te côtoyer sans me torturer, ou te gâcher la vie, je partirai.
- Non !
Le cri a claqué comme un coup de feu, aigu et brutal. Tris est blanche, ses poings sont serrés le long de son corps et ses yeux trahissent la peur, elle n’aurait pas pu retenir son cri, même si elle l’avait voulu. Les deux ex-Audacieux la dévisagent avec étonnement.
- Je ne t’ai pas menacée, Tris, ne t’inquiète pas, dit Tobias plus tranquillement, en relevant les yeux sur elle.
- Je n’ai pas peur pour ma vie, je ne veux pas que tu partes, dit Tris dans un souffle, les joues en feu.
- Tout ce que je pourrais t’apprendre, Christina et George Wu le peuvent aussi, argumente le jeune homme d’un ton adouci.
- Le plus grand regret de Beatrice…reprend la jeune femme blonde les larmes aux yeux et les poings serrés, ce qui l’a menée à ses attitudes suicidaires, c’est de ne pas avoir pu sauver nos parents, éviter les massacres et la guerre… d’avoir dû tuer, même pour sauver sa propre vie ou celle des autres. Elle avait peur de te perdre, elle préférait mourir que te mettre en danger… Je comprends ce qu’elle a pu ressentir !
Deux larmes roulent sur ses joues. Elle les essuie avec un geste rageur. Christina la rejoint et passe son bras autour de ses épaules.
- Quatre ! C’est lâche de fuir, on nous a répété ça pendant dix semaines, et tu as passé deux ans à le répéter aussi à tes novices ! s’insurge Christina.
- Possible, admet Tobias en fixant l’intérieur de sa tasse qu’il a récupérée. Je ne suis pas un héros, ni maso.
- J’apprendrai à me défendre… murmure Tris.
- Si tu le fais par contrainte, ou sans motivation, tu échoueras, prévient Tobias.
La jeune fille se dégage doucement de l’étreinte de Christina et marche résolument vers son mentor. Il la suit des yeux, avec une certaine inquiétude. Près de lui, elle prend sa main libre dans les siennes et ferme les yeux. Tobias se laisse faire en détournant les yeux, crispé. Christina, elle, retient son souffle. Soudain, Tris rit et pleure en même temps en expirant fortement, elle rouvre les yeux et regarde le profil de Tobias qui fuit toujours son regard.
- Tris, tu es effrayante, des fois, dit Christina en observant la scène.
- Je ne crois pas que tu aies envie de partir, dit-elle à Tobias à mi-voix.
- Tu vois dans sa tête en le touchant ? balbutie Christina qui a entendu le murmure de son amie.
Tris sourit à son amie.
- Non bien sûr, répond-elle un peu rassérénée. Ressentir remplace parler parfois. Je deviendrai une Audacieuse, Tobias, comme vous, parce ce que je le veux, parce que je suis là pour ça, j’en suis sûre, et aussi pour que tu restes avec nous.
Le bel instructeur la regarde enfin, puis leurs mains empilées en sandwich, si légèrement, qu’il croit un moment que celles de Tris sont faites de vent. Elles sont douces et soignées, celles de Beatrice étaient rudes, abîmées par les combats, et ses ongles rongés jusqu’au sang à force d’angoisse. Tris les retire doucement et le jeune homme se sent soudain glacé. Il frissonne.
- On fait la paix ? demande la sœur de Beatrice, avec un petit sourire. Si on est tous Audacieux, on pourra manger du gâteau au chocolat ?
Ses yeux brillent, sans que Tobias parvienne à déterminer si c’est de la joie ou des larmes qui mettent un voile de lumière sur son regard. La gorge serrée, il se retient de déglutir pour que Tris ne s’aperçoive pas des efforts qu’il fait pour rester calme. Christina pouffe à l’autre bout de la pièce.
- La ferme, Christina, lance-t-il entre ses dents.
- Vous avez pas faim vous ? lance quand même Christina pour briser la tension.
- Si, répondent ensemble Tris et Tobias, ce qui leur arrache un petit sourire malgré eux.
- Alors sortons chercher quelque chose à mordre, plutôt que le faire entre nous, conclut-elle. On définira ton programme d’entraînement, Tris. Ça va comme ça, Quatre ?
Tobias acquiesce sans répondre. Christina empoigne Tris et la pousse vers la sortie, et le jeune homme les suit avec un soupir.