Divergente 4 - Résurgence
Le lendemain, il n’aura fallu à Tobias qu’un contact avec Christina, au bureau de reclassement où elle travaille, et à Johanna, pour obtenir de l’aide et un véhicule pour transporter ses quelques affaires. Le transfert est prévu pour le jour suivant.
Il a rendez-vous avec la directrice de l’orphelinat, Donna. A son arrivée dans le bâtiment, celle-ci, tout sourire, l’accueille avec grand cœur.
- Je suis heureuse de vous voir, Tobias, venez, j’ai préparé du café, du vrai, ça vous tente ?
- Du vrai café ? Je ne connais pas. Oui, merci.
Elle guide son invité vers la salle de repos, qui contient une table, quelques chaises, et une bouilloire commune. Partout, des dessins colorés égayent des pans de murs entiers. D’autres sont ornés des ouvrages d’adultes : peintures, tentures, des créations qui, à elles seules, transpirent l’espoir et la renaissance de la ville.
Donna présente à Tobias une tasse et verse l’eau sur le café. Immédiatement, un parfum chaud et odorant se répand dans la pièce.
- Savez-vous que nous utilisons l’odeur du café pour apaiser les personnes qui souffrent de stress ? commente la directrice.
- Non, répond-il en souriant, c’est efficace ?
- Oui, très, l’odeur du café est décontractante, c’est un parfum qui ravit les sens, dès le matin, et nous l’utilisons même sur des bébés qui ont du mal à se calmer. Ils n’en boivent pas bien sûr, mais juste l’odeur, cela fait des miracles !
- Je vais essayer cette thérapie naturelle ! acquiesce Tobias en souriant. Il trempe les lèvres dans le breuvage et juge : c’est délicieux, vraiment ! Meilleur que la chicorée que nous pouvions obtenir jusqu’à présent, et qu’on appelait « café » !
- Ça me fait plaisir ! Alors Tobias, j’espère que vous venez me dire que vous avez reconsidéré mon offre ? s’enquiert Donna en sirotant sa boisson brûlante.
Tranquillement, l’ex-Audacieux hume la fumée parfumée qui s’élève gracieusement de sa tasse. Le café a été réintroduit depuis quelques mois dans le quotidien à Chicago, l’autarcie ayant fait long feu, même si elle reste encore le principal moyen de subsistance. Mais un grand nombre de citoyens ne l’ont pas encore dégusté, le changement se glisse avec discrétion dans les foyers concentrés sur leur liberté retrouvée et sur les recompositions de groupes familiaux disloqués par le système aboli des factions.
- Si vous voulez bien de moi. Ma mère a besoin d’indépendance, il est temps que je coupe à nouveau le cordon, argumente Tobias.
- Et vous, de quoi avez-vous besoin ?
- De chasser mes démons, je suppose, murmure le jeune homme comme pour lui-même, le regard perdu au fond de sa tasse.
Puis fixant à nouveau la directrice, il ajoute avec un petit sourire navré :
- Il me faut aussi un espace calme et rien qu’à moi pour travailler, Johanna entend que je sois Altruiste avec mes concitoyens, et Audacieux dans ma vie personnelle. Par contre, que puis-je faire en échange de cet accueil ?
- Je n’ai aucune inquiétude, nous avons tant de besoins dans des domaines variés, et vous savez faire tant de choses. Une aide informatique, et même un coach sportif pour les enfants, c’est dans vos cordes j’en suis sûre.
- Ça peut s’arranger sans problème, accepte Tobias avec reconnaissance.
- Les enfants vont vous adorer, s’émerveille Donna, les mains jointes.
- Je les adore aussi. J’avais beaucoup de plaisir, chez les Fraternels, quand j’y ai trouvé refuge, à passer du temps avec eux, leur joie de vivre communicative était un bol d’air pour nous tous, répond Tobias avec un pincement nostalgique dans la voix.
- Ils vous apporteront le même bonheur aujourd’hui, je pense que vous en avez besoin, mon cher petit, autant qu’ils ont besoin d’un guide et d’un modèle.
Tobias lui sourit modestement.
- Je n’ai pas beaucoup d’affaires, je viendrai demain avec. Par contre, je vais devoir apporter un peu de matériel informatique. Je vais travailler une partie du temps ici.
- Vous êtes chez vous, faites comme il vous plaît.
Tous deux échangent quelques minutes sur les règles de sécurité dans le bâtiment, les codes d’accès et le quotidien. Puis le jeune homme prend congé et repart, sans être sûr le moins du monde d’avoir fait le bon choix, ni de pouvoir l’assumer. Mais si Tris lui avait appris quelque chose dont il devait se souvenir, et s’inspirer chaque jour, c’est de ne jamais abandonner, et que même si on partait de très loin, on pouvait faire des miracles avec de la persévérance, de la bienveillance et… de l’audace.
Le lendemain soir, Christina a recruté un collègue, et Johanna envoyé un de ses anciens co-factionnaires Fraternel au volant de son véhicule. Tous se rendent au domicile de Tobias sur la rive droite du fleuve. En quelques minutes, ses maigres affaires – vêtements, un peu de matériel professionnel, et son précieux bibelot en verre bleu, sa cascade – sont chargées.
Evelyn serre son fils dans ses bras. Tobias, les mains sur la taille de sa mère, accepte l’étreinte, dépose une bise sur sa joue et lui dit en souriant :
- A bientôt, je ne vais pas loin.
- Tu me diras ?
- Oui, dès que je suis installé, je t’appelle en visio, tu viendras me voir, si tu as envie. De ton côté, si tu as besoin de quelque chose, dis-le.
- Merci. Tobias, je t’aime fort, lui souffle-telle avant de relâcher son fils.
Le jeune homme lui sourit. Il n’a jamais réussi à vraiment accepter ces déclarations d’amour maternel. La première personne, dont il ait le souvenir qui lui ait exprimé cet amour, c’est Tris. Ces mots sont devenus, et restés, sa propriété, son privilège. Comme il s’y était engagé, il a mis de côté les anciennes rancœurs contre sa mère, et ce qui les avait séparés. Accepter son retour, sa proximité, c’était déjà un grand pas pour lui. Il y a des plaies qui refusent de guérir.
Il saisit les deux derniers sacs de vêtements prêts à partir, et sort de l’appartement, avec plus de soulagement qu’il ne l’aurait cru. Une marche de plus vient d’être gravie vers sa réparation : cette fois, il n’est pas abandonné, c’est lui qui part, sans haine, sans violence, et sans regrets.
Dans l’orphelinat, ses quelques caisses chargées sur un diable, Tobias guide ses amis vers son nouvel appartement. Il ouvre la porte et il sent immédiatement l’effluve embaumé du café. Il sourit, Donna est venue déposer du café chaud pour l’accueillir.
- C’est aussi triste que toi ici ! s’exclame Christina en entrant dans le logement de son ami, avec sa sincérité brutale habituelle.
- Toujours aussi diplomate, rétorque son ancien instructeur en souriant.
- Ben quoi : du blanc sur les murs, du noir sur toi, on dirait un Sincère !
- Je viens d’arriver, laisse-moi le temps, s’amuse Tobias. Tiens, voilà du bleu déjà, dit-il en posant son bibelot fétiche sur la table.
- Super, on se croirait dans un parc d’attractions maintenant ! commente Christina, sarcastique.
En deux pas, l’athlétique jeune homme l’a agrippée, jetée sur son épaule. La jeune femme hurle de rire, en lui martelant le dos des poings. En une puissante détente du jeune homme, la jolie brune est projetée sur le grand lit comme il aurait soufflé sur un fétu de paille. Le souffle coupé, Christina rit à s’étouffer.
- Qui êtes-vous ? ricane-t-elle. Qu’avez-vous fait de mon ami mort-vivant ?
- Je ne suis pas mort-vivant, conteste Tobias en fusillant son amie du regard.
Elle a vraiment le don de le faire sortir de ses gonds.
- Ah ! Le revoilà ! insiste-t-elle d’une voix sardonique.
- Tu es impossible ! jette Tobias.
Christina éclate de rire, Tobias ne peut garder son sérieux. Dans un sens, il est reconnaissant à la pétillante ancienne Audacieuse, c’est un boute-en-train, un exemple à suivre. Après tout, elle aussi a souffert et affronté le deuil.
Deux allers-retours plus tard, le matériel informatique fourni par Johanna est posé sur une longue console placée sous les fenêtres.
- On t’aide à brancher tout ça ? demande Christina.
- Non, merci. Ça m’occupera ce soir. Venez, je vais vous faire visiter l’orphelinat et vous présenter à Donna, la directrice. Si je dois recevoir des visites, il vous faudra montrer patte blanche, sécurité oblige.
Le petit groupe, joyeux et bruyant, retraverse le bâtiment sous l’œil étonné de quelques personnes âgées peu habituées à ce tintamarre. Quelques enfants, attirés par l’animation, les rejoignent en courant. La directrice les attend dans le hall d’entrée, elle les a entendus arriver de loin…
Le petit groupe la suit dans son bureau, chacun est attiré par les dessins multicolores tapissant l’arrière du bureau, et bien sûr par le portrait de Beatrice, sur le mur, à côté de la fenêtre. Tobias, lui, reste planté devant le bureau, en évitant de regarder sur sa gauche, discutant de tout et de rien avec la directrice. Christina lui donne un grand coup de coude dans les côtes.
- Quoi, dit-il en la repoussant.
- Fais pas l’innocent, tacle la jeune métisse.
- Lâche-moi, Christina, tu veux, grogne Tobias.
- La cicatrisation ne prend pas le même temps chez tout le monde, vous savez jeunes gens, dit Donna en souriant. J’ai bien noté, Tobias, que vous alliez drainer ici toute cette jeunesse, je m’en réjouis. J’ai parlé du sport aux enfants, ils ont hâte.
- Tu vas faire quoi ? demande Christina.
- Animer quelques activités sportives pour les gens ici, explique le nouvel habitant du complexe.
- Super, je viendrai m’entraîner, s’emballe son amie, on s’encroûte derrière un bureau !
- C’est une bonne idée, ouvrir ce lieu à tous, ça nous permettra d’obtenir de l’aide, on peut espérer que le Bureau nous donnera plus de moyens, réfléchit la directrice à voix haute.
- Allez, crie Tobias à ses compagnons, on a assez fait de bazar dans le bureau, on sort.
La troupe salue Donna, se fraye un chemin à travers le groupe de gamins qui s’étaient attroupés devant la porte, poussés par la curiosité, et se dirige vers la sortie. Tobias remercie ses amis à la porte pour leur aide, et prétexte son rangement pour ne pas se joindre à la sortie qu’ils lui proposent. Il a une guerre à mener contre ses souvenirs, seul.
Le jeune homme retourne dans son appartement et s’assied sur le lit, penché en avant, les avant-bras posés sur ses genoux. Il est soucieux. Chacun de ses regards se pose sur un meuble, et plus qu’un meuble, sur un souvenir. Presque tous le ramènent à Tris. Il n’a pas ouvert la porte de la chambre voisine. Mais il a fait un premier choix : assumer les souvenirs plutôt que les fuir, en intégrant ce logement où sont installés les accessoires issus de son passé d’Audacieux.
Pour ne pas ruminer d’idées noires, il entreprend d’installer tout son matériel informatique. L’immensité des réseaux et des possibilités lui offre une porte de sortie, une trappe vers l’extérieur, l’espace qu’il n’a plus en lui. L’informatique, c’est son antidépresseur. Celui qui détourne ses pensées du passé vers l’avenir. Mais là, l’informatique lui semble empoisonnée : un mélange de passé et d’avenir qu’il n’est pas sûr de savoir gérer. Il lui reste à déterminer s’il va réussir à ouvrir les vidéos que Caleb lui a envoyées depuis un mois et demi, sur la naissance inédite et l’entrée dans la vie de la sœur jumelle clonée de Beatrice.