Lorcana: Monde Patchwork
Chapitre Deux: Le
Zéro et le héros
-Je ne m'y fais pas !
L'objection de Gaston effraya les oiseaux qui gazouillaient jusqu'alors paisiblement. La mâtinée était agréable en dépit des nuages. Le vent était doux. Le viril français continua son plaidoyer :
-Cette tenue serait déjà indécente pour une femme, il n'y a aucune raison pour qu'un homme s'accoutre ainsi !
Le grand brun avait une idée très claire de ce que devrait être une femme, mais plus encore de ce que devrait être un homme, un vrai.
Le duo avançait sur un chemin de terre, marqué du sillon des passages réguliers de charrettes, entre clôture de champs et forêt.
Hercule se retourna vers son compagnon de voyage, faisant voleter sa fine cape bleue et les lanières de sa jupette de cuir marron. Gaston se couvrit les yeux, gêné.
-Par pitié !
-Il n'y a rien de honteux à ma tenue, se défendit le puissant rouquin. À Thèbes, c'est dans le vent.
-Dans le vent, je ne sais pas, mais tu dois sentir passer les courants d'air...
La jupe retombait au-dessus des genoux, dévoilant des jambes solides et musclées dont les mollets étaient habillés des lanières montantes de ses fines sandales.
Le héros grec releva une mèche de cheveux, reprenant le sens de la marche. Au bout de son bras musclé pendait son bouclier rond, dans lequel une flèche était encore plantée.
Gaston réduisit l'écart d'une petite foulée puis d'un geste prompt retira le projectile fiché dans le bois. Tout en remuant l'objet sous le nez du rouquin, Gaston lui rappela :
-Si je n'avais pas été là, cet homme-renard aurait pu viser plus juste.
-Il visait le bouclier. C'était un tir de sommation.
Le balourd rejeta cette théorie :
-Non sens que cela ! Pourquoi un brigand perdrait-il une flèche volontairement ?
-Ce "brigand" avait un code d'honneur, fit Herc patiemment.
-Tu es bien naïf, s'enteta le fier-a-bras. Il faisait preuve de fourberies !
L'homme à l'armure de cuir tenta de clore le débat :
-Quoi qu'il en soit, cette flèche ne représentait aucun danger : je suis un demi-dieu.
Gaston marqua une pause, obligeant son camarade à s'arrêter de nouveau, puis il plia la flèche. Sa chemise de chasseur rouge à manche courte se tendit sous la tension de ses muscles. La flèche se brisa.
-J'ai moi-même des attributs divins mon ami, conclut Gaston en lançant dans le champ les deux fins morceaux de bois. Mais je sais faire preuve d'humilité.
La lassitude était lisible sur le visage du jeune demi-dieu, mais Gaston n'y prêta aucune attention, trop préoccupé qu'il était à vanter sa modestie.
Loin derrière eux s'éleva la voix d'un charretier et les meuglements de sa vache. Le petit véhicule était chargé de foin et ne tarda à rejoindre le duo sur le chemin. En échange d'une aide pour livrer son chargement, le paysan accepta de convoyer Hercule et Gaston jusqu'à la prochaine cité.
Chacun des innombrables récits et légendes à avoir satiné l'imaginaire collectif ont depuis toujours eu besoin d'un cadre propice à l'évasion. Empires sous-marins, temples perdus aux cœurs de jungles mystérieuses ou cités d'émeraudes étincelantes ont toujours su captiver les lecteurs et les spectateurs. Rares sont les lieux réels à avoir été transcendés par leurs propres récits, réel ou non, au point de devenir une citadelle de l'imaginaire à part entière.
Londres est de celles-ci.
La géographie était aléatoire en Lorcana, la topographie mutante et les régions changeantes.
Les habitants de cette étrange cité, a demi conscient de son anachronisme et de son caractère improbable l'appelaient sobrement : Le Vieux Londres.
La nuit était tombée, la brume s'était levée.
La charrette et ses passagers avaient laissé derrière eux le Tower Bridge afin de longer la rivière en direction des quais pour y décharger leur cargaison.
Entourée d'une interminable muraille, la métropole était traversée par les eaux sombres, d'un noir d'encre, de la Tamise. Les allées étroites du Vieux Londres étaient grossièrement pavées et éclairées par de nombreux lampadaires au gaz.
Une imagerie entre Moyen Âge et révolution industrielle qui laissaient présager, à juste titre, du danger à tout coin coin de rue et de la méfiance jusque sous les tuiles des habitations.
Mais dans l'antique pub, l'heure était à la fête.
La moustache du vieux Abner était gorgée de mousse. Il reposait sa chope avant de reprendre avec énergie :
-C'était proprement prodigieux mon garçon !
Le déchargement du foin n'avait duré qu'une poignée de minute et n'avait demandé l'intervention que d'un seul homme : Hercule. La rapidité du garçon et sa force n'avait d'égal que son humilité. Pour remercier le duo de voyageur que le destin avait mis sur sa route, Abner Dixon avait tenu à les invités à souper dans son pub favoris, un repas composé de soupe de poisson, de bière et de compliments. De compliments pour Hercule. Les joues rougies par l'alcool et la timidité, celui-ci bafouilla :
-Vous en faites trop, M'sieur Dixon... Ça me gène...
Les dents serrées, les bras croisés, bouffie de jalousie, Gaston acquiesça d'un ton morne :
-Oui Abner, vous en faites trop...
Mais la ferveur de Dixon, mêlée aux effluves de houblon, avait réuni une petite foule autour de leur table. Il y avait des relents de vieux tabacs, d'alcool et de sueur, mais dans la sombre taverne, tout le monde écouter le vieux Abner raconter, des étoiles dans les yeux, la prouesse herculéenne.
Une poignée de septiques poussèrent rapidement le jeune grec à quelques épreuves de force afin de prouver qu'il ne s'agissait pas là d'une histoire d'ivrogne. Mais après l'avoir vu soulever la table, puis Abner sur sa chaise et enfin une vieille horloge comtoise la voix éraillée d'un vieux maigrichon proposa :
-Et s'il essayait de tirer l'épée de l'enclume ?
Hercule était loin de chez lui. Il n'avait nullement l'habitude d'être apprécié et encore moins l'habitude de boire. Tout sourire, levant les bras, il abdiqua :
-D'accord.
Emportant le jeune rouquin, la petite foule électrisée quitta les lieux pour aller se déverser dans les ruelles, suivie de Gaston qui trainait les pieds, les mains dans les poches.
D'ordinaire, c'était lui qui était adulé. Être mis à l'écart de la sorte lui jouait quelque peu sur les nerfs.
À la procession nocturne s'ajouta rapidement passants, filles des rues et même quelques agents de police.
Devant l'enthousiasme général, Hercule demanda à Abner:
-C'est quoi cette histoire d'enclume?
Tout en avançant, le paysans se pencha vers le jeune homme afin de mieux se faire entendre.
-On a une légende par chez nous, commença-t-il en braillant, des relents d'alcool entre les postillons.
Malheureusement, ils arrivèrent face à une placette entourée d'une clôture en fer forgé et l'histoire d'Abner fut stoppée net.
Le flot de la foule s'éparpilla à l'extérieur le long de la séparation, poussant Hercule de l'autre côté.
Sous les lampadaires, la foule patiente avait fait silence.
Un silence lourd.
Au cœur de la place, ne se trouvait qu'une enclume aux reflets cuivrés, trônant sur une petite roche plate. Plantée dans l'enclume, se trouvait une épée. Enfoncée jusqu'à mi-lame, elle se terminait, au-dessus d'une garde noble et simple, par un pommeau recouvert d'un cuir marron.
Hercule contourna l'enclume et balaya la foule du regard, a la recherche d'un soutien quelconque.
Dans l'ouverture du parc, se tenait Gaston, les bras en croix.
Chuchotant presque, Hercule demanda à son nouvel ami :
-Je fais quoi ?
Énervé, mimant le geste, le chasseur lança :
-Tu la tires. Qu'on n'y passe pas la nuit !
Hercule saisi le pommeau.
Tombant du ciel comme un rideau, une pluie de lumière divine enveloppa la scène.
Sans forcer, avec un frottement métallique, il tira puis leva l'épée au-dessus de sa tête.
Il s'attendait à des acclamations, mais la foule était médusée.
Timide, il hasarda :
-J'en fais quoi après ? Non parce que j'ai déjà un glaive. Et je l'aime bien. C'est un cadeau.
Le voile divin s'estompait. Un bourdonnement léger traversa les spectateurs.
La marée de crâne fut soudain sillonnée par un chapeau pointu, tel un aileron de requin bleu. Le long de son chemin vers l'entrée du parc, il déposait des "pardon", des "excusez-moi" et des "veuillez me laisser passer".
Gaston fut alors écarté par le bout d'une cane usée.
-Non, non et non... Ça ne va pas du tout...
Se tenant à l'entrée du parc, appuyé sur sa canne, fier, droit et résolument théâtral, un vieil homme venait de faire son apparition. Une fine paire de lunettes était posée sur son nez aquilin. Une longue barbe blanche ruisselait sur son interminable robe assortie à son chapeau bleu. Comme agacé, il ajouta :
-Excalibur est destinée à quelqu'un d'autre.
Un hibou hirsute s'envola du sommet de l'un des lampadaires à gaz pour aller se poser sur l'épaule du nouveau venu. Le volatile s'éclaircit la voix puis demanda, hautain :
-Et maintenant, Merlin, quelle est la marche à suivre ?
L'enchanteur ajusta ses lunettes, se frotta nerveusement la tempe puis la nuque. Le chapeau désormais de travers, il abdiqua :
-Je n'en sais rien, mon bon Archimède. Je n'en sais rien.