JE SUIS VIVANT
Une histoire d'algorithmes
Puic...
Puic...
Puic...
Le bruit strident du ressort de la petite vahiné fixée sur le tableau de bord commença à titiller dangereusement la patience, déjà très limitée, de Hank.
Tout en grommelant, ce dernier jeta un regard agacé à son passager qui s'amusait à envoyer de petites pichenettes à sa figurine.
« Désolé. » S'excusa faussement Kamski d’un sourire narquois. Il leva les mains en l’air, comme un enfant pris sur le fait. « Promis, j'arrête de l’embêter. »
L'homme s'enfonça à nouveau au fond de son siège tout en observant discrètement la posture concentrée du lieutenant dont le visage grave n’invitait clairement pas à la discussion.
Le véhicule roulait depuis maintenant vingt bonnes minutes et empruntait désormais la bretelle ouest de Détroit, en direction de la tour New Jericho. Il s’agissait d’une des artères principales de la ville, et à cette heure-ci, le trafic y était plus dense que d’habitude.
Le silence tendu qui régnait à l'intérieur de l'habitacle et qui avait perduré depuis leur départ, dut finit par peser à Kamski, car à mi-chemin, il tenta de le rompre.
« C'est un superbe modèle que vous avez là, lieutenant Anderson. » Commenta t'il en caressant le cuir rouge impeccable de sa portière. « Une Dodge Magnum de 1979. Moteur V8. Je me trompe ? »
Sans prononcer un mot, le détective cligna plusieurs fois ses grands yeux bleus de surprise en constatant la juste analyse.
« Ouais, je suis certain que c’est ça. Instrumentation analogique, volant d'origine, tableau de bord en vinyle rembourré, garniture de pavillon en bon état. » Détailla Kamski avec une passion non dissimulée dans la voix. « Saviez-vous que sa technologie embarquée était particulièrement avancée pour l'époque ? Rien que son allumage électronique et son convertisseur de couple de verrouillage ont été une petite révolution dans l'ère automobile. Je trouve ça vraiment fascinant, pas vous ? »
À nouveau, le concepteur accusa un silence assourdissant de la part du policier renfrogné.
« Lieutenant. » Souffla t'il avec une mimique narquoise au bord des lèvres. « Vous comptez m'ignorer encore longtemps ? »
À la question, le détective le toisa d'un air mauvais avant de se résoudre à finalement prononcer ses premiers mots depuis leur départ de la résidence.
« Je vais être franc avec vous, Kamski. Je ne vous aime pas. » Cracha Hank d’une voix pleine d’amertume. « Et ce n’est pas en complimentant ma voiture, que l’on va devenir copains. Je suis venu vous chercher pour Connor, et pour rien d’autre. »
« Je vois que vous m’en voulez encore pour ma petite expérience d’il y a deux ans. »
« Croyez moi Kamski, si je n’avais pas autant besoin de vous, je vous aurais déjà collé mon poing sur la gueule. »
Un petit ricanement amusé s'échappa de la gorge du trentenaire, vexant un peu plus le détective déjà sur les nerfs.
« J'ai dit quelque chose de drôle ? »
« Non. Bien sûr que non. C’est juste que vous lui ressemblez beaucoup. »
« À qui ? » S'impatienta Hank.
« Carl Manfred. » Le nom de l'artiste interpella immédiatement l’attention du policier. « Je sais à présent pourquoi il vous appréciait autant. Sans nul doute pour votre franchise.
Hank se rappela alors les nombreuses toiles et sculptures du défunt artiste croisées dans sa résidence.
« Nous étions de bons amis, vous savez. » Précisa le concepteur. « Je l’ai rencontré à l’une de ses expositions, il y a maintenant seize ans. Il était autant admiratif de mon travail que je l’étais du sien. Un homme passionné et plein d’esprit. »
« Je n’ai pas eu la chance de le connaitre bien longtemps. » Commenta à son tour Hank. « Mais pour le peu de temps passé avec lui, je peux confirmer que Carl était vraiment quelqu’un d’exceptionnel. »
« Vous n’imaginez pas à quel point, lieutenant. » Sourit son acolyte sans jamais quitter des yeux le paysage urbain qui défilait rapidement devant lui. « Il a été pour moi une grande source d’inspiration. »
Le détective emprunta à présent la sortie encombrée de Belle-Isle, observant de temps à autre son passager perdu dans sa contemplation. C’était déconcertant de voir Kamski faire preuve de cette soudaine sensibilité. Cet homme, toujours d’un parfait contrôle de soi, révélait en cet instant, une toute autre facette de sa personne.
« Je vous ai aperçu à l’enterrement. » Déclara le policier. « Mais j’ignorais que vous étiez aussi proches. »
Sans jamais dévier son regard de sa fenêtre latérale, Kamski décida de se lancer dans une plus longue explication.
« Carl a été le premier à m’encourager dans mon projet, à croire en moi. » L’homme marqua une courte pause avant de poursuivre d’une voix presque inaudible. « Il m’a également soutenu dans une période très sombre de ma vie. »
À cette révélation énigmatique, Hank remarqua l’ombre de tristesse passer furtivement sur le visage de Kamski.
Pendant de longues secondes, le concepteur de génie se perdit dans les méandres d’un souvenir qui n’appartenait qu’à lui avant de se concentrer à nouveau sur le policier.
« Dites-moi lieutenant Anderson, Carl vous a t’il parlé de son accident ? »
« Oui. Une sortie de route en moto. »
Un subtil hochement de tête vint confirmer la réponse.
« Quand il s’est retrouvé cloué dans ce fauteuil, il est très rapidement tombé en dépression. Voir cet homme si talentueux se laisser mourir de la sorte m’était insupportable. Je devais absolument faire quelque chose pour l’aider. » Kamski porta sa main à son nez et remonta d’un geste machinal ses lunettes de vue. « C’est alors que je me suis lancé dans un projet très spécial. »
« Markus. » En déduisit rapidement Hank.
« Quelle perspicacité, lieutenant. »
La pointe de sarcasme décelée dans la voix du concepteur agaca profondément le policier qui dut faire un effort conscient pour ne pas l’insulter.
« Venez en fait, Kamski. » S’impatienta t’il d’une voix grogneuse. « Vous avez bien une raison de me raconter tout ça ? Je me trompe ? »
« En effet. » Confirma le génie en retrouvant son attitude placide. « J’y viens. »
Hank ralentit doucement à un carrefour puis se stoppa à un feu rouge, lui permettant ainsi de se tourner vers son passager pour lui accorder toute son attention.
« Markus n’est pas n’importe quel prototype. » Poursuivit Kamski d’un ton énigmatique. « Il a été créé à partir de données très spécifiques. »
Sans surprise, l’information laissa Hank totalement circonspect.
« Commencons par le début, si vous voulez bien... » Face à l’expression perdue du policier, il sentit le besoin de faire part de certaines précisions. « Tout d’abord, il faut que vous sachiez que dans sa jeunesse, Carl a connu un drame terrible. Celui de la perte d’un enfant. »
Kamski regarda le détective tréssaillir à la divulgation de cette étonnante information.
« Je... je l’ignorais. »
Bien qu’ils avaient énormément discuté de leurs vies passées lors de cette fameuse fête des pères, Hank ne se souvenait absolument pas que l’artiste avait fait mention une seule fois de cette douloureuse épreuve.
Peut-être avait-il omis volontairement celle-ci pour le préserver de sa propre peine ? Il se rappelait que Carl l’avait longuement écouté parler de Cole avec cette bienveillance, mais aussi cette pointe de tristesse dans le regard qu’il n’avait pu interpréter à l’époque.
« Leucémie détectée à neuf ans. Malgré toutes les tentatives pour le sauver, le garçon n’a pas survécu au delà de ces dix ans. » Tout en parlant, Kamski sortit son téléphone et commença à fouiller dans ses fichiers pour enfin accéder à ce qu’il recherchait. Il tendit alors son bras et montra la photo d’un enfant au crâne chauve, assis en tailleur sur un lit. Il avait la peau hâlée et des yeux verts qui pétillaient de malice malgré l’environnement hospitalier qui lui servait de décor.
Au visage familier, Hank sentit soudain son cœur se serrer et une bile acide remonter le long de son œsophage.
« Vous avez créé Markus à l’image de son défunt fils ? » Sa voix ne put dissimuler le choc causé par cette Innattendue révélation. « Mais comment avez vous pu faire ça ? »
« Résumons cela à une histoire d’algorithmes complexes couplés à une technologie IA capable de modéliser et de prévoir... »
« Non. » Gronda Hank en répétant à nouveau sa question. « COMMENT avez-vous PU faire ça ? »
« Parce que Carl en avait besoin. » Se justifia le génie. « Il n’a plus jamais été le même après la perte de cet enfant. Même après l’arrivée de Leo quelques années plus tard, Il a continué à se laisser noyer dans toutes sortes d’excès possibles et inimaginables pour combler ce manque qui le rongeait jour après jour et mettait sa vie en danger. Je l’ai convaincu de se faire aider mais Il n’a accepté que cette solution. »
Hank ne connaissait que trop bien cette sensation de vide.
Un vide qu’il avait lui-même essayé de remplir avec de l’alcool, buvant jusqu'à s’effondrer dans des comas éthyliques qui suicidaient son corps et lui permettaient d’oublier sa triste réalité.
Tant de fois il avait tenté de se foutre en l’air d’une balle dans la tête, mais cette incapacité à remplir tout le barillet l’avait rattrapé à chaque tentative.
Au final, il était plus facile pour lui de se voir dicter sa destinée par le jeu mortel de la roulette russe.
Si Connor n’était pas intervenu dans sa vie, peut-être bien qu’une balle aurait pu finir par exploser son crâne.
« Est ce que Markus le sait ? »
« Carl s’est chargé de lui dire. » Confirma le génie. « Il a voulu se montrer honnête avec lui dès ́le premier jour. »
Le feu rouge passa enfin au vert mais Hank l’ignora et resta à l’arrêt, les deux mains tétanisées sur le volant et le regard figé sur l’horizon. Derrière lui, les klaxons des véhicules impatients commencèrent à résonner bruyamment sans que cela ne provoque la moindre réaction de sa part.
Le détective pouvait sentir au fond de lui que cette histoire était loin d’être terminée.
« Kamski, je vous le demande une dernière fois. » Menaca t’il d’une voix glaciale, et paradoxalement pleine de contenance. « Pourquoi me racontez-vous tout ça ? »
À l’extérieur, les klaxons redoublèrent d’intensité et bientôt des insultes commencèrent à fuser. Mais malgré cela, Hank resta imperturbable, son attention entière portée sur Kamski, et seulement sur lui.
« Lieutenant, vous devriez attendre qu’on soit à New Jericho. » Suggéra calmement le concepteur.
« Dites-le moi, putain de merde ! »
« Non. Pas ici. Pas maintenant. »
Alors que la tension était à son paroxysme, la sonnerie d’un portable retentit soudain dans l’habitacle. Avec un grognement agacé, Hank se détourna de Kamski pour se reporter sur l’appareil fixé à son tableau de bord.
En voyant le nom affiché, il s’empressa de décrocher et de mettre l’appel sur haut parleur.
« Hank, où êtes-vous ? »
La voix paniquée de Markus interpella immédiatement le détective.
« Je suis sur le chemin du retour. »
« S’il vous plaît, dépêchez-vous. »
« Qu’est ce qui se passe ? »
« C’est Connor ! » Lâcha sans détour le déviant. « Son état s’est à nouveau dégradé. Il est sur le point de... » Les mots s’étranglèrent dans sa gorge. « Hank, nous n’arrivons plus à le stabiliser. Son système va lâcher. »
Un frisson d’angoisse traversa l’échine du lieutenant.
« Mais ça ne fait pas encore trois heures. Il ne devrait pas... »
« Je sais. Nous ne comprenons pas non plus. »
« Markus ! » Intervint à son tour Kamski, en se penchant plus près du smartphone. « Il va falloir que tu m’écoutes très attentivement. »
« Elijah ? » S’étonna le déviant en reconnaissant immédiatement la voix de l’interlocuteur.
« Il faut à tout prix protéger le système de Connor. » Il marqua une courte pause, conscient que ses prochains mots allaient choquer. « Le régulateur de pompe ! Retire tout de suite le régulateur de pompe. »
« Quoi ? » S’exclama Hank face à cette solution inconcevable. « Putain, mais vous êtes malade ! Il est hors de question de... »
« C’est qui l’expert en technologie robotique ? Vous ou moi ? » Gronda Kamski tout en lui jetant un regard plein d’aplomb. Son intervention eut le mérite de laisser le policier complètement pantois. À l’autre bout du fil, Markus resta, quant à lui, extrêmement silencieux. « Malheureusement, tu n’auras pas d’autre choix que de laisser l’arrêt définitif se produire... »
« Oh Seigneur. » Commenta Hank en portant nerveusement sa main à bouche.
« Attendez Elijah. » Intervint cette fois le déviant. « Vous savez comme moi que si les biocomposants et le processeur intracranien ne sont plus alimentés en Thirium, ils s’endomageront rapidement. Le redémarrage deviendra impossible. »
« Mais nous disposerons d’une vingtaine de minutes avant que les dégâts ne soient irrémédiables. Tout ce qui compte, c’est de protéger son système jusqu’à ce que je puisse intervenir, tu comprends ? » Kamski jeta un œil aux alentours pour juger de la distance restante et grimaça en constatant le timing très serré. « Fais en sorte que tout soit prêt à mon arrivée. »
« Je... » Même s’il détestait l’idée de faire ça à son ami, Markus dut se résoudre à obéir. « Oui, Elijah. Je m’en occupe. »
Sur ces dernières paroles, l’appel se termina et Hank resserra nerveusement ses mains sur son volant.
« Vous serez vraiment capable d’installer la mise à jour de Connor à temps ? »
« Si vous êtes capable d’arriver à la tour en moins de vingt minutes... » Défia ouvertement concepteur.
En réponse, Hank écrasa de toutes ses forces la pédale d’accélérateur et le véhicule fila à vive allure dans les rues de Détroit, vrombrissant comme jamais le son incomparable du puissant V8.
Sous l’effet de la poussée, Kamski se retrouva immédiatement plaqué au fond de son siège, non sans un petit sourire euphorique dessiné au coin de ses lèvres.
Décidément, il adorait cette voiture.
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Parfaitement conscient de la douleur, Connor jeta un regard suppliant à ses amis qui disparaissaient derrière l’accumulation des incessants messages d’erreurs. Leurs voix, quant à elles, s’amenuisaient de plus en plus, comme s’il s’enfoncait lentement dans des eaux abyssales.
« C’est trop dangereux. »
« Nous n’avons pas le choix. »
Alors que sa souffrance l’avalait, le mastiquait, pour l’engloutir impitoyablement, son corps se mit à convulser violemment sur le lit, obligeant des mains à le maintenir en place.
Le Thirium commença à couler du creux de ses yeux, créant deux fines lignes bleues qui roulèrent tragiquement de chaque côté de l’arrête de son nez.
Une chaleur irradiante, infernale, consummait à présent tout son être, lui donnant presque l’impression qu’il allait s’enflammer à tout moment.
Sa tête.
C’était comme si elle allait exploser.
L’horrible sensation s’intensifia jusqu’à ce qu’un cri guttural ne s’échappe de sa gorge.
Il n’y avait plus rien à faire. Son processeur en surchauffe commença à rejouer son passé, ses souvenirs. En subissant toutes sortes de visions echevelées.
Pendant qu’il divaguait, une pensée étrange lui traversa l’esprit.
Sur cent milliards d’êtres humains qui ont successivement peuplé le monde, combien ont laissé une trace, un nom qui ait subsisté jusqu’à ces jours ?
Une proportion infinitissimale.
Est ce qu’il en sera de même pour les déviants ?
Pour lui ?
Connor devait l’admettre. Il avait peur.
Peur de renoncer à ses rêves, à cette vie qui lui avait été offerte comme une deuxième chance.
Peur de s’éteindre, de fermer les yeux et de disparaître dans un néant définitif.
Non. Il ne l’acceptait pas.
Pas après tout ce qu’il avait traversé.
Tout cela était tellement injuste.
Soudain, il sentit son tee-shirt se faire brutalement déchirer sur toute sa longueur puis une main se poser fermement au centre de sa poitrine, agrippant avec force son régulateur de pompe.
Dans un réflexe de survie, le déviant refusa de se laisser débrancher et tenta en vain de retirer les doigts.
La voix brisée de Markus s’adressa alors à lui, comme un murmure prononcé dans le lointain.
« Pardonne moi... »
S’ensuivit un clic sonore puis le retrait brutal du biocomposant.
Le déviant complètement épouvanté vit alors apparaître le compte à rebours avant l’arrêt définitif.
00:01:53
Son cœur s’emballa et il commença à suffoquer en ressentant très vite les effets du manque de thirium dans son organisme.
Comme un soutien indéfectible, L’étreinte de ses amis se renforca autour de ses mains crispées en poings serrés.
00:00:31
Dernières secondes de supplice, de peur et d’angoisse face à une mort implacable qui avait sculpté un masque tragique sur son visage désespéré.
« Laisse toi aller... »
00:00:00
Le compte à rebours arriva fatidiquement à son terme, provoquant un ultime râle de Connor.
Ce dernier ferma alors doucement les yeux tandis que sa tête retombait mollement sur le côté. Ses membres se décontractèrent à leur tour et le cercle rouge sur sa tempe se vida progressivement jusqu’à devenir complètement gris.
L’arrêt était total.
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