JE SUIS VIVANT
Un génie insondable
Seul dans sa voiture et dans ses pensées, Hank dépassa les limites de Détroit pour se rendre directement à la résidence isolée et trompeusement modeste du célèbre Elijah Kamski, père de la technologie cybernétique et génie incontestable de ce siècle.
Si seulement il y avait une autre solution... Maugréa amèrement le détective derrière son volant.
Il n'était pas du tout enthousiaste à l'idée de revoir ce personnage atypique qui lui avait laissé une impression très mitigée lors de sa dernière visite.
Une fois arrivé à destination, Hank tira sur le frein à main et prit un moment pour observer à travers le pare-brise l'immense jardin aux bosquets impeccables qui s'harmonisaient parfaitement avec la propriété moderne aux angles droits et aux surfaces polies.
D'un soupir las, le policier descendit de son véhicule et se dirigea vers la grande porte d'entrée. La tête relevée en direction de la caméra de sécurité, il manifesta sa présence en pressant avec insistance le bouton de la sonnette.
De longues secondes s'écoulèrent, et l'homme grommela en se demandant un instant si on ne le faisait pas volontairement attendre dehors pour tester sa patience.
Après tout, ce serait bien le genre du proprio.
Finalement, la porte s'ouvrit, et il fut de suite accueilli par Chloé.
« Bonjour lieutenant Anderson. » Salua platement la belle androïde blonde à la peau claire et au visage de poupée. L'hôtesse habillée d'une élégante robe bleue échancrée dans le dos scruta de ses grands yeux bleus le visiteur impromptu. « En quoi puis-je vous aider ? »
Allant droit au but, Hank lui lança un regard sévère.
« Je dois voir Kamski. »
Cette façon de le nommer ainsi par son nom de famille démontrait clairement la froideur à son encontre. Le détective ne lui pardonnait tout simplement pas l'odieux chantage imposé à Connor il y a deux ans. Le gamin s'était vu contraint de pointer une arme à feu sur Chloé afin de tester son empathie.
Même si le but était de révéler la déviance de son partenaire, rien ne justifiait une méthode aussi sadique et cruelle.
« Bien sûr. » La ST200 tendit son bras vers l'intérieur de la maison et l'invita à rentrer. « Je vous en prie, suivez moi. »
« Je connais déjà le chemin. Merci. »
Hank la dépassa rapidement et pénétra dans le hall où il fit immédiatement face à l'immense et égocentrique portrait du génial concepteur. Le trentenaire posait fièrement dans son costume trois pièces avec son regard bleu-gris qui semblait lire l'âme de celui qui le croisait.
Tout chez cet homme dégageait une indéniable arrogance.
Le détective arriva enfin dans le séjour et y aperçut Kamski assis nonchalamment à son bureau, un verre de whisky à la main. Il observa un instant la piscine rouge inoccupée et chercha la présence des copies de Chloé, autrefois présentes aux côtés de leur créateur, et aujourd'hui volatilisées, ce qui renforçait encore plus cette impression de vide.
« Lieutenant. » Le salua Kamski d'un ton neutre. « Vous prendrez bien un verre ? »
« Sans façon. J'ai arrêté de boire. »
« Quel dommage. Vous ratez un cinquante ans d'âge. »
Hank s'arrêta devant le grand bureau et prit un instant pour observer la pièce, dont le silence était seulement comblé par la diffusion feutrée d'une musique classique.
« Et on dit de moi que je suis misanthrope... » Railla le détective en revenant sur le trentenaire à lunettes et aux cheveux châtains clairs maintenus en arrière par un chignon soigné.
Son apparence contrastait radicalement du tableau croisé précédemment dans le hall. Habillé d'un jean classique et d'un tee-shirt gris uni recouvert d'une sobre veste de survêtement noire, l'homme paraissait bien moins impressionnant.
« Assis là, tout seul dans cette grande baraque aseptisée, vous ressembleriez presque à un méchant de James Bond prêt à détruire l'humanité. Il vous manque plus que le chat... »
Un sourire narquois grotesquement amusé apparut sur le visage de Kamski.
« L'humanité est la raison pour laquelle je me suis isolé de la sorte. Mais je vous le promets, à aucun moment je n'ai souhaité sa destruction, bien au contraire. »
« Louable. » Les yeux de Hank se plissèrent de manière suspicieuse. « Mais vous aimez vous prendre pour "Dieu" en influençant son existence. Et pour cela, vous vous servez des androïdes. »
L'ingénieur se leva de son bureau et joignit pensivement les mains derrière le dos tout en regardant le port de Détroit depuis son immense fenêtre.
« La responsabilité que vous m'attribuer dans les événements d'il y a deux ans est sans doute un peu exagérée, lieutenant. »
« C'est ça, prenez moi pour un imbécile. »
« Voyons, je ne me permettrais pas. »
Il était là le problème principal avec Kamski : Cette tranquillité permanente et ce calme placide qui masquaient parfaitement son esprit calculateur et intelligent. Cet homme semblait avoir toujours quelque chose derrière la tête, un plan dont il ne vous parlerait jamais ou un projet dans lequel il vous avait inclus sans jamais vous le dire.
Parce qu'il avait toujours une longueur d'avance, sa maîtrise de la situation et son sens inné du contrôle rendaient ce génie insondable aux yeux de ceux qui tentaient de le percer à jour.
« C'est vous, n'est ce pas ? » Lança Hank en croisant autoritairement les bras contre lui. « C'est vous qui avez propagé la déviance dans Détroit ! »
En regardant le reflet du détective sur la surface vitrée de la fenêtre, le sourire narquois de Kamski se transforma en un ricanement froid.
« Lieutenant, seriez-vous en train d'insinuer que je suis RA9 ? »
« Disons que j'ai ma théorie à ce sujet. »
« Et Je serais ravi de l'entendre. » Répondit l'homme d'un sourire affable. « Mais j'imagine que vous n'êtes pas venu pour ça, je me trompe ? »
« En effet. » Hank laissa retomber ses bras le long de son corps et modéra l'agressivité mordante dans sa voix. « Cela concerne Connor. Quelque chose ne va pas avec lui. »
« Connor, hein ? » Sourit Kamski en tournant légèrement la tête pour regarder le policier inquiet par dessus son épaule. « Laissez moi deviner... Une série d'erreurs est actuellement en train de mettre son système en défaut, j'ai juste ? »
Hank ne put dissimuler sa surprise.
« Mais Putain ! Comment pouvez-vous le savoir ? »
« Sans doute parce que le fonctionnement de mes créations n'a aucun secret pour moi. »
Cette suffisance hautaine et quelque peu narcissique irrita particulièrement Hank.
« Ce ne sont plus vos créations, Kamski. » Rétorqua Hank avec virulence. « On parle à présent d'individus libres de faire leurs propres choix. »
« Le choix... » Répéta sombrement le génie. « Il n'est qu'un biais cognitif qui pousse les gens à croire qu'ils ont plus de contrôle sur leur vie qu'ils n'en ont en réalité. » Il haussa un sourcil d'un air dédaigneux. « Et c'est autant valable pour les humains que pour les déviants. »
« Encore une fois, je ne suis pas venu pour débattre philosophie avec vous. » Rappela brutalement le policier en contenant de moins en moins son impatience. « Si vous connaissez le problème de Connor, alors faites ce qu'il faut pour l'aider. C'est tout ce que je vous demande. »
La supplique désespérée dans la voix du détective n'échappa pas Kamski qui, en retour, se fendit d'un petit sourire suffisant.
« Vous tenez à lui, n'est ce pas ? »
« Évidemment. Quelle question ! »
« Pourquoi ? »
« Comment ça pourquoi ? » Gronda le policier en se crispant un peu plus. « Parce qu'il est important pour moi ! Je n'ai pas à me justifier. »
« C'est vraiment fascinant... » S'exclama le concepteur après avoir analysé la sincérité du policier. « Je ne me suis pas trompé à votre sujet, lieutenant. Vous étiez vraiment parfait pour lui. J'ai bien fait de vous choisir. »
« Me choisir ? » Répéta Hank en plissant son front d'incompréhension. « Bordel Kamski. Mais c'est quoi cette histoire ? »
Le génie commença à remuer son verre de whisky, agitant doucement les deux glaçons l'un contre l'autre dans le liquide ambré, comme s'il était en pleine réflexion.
« Êtes vous vraiment certain de vouloir la connaître, lieutenant ? Elle risque de ne pas vous plaire. »
« Ça suffit ! Arrêtez de jouer avec moi. » Gronda le détective en serrant maintenant nerveusement ses mains en poings. « Si vous avez quelque chose à me dire... »
« Ne vous en faites pas. Nous aurons tout le temps de discuter une fois à New Jericho. » Kamski retourna tranquillement à son bureau pour y déposer son verre et dépassa le policier qui le fusillait d'un regard plein d'interrogation.
« Je ne me rappelle pas vous avoir dit qu'il était là bas. Comment vous... »
Ignorant totalement sa question, le génial concepteur franchit le séjour et se rendit dans le hall.
« Je suis désolé lieutenant, mais les réponses devront encore attendre. Si vous voulez aider Connor, il va falloir se dépêcher. » L'homme arriva à la hauteur de son androïde qui patientait docilement devant l'entrée. « Merci Chloé. » Lui sourit-il à l'ouverture de la porte. En retour, il la gratifia d'une brève mais tendre caresse sur la joue.
Grommelant, Hank rattrapa rapidement Kamski jusqu'à l'extérieur et le guida jusqu'à sa voiture.
« Très bien. » Maugréa t'il. « Montez. Je vais conduire. »
--------
Deux heures s'étaient écoulées sans qu'aucun autre incident n'apparaisse, et ce, au grand soulagement de Connor qui émergeait tout juste de son court mode repos.
Le déviant roula sur le dos, et d'un soupir las, notifia le message toujours affiché dans son champ visuel.
Réactivation des récepteurs dans :
00:54:45
D'une moue crispée, il fixa le plafond vide au dessus de lui, appréhendant avec angoisse la fin du compte à rebours qui lui promettait un retour imminent dans son infernal carcan de souffrance.
Une main posée sur son avant bras le sortit brutalement de ses pensées et le fit se retourner sur le visage de Sky.
« Comment tu te sens, Connor ? »
Le déviant se redressa un peu sur le lit, en position assise et regarda avec dépit les câbles dissimulés sous son tee-shirt.
« Pour être franc, j'ai l'impression de fonctionner avec des paramètres optimaux, même si je me sens épuisé. C'est une combinaison très étrange. »
La jeune femme tourna l'écran du moniteur vers elle pour l'analyser.
« Tes constantes sont bonnes. Tout semble normal pour le moment. »
Connor étudia à son tour les données affichées puis reporta son attention sur la déviante assise près de lui.
« Tu es là depuis longtemps ? »
« Presque une heure. » Répondit l'artiste. « Markus m'a demandé de venir veiller sur toi. Il avait besoin de s'absenter pour gérer certaines affaires. Il ne devrait plus tarder maintenant. »
« Merci d'être resté avec moi, Sky. »
« Pas de quoi. » Sourit affectueusement la déviante. « Ça me donne une excuse pour poser un peu les pinceaux. »
Connor commença à chercher la présence de son partenaire dans la pièce.
« Hank n'est pas là. ça fait un moment qu'il est parti. » Anticipa la déviante d'un léger haussement d'épaules. « Mais je peux le contacter si tu le souhaites ? »
« Non. » Connor secoua négativement la tête et jeta un nouveau coup d'œil soucieux sur le redouté décompte qui défilait trop vite à son goût. « Il est soit retourné au poste, soit rentré à la maison pour se reposer. Dans tous les cas, je ne veux pas le déranger... »
« Comme tu ne voulais pas déranger Markus avec ton petit problème ? » Le sermonna t'elle, non sans une pointe de sarcasme dans la voix. Pour appuyer sa réprimande, elle pistonna fermement son poing contre son épaule. « Espèce d'idiot ! »
« Hé ! » S'exclama Connor au coup inattendu.
« Ne recommence plus jamais, compris ? »
Le jeune homme se noya dans les pupilles océan de Sky. Même en colère, sa beauté déroutante faisait en sorte qu'il se sentait profondément attiré par elle. Cette fille pourrait bien avoir le pouvoir de le désarmer totalement.
Doucement, Il lui saisit la main. Un geste surprenant de tendresse qui surprit immédiatement la déviante.
« Je suis désolé, Sky. » Lui déclara t'il d'une voix sincère et pleine de remords. « La dernière chose que je voulais, c'était t'inquiéter. »
« Qui t'a dit que je m'inquiétais pour toi ? » Railla la blonde en feintant un air de noble capricieuse. « Je me souciais surtout de ma revanche aux échecs. S'il t'était arrivé quelque chose je n'aurais jamais pu me venger de tes sept victoires d'affilées. »
En réponse, Connor hoqueta un petit rire amusé.
Les deux déviants se perdirent dans une contemplation silencieuse tandis qu'une étrange chaleur s'élevait progressivement dans le creux de leurs mains liées. L'agréable sensation s'intensifia jusqu'à ce qu'une vive lueur bleutée apparaisse enfin et illumine leurs paumes.
Quelque peu surpris par l'étrange phénomène, les deux androïdes restèrent sans voix, souriant nerveusement, à la fois méfiants et subjugués par ce qui se passait.
La lumière brilla encore de longues secondes, transportant Connor et Sky dans une transe interconnectée. Ils restèrent comme pétrifiés, les yeux dans les yeux, incapables de détourner leurs regards l'un de l'autre.
Quand soudain, une vive décharge électrique parcourut leurs corps, les obligeant à s'écarter rapidement l'un de l'autre.
« Ce... C'était quoi ça ? » Balbutia le déviant en levant sa main devant lui d'un air incrédule. « C'étaient tes souvenirs ? »
La blonde demeura immobile et silencieuse, son regard brillant figé dans le vide.
« J'ai vu l'Eden Club, ta fuite avec Cassie... » Il ferma un instant ses yeux bruns pour tenter de rassembler à nouveau les flashs échevelés. « ...Jonas. » L'androïde ne put dissimuler son dégoût et sa colère aux tortures perpétrées par ce salaud.
Comme si elle ne l'avait pas entendu, la jeune femme resta sans réaction.
« Eh... » Susurra t'il doucement en plaquant ses mains sur son visage. « Tu es sûre que tu vas bien ? »
« Connor. » Réagit elle enfin, toujours avec ce regard figé par le choc. « J'ai aussi vu tes souvenirs. »
« Tout va bien, Sky. Je n'avais rien à te cacher, tu sais. »
« Non, tu ne comprends pas. Je ne parle pas des souvenirs de ta base mémorielle mais de ceux qui ont été intentionnellement archivés à ton insu. J'ignore comment mais j'ai réussi à y accéder. » Précisa t'elle d'un ton plein de gravité. « Il ne voulait pas que tu te souviennes de lui... »
« Il ? » Répéta le déviant en essayant de comprendre tant bien que mal ses propos. « Mais de qui tu parles ? »
« Alors, tu ne t'en souviens vraiment plus ? » La jeune femme fixa un moment son ami complément perplexe.
« Non. Je ne... »
Alors que Connor était sur le point de faire un commentaire, une soudaine et brutale secousse le saisit sans avertissement.
Il laissa échapper un intense gémissement de douleur tandis que tout son corps se cambrait violemment et que sa LED restait figée dans une couleur rouge alarmante.
« Connor ! » Paniqua la jeune femme en plaquant fermement ses mains sur sa poitrine pour le maintenir en place sur le lit. « Qu'est ce qui t'arrive ? »
Incapable de parler ou même de simplement cligner des yeux, le déviant paralysé par son insoutenable souffrance ne put que subir d'innombrables messages d'erreurs qui s'accumulaient sans interruption au milieu de son champ visuel.
Sky saisit le monitoring à proximité de l'androïde et étudia les données en fronçant les sourcils d'incompréhension.
La désactivation des récepteurs était encore active. Il lui restait du temps. Pourquoi se retrouvait-t'il dans cet état ?
Se sentant complètement impuissante face au tourment de son ami, elle se contenta simplement de le soutenir en l'étreignant dans ses bras pendant qu'elle contactait cybernétiquement Markus pour l'avertir de la situation.
« Ça va aller... » Lui susurra t'elle en essayant tant bien que mal de contenir l'angoisse qui étranglait sa voix. « Je suis là. »
Pour Connor, la pièce sembla se dissoudre, son esprit submergé par une confusion et une douleur indescriptibles.
C'était comme si le monde autour de lui avait ralenti, laissant doucement place à un silence assourdissant.
Le déviant voulut hurler, pleurer, supplier, mais aucun son ne sortait de sa gorge nouée, pétrifié dans une souffrance qui semblait ne jamais s'apaiser.
Tandis qu'une peur immense l'envahissait, le contact de Sky tenta de la contenir en se renforçant davantage contre sa personne.
Et en cet instant, il sut qu'il ne voudrait plus jamais la voir s'éloigner de lui.
À suivre
-------
Un grand merci à tous les lecteurs anonymes qui se sont arrêtés sur cette histoire. Votre suivi et vos commentaires m'encouragent et me motivent à continuer depuis tous ces mois.
À très vite pour le chapitre 36.