Juste trop tard
Delain – Come Closer : http://www.youtube.com/watch?v=CA85jt0zCOo
Il n'était pas encore midi, en conséquence les élèves étaient encore confinés dans leur classe en attendant ardemment que le cours se terminât enfin. Si les plus studieux ne voyaient pas le temps passer tandis qu'ils écoutaient le professeur en prenant des notes, les autres laissaient leur esprit vagabonder le plus discrètement possible.
Kurosaki n'avait jamais le temps de s'ennuyer. Cette école était un gouffre sans fond au niveau de l'entretien ainsi que des travaux. Il n'avait, malheureusement ou heureusement, aucune occasion de se laisser aller. Il accomplissait ses tâches sans se soucier du monde extérieur, puisqu'il ne faisait attention qu'à elle. Et elle était actuellement en cours.
Alors qu'il rassemblait tranquillement les feuilles mortes dans la cour, un coup de pied phénoménal dans la joue le ramena à la réalité et l'envoya valser un peu plus loin. Il ne lui fallut que quelques instants pour identifier son agresseur. C'était celle qu'il attendait depuis plusieurs jours.
« Tiens, Riko, ça fait un bail ! »
L'intéressée mit l'un de ses poings dans son autre main en le regardant d'un air meurtrier. Il voulait jouer au plus idiot ? Elle fit craquer ses doigts en le défiant du regard. Ils savaient tous les deux quel était le but principal de cette conversation. Elle lui soutint un regard avant de prendre la parole, en s'adressant à lui pour la première fois depuis un an.
« Pourquoi es-tu revenu ? »
L'air de Kurosaki se fit plus grave. Avant de lui demander ce qu'il désirait savoir, il était de mise qu'il assumât ses actes. Il ne regrettait pas son retour, malgré les risques entrepris, il était en mesure de veiller à nouveau sur elle, même si les circonstances étaient différentes, à présent... Il ne pouvait pas passer son temps à se morfondre, il fallait qu'il allât de l'avant et prît la situation en main.
Alors il lui expliqua. Que les choses avaient l'air de s'être calmées et qu'en dépit des risques, il avait voulu revenir. Il n'avait évidemment pas pris cette décision à la légère, jamais il n'aurait osé, puisque cela la concernait. Riko savait ce qu'il ressentait à l'égard de Teru et devait le comprendre. L'abandonner un an plus tôt avait été la décision la plus difficile qu'il avait jamais prise.
Tandis qu'il parlait, Riko examinait ses expressions faciales. Elle ne savait pas ce qu'il avait fait durant cette année, et ne souhaitait de toute façon pas le savoir, néanmoins elle avait conscience du manque qu'il avait dû ressentir avec l'absence de Teru. Elle avait longuement hésité à lui parler de Daisy et de sa véritable identité, en espérant que sa mémoire revînt, or au final elle n'avait pas osé. Elle ne savait même pas s'il comptait revenir un jour, mieux valait la laisser dans l'ignorance plutôt qu'avec un cœur brisé.
Tasuku semblait si passionné lorsqu'il parlait, son regard se perdait dans le vide, la jeune femme comprenait tout ce qu'il avait enduré, et à quel point il avait dû souffrir en se rendant compte qu'elle l'avait oublié. Elle ne pourrait jamais lui en vouloir. Elle ne le considérait pas comme responsable de la mort de Sôichirô et ne désirait que son bonheur, que seule Teru pouvait lui apporter. Jusque là, il continuerait de souffrir.
Dans sa situation, elle serait sans doute aussi revenue. Son fiancé lui aurait bien trop manqué, comme maintenant. Sauf qu'à la différence de lui, elle ne pouvait pas le retrouver, quand bien même elle le souhaitait plus que tout. Kurosaki pouvait encore changer le cours des choses et faire en sorte d'être heureux, enfin.
Tasuku fit une pause puis leva ses yeux bleus qu'il planta dans ceux de Riko. Il avait une question, qui paraissait sans doute évidente, toutefois il désirait entendre la réponse de vive voix. Il la connaissait déjà, mais souhaitait confirmer ses doutes. Ce détail le poursuivait.
« Tu ne lui as pas donné la lettre, n'est-ce pas ? »
Riko secoua la tête. Il avait laissé cette lettre sur la table dans la chambre de l'hôpital avant de partir, alors que Teru ne s'était pas encore réveillée. En se rendant compte qu'il avait été effacé de sa mémoire, elle n'avait pas osé la lui donner, alors elle l'avait gardée puis, de retour à l'appartement, l'avait cachée, de telle sorte qu'elle ne la trouvât pas. Tout était organisé de telle sorte que rien ne lui rappelât cet homme.
Tasuku hocha la tête puis la détourna quelques instants, avant de planter à nouveau son regard dans le sien. Il était temps de passer aux choses sérieuses, de régler cette histoire qui lui avait pris ce qui lui était cher : la mémoire de Teru, une année qu'il aurait pu passer auprès d'elle, bref, sa vie prospère. Les coupables ne s'en sortiraient pas ainsi, il leur ferait payer.
Au moment où il planta à nouveau ses yeux dans les siens, Riko sut immédiatement de quoi il comptait parler. Après son départ, elle avait cherché à en savoir plus de manière à lui venir en aide. Malheureusement, elle n'était pas une aussi bonne hackeuse que lui et n'avait pas trouvé grand-chose qui puisse leur servir. Elle s'en voulait de ne pas être utile. Elle n'était capable de protéger personne, même pas les Kurebayashi, les principaux impliqués dans cette histoire.
« Le patron m'a dit que tu avais repris l'affaire dans ton coin. »
La discussion sérieuse débutait. Kurosaki alluma une cigarette ; elle fut tentée d'en faire autant mais avait décidé d'arrêter de fumer après l'accident ; c'était un détail minime, or probablement que la cigarette aurait pu lui ramener des souvenirs en mémoire. Elle n'allait assurément pas craquer maintenant, après tous ces efforts pour arrêter.
Riko soupira un bon coup puis lui raconta les quelques détails qu'elle était parvenue à rassembler ; vraisemblablement, ce n'était qu'un petit groupe de personnes, une dizaine au grand maximum, certainement membres d'une petite société qui ferait fortune s'ils parvenaient à leurs fins. Le nombre d'entreprises dans ce secteur ne faisant pas un gros chiffre d'affaires était plutôt élevé, ce qui brouillait toutes les pistes. Elle n'avait aucun nom, par conséquent aucun moyen de les retrouver.
Kurosaki essayait de mettre tout de bout en bout. Ce que lui révélait Riko était totalement logique et correspondait parfaitement à la situation. Il était vrai que cela convoitait moult gens, le terrain était bien vaste, or ce qu'elle venait de lui confier diminuait un tant soit peu le champ d'action. Il avait lui aussi cherché, mais en vain. Il reprit une bouffée de sa cigarette lorsque la voix de Riko attira son attention. Elle était plus que sérieuse, pour un sujet différent qu'il devinait aisément.
« Si tu refais souffrir Teru, je l'emmènerai loin, là où tu ne pourras plus la trouver. »
Tasuku l'écouta silencieusement, conscient du poids qui reposait à présent sur ses épaules. Il devait être plus qu'attentif, prudent. Si elle était à nouveau blessé par sa faute, il savait parfaitement qu'il ne se le pardonnerait jamais. Il souhaita lui demander si Teru avait conservé des séquelles de l'accident autres que cette amnésie, cependant il n'osa pas. Il esquissa un sourire triste puis la regarda.
« Je ferai tout pour que cela n'arrive pas. Même si elle ne se souviendra jamais de moi... »
Riko marchait à vive allure sur les trottoirs. Les expressions faciales de Kurosaki et ses paroles concernant Teru toujours en mémoire. Elle téléphonait, réclamant un rendez-vous dans l'urgence. Après qu'on lui avait assuré qu'elle pouvait se rendre tout de suite à la clinique, elle raccrocha violemment puis rangea son téléphone dans son sac.
Depuis sa discussion avec Kurosaki le matin même, elle avait beaucoup réfléchi. Comment pouvait-elle prétendre qu'elle souhaitait son bonheur si elle ne faisait rien à ce sujet ? Comment pouvait-elle désirer qu'ils soient heureux si elle continuait d'être aussi hypocrite ? Elle n'allait pas rester les bras croisés alors qu'elle pouvait sans doute trouver une solution pour l'amnésie de Teru.
Cette fameuse amnésie. Elle n'avait pas dit la vérité à la concernée ni à Tasuku concernant l'origine de cet oubli permanent. Elle n'avait pas envie de prendre de risques pour le regretter plus tard. Toutefois, elle voulait changer le cours des choses. Kurosaki avait assez souffert, il méritait sa part de bonheur, lui aussi.
Si Teru retrouvait la mémoire, elle souffrirait certainement, cependant il serait là, à ses côtés, afin de la soutenir. Elle n'avait plus besoin de l'occulter, maintenant qu'il était de retour, et assurément pour de bon. Riko avait envie d'y croire, de penser que tout finirait bien. Elle prenait les devants en tentant de trouver un remède à cette amnésie qui lui avait demandé maints efforts afin de la conserver.
Elle avait mis plusieurs personnes sur le coup, comme Kiyoshi ou ce docteur, lui demandant de ne pas révéler la véritable origine de cette amnésie. Elle lui avait fait croire à un tout autre accident que celui de la voiture, afin de n'éveiller aucun soupçon ; ainsi, avec le docteur, ils s'étaient mis d'accord sur cette histoire de chute dans les escaliers qui avait entraîné ces séquelles qu'elle ne pourrait jamais guérir...
Riko arriva enfin devant la clinique où elle se devait d'avoir un entretien de la plus haute importance avec ce médecin... Peut-être pourrait-il lui fournir un remède, car, après tout, ce n'était pas une simple amnésie.
En réalité, Teru avait occulté.
Elle avait certes reçu un coup au niveau de la tête qui avait entraîné ces blessures incurables, néanmoins cette amnésie n'était pas due à cela. Apparemment, elle avait eu un choc émotionnel de la plus haute importance, qui l'avait forcée à occulter. Riko s'était souvent demandé ce qui avait provoqué chez elle un tel effroi. Teru seule connaissait la réponse, Kurosaki était inconscient à ce moment-là et s'était réveillé à l'hôpital avant elle puis était parti sur-le-champ.
Riko avait quelques hypothèses, mais rien de précis. Sans doute que la vision de Tasuku blessé l'avait terrorisée, ou bien elle avait dû penser qu'il était mort. À part cela, elle ne savait pas trop, c'étaient les seules idées qu'elle avait trouvées. Quoi qu'il en fût, cela n'allait pas forcément l'aider à retrouver la mémoire. Elle préférait en discuter avec un professionnel.
La jeune femme poussa la porte du bâtiment puis se dirigea vers le cabinet du médecin qui l'attendait sûrement...
Le docteur Higurashi avait toujours été un homme honnête et droit. Il traitait ses patients avec respect et prenait soin d'écouter chacune de leurs plaintes en les réprimandant s'ils ne suivaient pas correctement leur traitement. Il était reconnu comme étant un médecin compétent et à l'écoute de ses patients, qui savait s'organiser afin de les recevoir tous comme il le fallait, leur consacrant le temps qui était nécessaire.
Mais jamais auparavant il n'avait été confronté à un cas comme celui de Kurebayashi. Au départ, son dossier avait semblé banal ; victime d'un accident de voiture, elle venait de sortir de l'hôpital et se faisait suivre pour surveiller d'éventuelles séquelles, en plus de celle déjà présente, de même elle avait une jambe cassée qu'il fallait garder à l'œil. Il avait lu attentivement son dossier, sans y prêter plus d'attention que les autres, jusqu'à la venue de sa tutrice, Riko Onizuka. Une femme d'une bonne trentaine d'années assez imposante.
Sans même avoir rencontré sa future patiente, cette femme lui avait exposé certains faits : la jeune Teru Kurebayashi avait vraisemblablement perdu la mémoire, bien que cela ne fût pas signifié dans son dossier, de plus elle souhaitait qu'il changeât l'origine de son accident et lui fît croire qu'elle était tombée dans les escaliers.
Le docteur avait bien entendu tenté de connaître ses raisons, néanmoins elle lui avait juste signifié qu'elle agissait de la sorte uniquement pour la protéger. Il ne savait pas pourquoi, mais il avait fini par accepter, sans doute en voyant la détresse de cette femme. Cette adolescente l'avait consulté fréquemment par la suite, et il avait tenté pour le mieux de lui venir en aide en cachant ce fait, même s'il considérait que cela ne l'aidait aucunement.
Puisque les médecins de l'hôpital n'avaient pas décelé l'amnésie, assurément était-ce parce qu'elle n'était pas due à un choc physique. Il mena son enquête de son côté puis finit par découvrir qu'elle souffrait d'une névrose post-traumatique. De nombreux critères correspondaient : tout d'abord, elle s'énervait lorsque la période oubliée était beaucoup trop évoquée. Teru lui avait raconté ses colères inexpliquées lorsqu'elle songeait trop à certains faits, dont ce fameux rêve.
Ce rêve d'un accident de voiture, en noir et blanc, où un homme sans visage était inconscient, voire même mort, et seul son sang était de couleur. Il était particulièrement récurrent et il en avait déduit qu'il provenait de sa période oubliée, même qu'il s'agissait la clé de son amnésie. Parfois, elle souffrait de troubles du sommeil, principalement à cause de ce songe. La jeune Kurebayashi lui avait confié que la journée suivant ce rêve, elle était particulièrement renfermée.
Tous ces symptômes n'étaient pas anodins. Le docteur Higurashi avait tenté d'en savoir plus sur cet homme dans le rêve auprès de sa tutrice, or elle ne lui avait rien confié, à part qu'il était la personne la plus importante dans la vie de la jeune fille. Il se demandait quelle était la nature de cette relation – amoureuse, familiale, d'amitié... Mais n'obtenait jamais la moindre réponse.
Il se sentait mal de mentir à cette jeune fille qui n'avait rien demandé et semblait si innocente. Elle lui avait confié son histoire, ses pensées, ce qu'elle pensait de ses séquelles, à quel point elle en souffrait mais n'osait le dire à Riko qui s'inquiétait déjà suffisamment. Avec cette patiente, il ressentait quelque chose qu'il n'avait pas éprouvé depuis bien longtemps. L'impuissance.
L'homme avait toujours été en mesure de venir en aide à ses patients, toutefois il se sentait totalement impuissant face au cas de cette adolescente à qui il était obligé de mentir, soit disant pour son bien. Il avait tenté de lui avouer ce qu'il savait, néanmoins il n'en savait pas suffisamment pour la mettre au courant, de plus cela n'avancerait rien. Elle ne pouvait se raccrocher qu'à Riko, en conséquence lui faire perdre la confiance qu'elle portait à sa tutrice ne ferait qu'empirer les choses.
Il avait menti durant toute cette année, et, tout d'un coup, ce soir même, voilà que Onizuka l'appelait en réclamant un rendez-vous d'urgence. Allait-il enfin connaître le fin mot de cette histoire ? Il ne pouvait nier à quel point il était intrigué par cette visite précipitée. Il ne savait pas comment interpréter son appel et ne pouvait que l'attendre dans son cabinet en formulant moult théories.
On frappa soudain à la porte. Il annonça qu'on pouvait entrer et sa secrétaire se présenta à lui en le prévenant que la femme en question était arrivée. Il acquiesça puis lui demanda de se retirer en laissant la nouvelle arrivante entrer qui s'installa sur un siège devant lui, l'air grave. La situation semblait plus complexe, avec de nouveaux éléments. Riko s'excusa de ce rendez-vous subit puis entra dans le vif du sujet.
« Avez-vous un remède pour l'amnésie de Teru ? »
Dire que le docteur Higurashi avait été surpris n'était rien. On lui avait demandé de mentir durant tous ces mois, et, voilà que, d'un coup, Riko débarquait pour lui demander comment guérir sa névrose post-traumatique ? On aurait cru rêver. Il l'examina de longs instants, s'assurant qu'il avait entendu correctement.
« Pendant un an vous me demandez de mentir sur son accident et ce qui lui arrive réellement, et maintenant vous me demandez le contraire ? Je ne sais pas à quoi vous jouez, mais j'espère que vous savez ce que vous faites. »
Riko s'était attendue à des réprimandes. C'était prévisible, après tout elle avait abusé de la gentillesse de cet homme en lui demandant de mentir à Teru, il avait toutes les raisons de la sermonner. Elle ne lui avait fourni aucune réelle réponse valable, lui demandant de lui faire confiance. Tout lui expliquer serait trop long. Néanmoins elle assumait ses actes et ne reviendrait pas sur cette décision, aussi ferait-elle tout pour la guérir, dût-elle se rendre à l'autre bout de la planète. Pourvu qu'ils pussent être heureux, au final...
Le docteur la fixa longuement, en silence, en réfléchissant. Il avait une idée à ce sujet, toutefois il ne savait pas si elle serait en mesure d'appliquer ce remède. Après tout, il pouvait toujours le lui donner et elle agirait en conséquence. Mais il espérait sincèrement ne pas faire d'erreur...
« Son amnésie est due à un choc émotionnel. Le meilleur moyen pour elle de retrouver la mémoire serait de subir un autre choc émotionnel, psychologique... Quelque chose qui la choquerait. »
Riko resta silencieuse, méditant sur ces paroles. Un autre choc pour annuler le premier. L'idée en soi paraissait plutôt logique, même évidente. Néanmoins, elle était satisfaite, au moins le docteur était en mesure de lui fournir un remède. Il ne lui restait plus qu'à méditer dessus.
Elle remercia le médecin puis quitta la salle après qu'il lui eut demandé de lui raconter cette histoire en détail la prochaine fois. Elle l'avait complètement laissé dans le noir, il était normal qu'il ne comprît rien, ni même pourquoi il mentait vraiment. Elle lui fournirait toutes ces réponses, bientôt.
En attendant, elle se voyait confier une mission de la plus haute importance. Elle comptait bien rendre à Teru sa mémoire, néanmoins elle avait une dernière chose à régler auparavant. Provoquer un tel choc auprès de quelqu'un était quasiment impossible, il lui faudrait revivre une mort en direct quasiment, or Riko ne comptait pas agir de la sorte.
En effet, elle connaissait quelque chose, un fait qui la choquerait suffisamment. Teru la haïrait sans aucun doute si elle venait à être au courant. Pourtant, c'était la seule solution qu'elle avait trouvée. Tant qu'elle et Kurosaki finissaient par être heureux, elle était prête à tout.
Car, après tout, elle possédait le remède à son amnésie.