Enmu, ou les Ténèbres du sommeil - Demon Slayers
Dans son passé d'humain, Enmu avait grandi dans une famille de haute classe sociale.
De taille moyenne et doté d'une silhouette chétive, il était loin d'être aussi grand et musclé que ses trois frères aînés.
C'était toutefois un garçon particulièrement intelligent, rêveur et avant tout très curieux.
Son intarissable soif de connaissances l'amenait à consacrer la majorité de son temps dans la bibliothèque familiale où, bien lové dans un épais fauteuil, il parcourait des livres tous genres confondus et ce depuis qu'il était en âge de lire.
L'étude d'encyclopédies, de l'ingénierie mécanique, constituait invariablement l'un de ses passe-temps favoris.
Il était tout l'opposé de ses frères, pour qui les livres et l'ingénierie mécanique n'avaient aucun intérêt.
La dernière fois où tout fier, il avait exposé à table ses dernières connaissances en vantant les mérites des dernières technologies mises au point par les ingénieurs japonais, ces derniers lui avaient ri au nez, le traitant de " Monsieur-je-sais-tout" ou "l'intello de service".
Ils prenaient un malin plaisir d'ailleurs à l'interrompre brutalement dans ses lectures en lui arrachant littéralement son livre des mains, avant de s'enfuir en s'esclaffant malgré ses protestations indignées.
Aux yeux d'Enmu, ses frères n'étaient que de sombres crétins ignorants qui ne savaient pas quoi faire de leurs dix doigts, à part se quereller ou jouer les gros durs. Le jeune homme avait préféré se mettre en retrait, les laissant à leurs jeux aussi bien stupides qu'inutiles, pour se réfugier dans un monde.
Son monde.
Celui dans lequel il s'adonnait à ses lectures passionnantes.
Il ne voyait pas souvent son père qui travaillait beaucoup en tant que banquier à la solde de puissants nobles de la ville. Quant à sa mère, c'était une femme douce et dotée d'une grande fibre artistique qu'elle exprimait à travers la peinture.
Ses parents avaient décrété qu'Enmu reprenne par la suite l'affaire paternelle, étant donné qu'il était le garçon le plus intelligent et le plus assidu de la famille.
Sauf que le jeune homme n'avait pas la moindre envie d'être banquier, les chiffres et la paperasse lui inspirant un ennui mortel.
Au fil des années, il avait développé une véritable passion pour les locomotives, formidables machines de fer de l'industrie.
Nous étions en 1920 sous l'ère Taisho et le Japon connaissait à ce moment là une période de prospérité sans précédent en s'imposant comme l'une des premières puissances industrielles dans un contexte d'après-guerre.
Des rumeurs circulaient selon lesquelles les ingénieurs japonais cherchaient à mettre au point des trains capables d'avoisiner une centaine de 140 km/h, afin de mieux relier entre elles les villes les plus reculées du pays.
Et Enmu caressait l'espoir secret de pouvoir un jour conduire l'un de ces trains qui pourraient bien être les plus rapides d'Asie.
Mais ce n'était qu'une ambition parmi d'autres, car il y avait en réalité tout un tas d'autres choses que le jeune homme souhaitait réaliser.
Hormis l'ingénierie mécanique, l'une de ses passions consistait à observer son environnement à travers une longue-vue que son père lui avait ramené de voyage d'affaires. Il prenait d'ailleurs un plaisir secret à scruter discrètement les faits et gestes des personnes qui traversaient la rue devant chez lui, observant leurs interactions, leur façon de se comporter, les mimiques de leur visage, leurs émotions.
Grâce à sa malice et à sa fine corpulence, il pouvait se faufiler n'importe où pour observer plus précisément ce qu'il voulait, à savoir humains et animaux, sans jamais se faire repérer.
Ces diverses observations lui fournissaient une grande source d'inspiration pour ses poèmes.
Ayant hérité de l'esprit créatif de sa mère, Enmu aimerait pouvoir vivre de l'art, en composant des musiques ou des poèmes. La plupart de ceux qu'il rédigeait étaient des poèmes d'amour destinés aux filles de son école pour lesquelles il s'entichait.
Les filles...
Enmu n'excellait pas dans l'art de tisser des liens amoureux.
Pourtant avec son visage aux traits fins éclairé par de grands yeux verts, le jeune homme dégageait une sorte de charme androgyne, bien particulier, qui ne laissait pas la plupart des filles indifférentes.
Il avait en plus des cheveux châtains soyeux, mi-longs et épais dans lesquels elles adoraient passer la main, se délectant de leur douceur.
Mais ce qui les captivait surtout, c'était son regard rêveur, presque insondable, telle l'eau calme et limpide d'un lac les invitant à s'y plonger.
Ce n'est pas l'envie qui manquait à Enmu de se rapprocher d'elles mais à chaque fois, sa timidité finissait invariablement par reprendre le dessus.
D'autre part, ses tentatives de flirt étaient très mal vus par les autres adolescents de sa classe, qui l'observaient avec jalousie et le fusillaient du regard.
Enmu savait que la plupart des filles qu'il attirait étaient convoitées par eux, mais en quoi devait-il être responsable de ça et provoquer leur mépris chaque fois que l'une d'entre elles ne faisait que de lui adresser la parole ?
C'était tout juste s'il osait lui-même faire le premier pas, pour les aborder ou même leur remettre un poème. Au lieu de ça, il préférait les conserver précieusement dans le tiroir à clé d'une commode, auquel lui seul avait accès.
Ses poèmes, ses écrits et ses livres étaient ses biens les plus précieux, ses rêves inaccessibles, et personne d'autre ne devait pénétrer dans son univers secret.
Jusqu'au jour où il fit une exception pour une fille.
*****
La fille en question était une superbe jeune fille du nom d'Akane, qui faisait partie de sa classe et dont Enmu était tombé éperdument amoureux.
Sa beauté était telle qu'elle lui inspirait milles fantasmes, avec sa chevelure de jais et son visage poupin, dont la couleur rosée des pommettes lui rappelaient celles d'une pêche fraîchement cueillie.
Son simple sourire suffisait à déclencher chez le jeune homme un élan de sentiments merveilleux tels qu'il n'avait jamais ressenti auparavant, et qui le transportaient comme une volée de papillons.
Un jour, prenant son courage à deux mains et profitant que les autres garçons ne soient pas là, Enmu se proposa de la raccompagner chez elle. Il avait dans l'idée de lui déclarer sa flemme une fois qu'ils seraient arrivés chez elle mais là encore, il ne savait pas comment s'y prendre.
A défaut de cela, il se contenta de faire ce qu'il savait faire de mieux : parler de choses qu'il a appris et lu dans tel bouquin, se vanter de ses nouvelles découvertes, tandis qu'elle hochait la tête en souriant.
Alors qu'il s'était lancé dans un discours passionné sur les trains, elle se mit à rire.
Encouragé par sa réaction, il continua sur sa lancée jusqu'à ce qu'elle l'interrompe soudainement pour lui déclarer avec le plus grand sérieux :
" Ce que j'aime chez toi, Enmu-san, c'est qu'en plus d'être mignon, tu sais toujours plein de trucs sur tout. Tu es très intéressant et avec toi, on ne s'ennuie jamais.
Cette déclaration inattendue eut pour effet de faire perdre toute assurance chez Enmu comme neige fondant au soleil.
Rougissant comme une écrevisse, il reporta immédiatement son regard sur ses pieds.
- Ah euh...merci je...ah...tu le penses vraiment ?
- Evidemment que je le pense, pourquoi je te l'aurais dit sinon ?
Elle n'ajouta rien de plus, attendant certainement une réponse de sa part. Mais le jeune homme resta comme tétanisé, ne sachant quoi répondre.
Il se contenta de marcher à côté d'elle, silencieux.
Tandis qu'il observait distraitement le reflet de leurs deux ombres sur le sol proches l'une de l'autre, il se sentit affreusement bête.
Autant il débordait d'assurance et se transformait en un véritable moulin à paroles pour parler de trains, d'arts, et d'histoire, autant il devenait un véritable handicapé lorsqu'il s'agissait de s'exprimer sur ses sentiments personnels à voix haute.
" Je crois rêver ! Akane, la fille que j'aime, vient de me dire qu'elle me trouve mignon et qu'avec moi on ne s'ennuie jamais. C'est mon rêve qui devient réalité ! et pourtant je ne sais pas quoi répondre. Quel idiot je fais...."
Il se surprit alors à regretter, sur le moment, de ne pas s'être inspiré de ses frères, ni d'avoir trouvé de livre instructif qui lui aurait fourni de précieuses informations en matière de séduction.
Ils n'étaient plus à présent qu'à quelques mètres de sa maison. Bientôt, ils allaient devoir se séparer.
C'était le moment ou jamais...
Enmu prit une discrète mais profonde inspiration. Il finit par s'immobiliser :
- Akane-san... je peux te poser une question ?
- Oui Enmu-san ?
La jeune fille s'immobilisa à son tour, tout sourire, attendant qu'il continue.
- Je...
"Oh et puis zut ! "
Il avait assez attendu comme cela pour lui faire son aveu et ce ne serait pas tous les jours qu'il aurait l'occasion de le faire. S'il ne le lui disait pas maintenant, il risquait de la perdre. D'autant plus qu'elle le rendait fou, avec ses yeux brun chocolat et ses lèvres pleines qui suscitaient la convoitise.
Agacé contre lui-même, Enmu décida alors de refouler sa peur comme on donnerait un coup de pied dans un objet encombrant. Il prit sa main dans la sienne, et posa un genou à terre.
Akane se figea alors :
- Enmu-san ??
- Akane-san...Ça faisait depuis si longtemps que j'attendais ce jour où je pourrais te le dire. La première fois que je t'ai vu, je t'ai trouvé si belle que tu m'es apparu comme un ange tombé du ciel et depuis, tu es venu illuminer mes rêves. Tu as pris possession de mon cœur Akane-san, et je n'arrête pas de penser à toi, constamment, jour et nuit.
Pour appuyer ses propos, Enmu eut l'audace de poser la main d'Akane sur sa poitrine, à l'emplacement de son cœur.
- Enmu...avait balbutié la jeune fille, totalement prise au dépourvu.
Pour toute réponse, il lui sourit.
Il se releva, sa main toujours dans la sienne. Il se rapprocha d'elle lentement jusqu'à ce que leurs visages ne soient plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre.
- Akane, je sais que tu penses la même chose. Je reste persuadé qu'il n y a pas de hasard dans la vie et que celle-ci a fait que nous nous retrouvions ici aujourd'hui.
- ....
- Akane ? Dis moi quelque chose s'il-te-plaît.
Mais c'était au tour d'Akane de ne plus savoir quoi dire. Elle le dévisageait sans rien dire, et ses grands yeux écarquillés par la surprise lui donnaient un air vulnérable la rendant plus désirable encore.
Si belle...
Il la voulait, plus que jamais.
Alors sans crier gare, Enmu combla le vide entre eux et s'empara de ses lèvres délicieuses dont il rêvait depuis si longtemps.
Sous l'effet de surprise, Akane le laissa l'embrasser sans rien faire.
Mais la réaction qui s'ensuivit, alors qu'il commençait à l'enlacer dans une étreinte passionnée, fut d'une violence sans appel.
Elle le repoussa si brutalement qu'il en manqua de tomber à la renverse.
- Mais qu'est-ce qui te prend, sale pervers ?!
Il n'eut pas le temps de répondre qu'elle venait de lui asséner au passage une gifle assourdissante.
- Akane....?!! fit le pauvre garçon, hagard.
Il porta la main à sa joue cuisante.
Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il se prenait une gifle, ses frères l'ayant maltraité plus d'une fois quand leurs parents avaient le dos tourné. Mais leurs coups étaient de douces caresses de plumes, en comparaison de la claque qu'il venait de se prendre.
Celle-ci ne lui avait pas seulement brûlé la joue, elle lui avait également brûlé le cœur ; elle semblait avoir impacté quelque chose en lui, élargissant le trou béant qui faisait déjà partie de son âme.
La souffrance occasionnée par la violence de ses frères, profitant de son infériorité physique, l'indifférence de ses parents, l'incompréhension des autres, et maintenant le rejet par cette fille...toute cette souffrance lui revint dans la figure avec la puissance d'un train venu le percuter de plein fouet.
Ses genoux s'étaient mis à trembler et menaçaient de ployer sous lui, sous le coup de la douleur.
Il dut se concentrer pour ne pas se laisser submerger par un véritable débordement émotionnel tandis qu'Akane continuait à se déchaîner contre lui, lui crachant des horreurs telle une hystérique :
- Sale pervers ! Tu es vraiment à coté de la plaque ! tu as vraiment cru que tu me plaisais ?? C'est pas parce que j'ai dit que je t'aimais bien que ça veut dire que je suis ton âme sœur, abruti ! Sans blague, toi et moi, destinés à être ensemble ?! Laisse moi rire ! Faut arrêter de lire trop de romans, tu...
Mais Enmu ne l'écoutait plus. Sans lui laisser le temps de finir sa phrase il avait tourné les talons et s'était enfui, le plus loin possible d'elle et de ses paroles aussi douloureuses que des jets de pierre.
Dans sa fuite, il n'avait pas vu Erie, une autre élève de sa classe, qui les avais suivi discrètement et qui venait d'assister à toute la scène en étant cachée.
Erie était une fille réservée qui aimait secrètement Enmu mais qui n'avait jamais osé lui adresser la parole, étant sujette au même problème de timidité que lui. En les voyant rentrer ensemble, elle s'était mise à les suivre, afin de confirmer ses soupçons selon lequel son aimé serait déjà épris de la belle Akane.
Impuissante, elle l'avait alors regardé fuir tandis qu'il passait devant l'arbre derrière lequel elle était cachée, sans un coup d'œil dans sa direction. Elle avait cependant eu le temps d'apercevoir les larmes qui s'étaient mis à ruisseler sur son visage, et cette simple vision avait suffi pour la bouleverser.
- Enmu ! avait-elle crié.
Elle ne le savait pas encore, mais à compter de ce jour là, Enmu ne serait plus jamais le même.
Quelque chose s'était irrémédiablement brisé en lui.
*****
A suivre