ROPE AND ROGUE
Le lundi suivant, je rentrais encore chez moi en priant stupidement que j’aie fait un mauvais rêve, que Mimi serait là pour m’accueillir, les babines retroussées dans son sourire de tous les retours de boulot. Je n’avais jamais eu auparavant de chien qui riait ainsi, pour manifester son plaisir de me retrouver. Encore l’une des choses qui la rendaient exceptionnelle.
La journée avait été plutôt pénible. L’une des lampes sous le rebord de la terrasse de la tour Vinci était cassée et à remplacer à plus de cent-cinquante mètres de hauteur pour que l’immeuble puisse offrir la vue somptueuse souhaitée.
Il est vrai qu’il y avait des tours plus moches. Bien plus. Celle que j’habitais, au sud de Londres, en faisait partie.
Au beau milieu du boulot, le vent s’était mis à souffler en rafales et mon binôme, pris d’angoisse, s’était mis à se saouler de paroles — et me saouler par la même occasion — pour oublier que si les cordes, au-dessus de nous venaient s’enrouler autour de celles auxquelles nous étions suspendus, nos poulies seraient bloquées par les noeuds et nous resterions immobilisés là, jouets des intempéries, pour un temps indéterminé.
Mais en fin de compte, rien de cela n’avait eu lieu et nous nous en tirions avec un mal de tête dû à la logorrhée du pauvre Bono. Il devait ce surnom à sa ressemblance avec le chanteur Sonny Bono, du duo Sonny and Cher. À trois heures l’après-midi, nous remontâmes donc sur le toit sans encombre pour redescendre au sous-sol et regagner l’entreprise.
J’avais hâte de me délester du harnais et des jambières à l’entrepôt et me hâtai de défaire les sangle de mon casque, plus coupantes à cause de la pluie.
J’étais dans l’ascenseur, dos à la porte, quand je me sentis poussé contre la paroi par deux hommes hilares. Mon casque tomba au sol.
« Sorry, dit l’un des hommes, nous ne pouvions pas attendre le suivant.
Quand je me retournai pour récupérer mon casque, son sourire se figea :
— C’est vous ? dit-il entre les dents. Vous !
— Pardon, dis-je en tentant de me glisser entre lui et son compagnon. Je dois récupérer mon casque.
Mais l’autre homme l’avait entre les pieds :
— Tu vas nous présenter ? dit-il.
— Monsieur lave les vitres de la tour et n’a pas beaucoup aimé le spectacle de nos divertissements lundi dernier… Je me trompe ?
Il me fixait droit dans les yeux, je n’avais aucune envie de les détourner :
— Non. En effet, j’ai trouvé la scène un peu dégoûtante pour une attaque de semaine… Vous permettez ? dis-je à l’autre homme, en me penchant pour récupérer ce foutu casque.
Mais il le serrait à présent entre les pieds et j’étais bien trop à l’étroit pour le lui arracher sans heurter personne au passage. Très honnêtement, je n’avais aucune envie d’aggraver les choses et de prolonger ainsi une journée si peu engageante. Vinci continuait, ignorant le problème :
— Alors ainsi, en 1975, il se trouve encore des gars de votre âge pour jouer les pères-la-pudeur ? C’est renversant !
— Je n’aime aucune sorte de spectacle dégradant, Vinci. Et celui-là l’était autant pour vous deux que pour ces femmes.
— J’étais chez moi et n’étalais rien en place publique, je vous signale, mon brave.
— Alors vous trouvez que l’anonymat et la discrétion d’un lieu privé nous dégagent de toute considération morale ?
— Putain, mais qu’est-ce qu’il raconte, le cancrelat ? fit l’autre homme.
Vinci dit, cinglant :
— Épargnez-moi vos discours moralisateurs, réservez-les à ceux de votre espèce !
— De mon espèce… Serions-nous d’espèces différentes ? À moins bien sûr que vous n’admettiez enfin être plus proche du primate et dans ce cas, tout s’explique ! »
Moi aussi je peux être arrogant, à l’occasion, mon père m’a dressé à l’être dans mon enfance et je tenais à le lui faire savoir.
Je voyais qu’à présent sa tunique de luxe se soulevait à un rythme plus saccadé et ses joues s’empourpraient de colère, mais j’osais espérer aussi un peu de honte.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit sur le parking avant qu’il eût trouvé une réplique. L’autre homme sortit en donnant un coup de pied à mon casque, qui atterrit au milieu de la voie de passage des voitures, quatre mètres plus loin.
Vinci me retint par les bretelles de mon harnais. Il était fort et moi surpris et en déséquilibre. Il me plaqua à la paroi et me souffla au nez : « Nos espèces sont celles du décideur et de l’exécutant, monsieur X. C’est ça que vous êtes , de l’espèce des X qui font une foule et je prétends que votre morale petit peuple, vous la garderez pour d’autres. »
Je ne dis rien. J’en avais assez. Je me contentai de sourire en continuant à soutenir son regard.
Après tout, que dire à un mur ?
Je voulais rentrer chez moi et pour cela, atteindre la camionnette VW blanche de l’entreprise avant qu’elle ne parte pour le dépôt sans m’attendre.
Il me lâcha, avec une grimace de mépris, je récupérai mon casque et fis de grands signes à la camionnette, qui démarrait. Par bonheur, Stewart me vit dans le rétroviseur, freina et Bono m’ouvrit la porte.
Il y a des jours comme ça, tout le monde en connaît. Dans l’entrée de mon immeuble, Mrs Pitch m’attendait, une enveloppe à la main : « C’est la note du véto, Jem, il y avait tant de réclames au courrier que j’ai eu peur qu’elle se noie dedans. Elle observait ma réaction tandis que j’ouvrais la facture. Elle est salée ? demanda-t-elle.
— Plutôt, oui. Mais pas aussi dure à avaler que ce qui en est la cause.
— Allez, j’ai fait un pudding, tu viens en manger un bout, avec une bonne tasse de thé ?
— Volontiers ! J’ai besoin de me réconcilier avec l’espèce humaine. » dis-je en lui offrant mon bras.
Elle redressa ostensiblement toutes les rondeurs qui faisaient sa personne pour faire savoir qu’elle était fière d’être vue en ma compagnie et ça me fit rire.
C’est ce lundi-là que j’ai commencé à noter tout de mes journées banales, pour oublier que Caterina n’entendait plus le “Something“ des Beatles, qu’elle aimait tant et qui passait à la radio, que je mangeais mes cannellonis du takeaway dans leur ravier et que je ne les partagerais même plus avec Mimi.
À sept heures quart le soir, un coup de fil du directeur du personnel m’annonça que j’étais viré.
***
« Ce bâtard arrogant ! Tu l’as vu ? Tu l’as entendu ? Je vais t ‘en donner, moi, des primates ! Tom, cherche le nom de l’équipe chargée de la tour en ce moment, appelle son entreprise et passe-moi la direction. Merde, il va s’en souvenir de ce jour, tu peux en être sûr !
—Leo… Ce n’est pas un peu…
-La ferme, Tom ! »
Oh oui, j’étais hors de moi. J’aurais même attaqué mon ami de toujours s’il avait osé un mot de plus qui n’allait pas dans mon sens.
Pourquoi je ne digérais aucune critique ? Parce que rien n’était à critiquer.
J’étais un gars engagé malgré ce qu’attendaient de moi les gens de mon milieu. Je soutenais des causes justes. Financièrement, mais pas seulement : j’acceptais aussi de m’exprimer publiquement sur les sujets qui me tenaient à coeur : lutte contre le racisme, l’homophobie — la majorité à 16 ans, pour les homosexuels, puisque les hétérosexuels l’avaient déjà acquise, liberté de la presse. Toutes ces causes, je les faisais miennes.
Alors, qu’un foutu laveur de carreaux vînt s’en prendre à moi parce qu’il réprouvait mon mode de vie, non ! Hors de question.
D’ailleurs, j’avais plus important à traiter en ce moment. La grande expo de mai approchait à grands pas, j’étais chargé de la déco de la salle de réception de la première du film “Tommy“ et j’avais un roman graphique en cours.
Tom décida de m’emmener faire un tour des boîtes que nous préférions pour me faire oublier tout ça et j’acceptai, mais la soirée ne me parut pas aussi réussie que d’habitude.
Je regagnai mon appart’ tout seul pour ne pas lui gâcher le plaisir et passai quelques-uns des films que je préférais…
Je mis de côté “La Planète des Singes“, pour éviter de remuer le couteau dans la plaie.
Une petite voix ne cessait de susurrer dans ma tête que cet imbécile de Riario n’avait peut-être pas tout à fait tort et je ne voulais pas l’entendre.