ROPE AND ROGUE
La fête, les amis ! La fête !
Mon ami Tom et moi ne vivions que pour ça. Ou presque. Il avait trente-cinq ans, moi trente et le monde entier était à nous.
Tous deux nés de parents immigrés d’Italie dans les années trente, nous nous étions rencontrés, encore enfants, sur le marché de Portobello. Il était à demi orphelin. Entendez par là qu’il n’avait pas connu son père et avait fui la maison de sa mère pour loger au petit bonheur la chance là où des inconnus voulaient bien l’accueillir, chez eux ou sous un pont. Mais il ne pleuvait pas que de la pluie sur Londres quand il était petit et disait donc qu’il avait connu bien pire.
À l’époque de notre rencontre, en 1952, il vivait de petits boulots. Les vendeurs des marchés l’aimaient bien et l’employaient volontiers car il était séducteur, audacieux et savamment insolent : taquin avec les dames, entreprenant avec les jeunes gens et jeunes filles et provocateur avec les rares hommes qui s’abaissaient à faire les courses. Ceux-là appréciaient son toupet et s’amusaient beaucoup de la joute verbale avec ce grand gamin au look de bohémien.
Pour les plus jeunes, il avait toujours quelque chose “de trop“ : une friandise, un fruit, une image…
Je collectionnais alors les cartes-photographies des vedettes de la chanson et du cinéma et, par le plus pur des hasards, il en avait une qui traînait quelque part à chaque fois que je passais devant son étal avec ma nurse.
À dix ans, mon père estima que j’avais désormais l’âge de me balader seul dans Londres le jour. Nurse Carolyn ne m’accompagnait donc plus mais je restais fidèle au jeune gars du marché, devenu adolescent, qui parlait si bien de la vie, de la mode et de musique. Même si les idoles changeaient à une vitesse vertigineuse.
Tom me taquinait bien souvent au sujet de mon style “public school“, costume cravate ; sur mon monde de riches, où des banalités revêtaient tant d’importance — les bonnes manières, un langage châtié, des accessoires de luxe… « Un jour, tu te rendras compte que les adultes qui t ‘entourent te traitent comme une foutue poupée, pas comme un individu à part entière, disait-il. Un jour, tu auras envie de foutre un grand coup de pied à tout ça et aux grands vases Ming du hall de ton palace ! »
Dans une certaine mesure, j’ai assez vite commencé à le faire. On peut dire qu’à l’époque où s’affrontaient les Mods et les Rockers *, bien qu’étant plus proche de la mode vestimentaire des premiers, ma sympathie profonde allait aux derniers.
Mais Tom avait raison, quand il se moquait : « Regarde toi, merde, Leo ! Tu es un jeune snob qui ferait un malaise s'il voyait de la crasse sur ses habits ou sous ses ongles ! Un Rocker, toi ? Un Rocker qui trempe dans l’huile d’amandes douces alors. »
Pourtant, les Swinging Sixties passèrent sur nous, puis le mouvement hippy et les revendications de toutes sortes. J’avais dix-huit ans quand Martin Luther King et Robert Kennedy furent assassinés, dix-neuf pendant les manifestations contre la guerre du Viêt Nam et on ne sort pas inchangé de deux années comme celles-là.
Fort heureusement.
Était--ce pour ça que les gens de ma génération s’adonnaient aux excès de la fête ? Était-ce pour oublier qu’en 1975 il y avait encore des guerres et des famines et que de toutes les chose universelles, les injustices et les magouilles en tout genre étaient les plus répandues, celles qui tendaient de plus en plus à caractériser la société ?
Comment ne pas vouloir l’oublier, quand on appartenait au camp de ceux qui réussissaient ?
J’étais, à trente ans, peintre et sculpteur célèbre et Tom mon secrétaire et homme-à-tout-faire. Je n’avais jamais été de ma vie obligé à rien qui me déplût vraiment. Je n’avais pas de patron et les horloges marquaient l’heure que je voulais qu’il soit.
On était lundi, sept heures le matin et dans mon appartement chic du dernier étage de la tour qui portait le nom de mon père, Tom et moi prolongions en docile compagnie un nouba du tonnerre.
Un verre de champagne à portée de main, à moitié dévêtus, nous nous livrions corps et âme à l’orgie.
Et c’est là que, du coin de l’oeil, je vis une ombre à ma fenêtre.
Je pensai d’abord avoir trop bu et que Spiderman était sorti d’un de mes albums BD de gamin à cause d’une petite pilule prise deux heures auparavant.
Mais non.
Suspendu à sa corde, un gars nous regardait à la dérobée, entre deux coups de raclette. Il nous voyait et nous jugeait : il serrait les mâchoires et ses grands yeux noirs me transperçaient de mépris.
Non, mais, il se prenait pour qui cet enfoiré ?
Je lui fis un doigt d’honneur.
Mais dès qu’il eut disparu, je repoussai la fille et filai sous la douche.
J’étais le célèbre Leonardo Vinci , j’avais trente ans et ,soudain, l’impression de porter un bonnet d’âne aux yeux du monde entier.
Mais je savais qu’après la douche et une bonne nuit de sommeil il n’y paraîtrait plus : on ne reste jamais sale très longtemps dans la famille.
***
Depuis un quart d’heure, mon regard était rivé à cette petite tache ronde sur le lino. Dans cette surface d’à peine la taille d’un pétale de rose, à présent, il y avait douze ans. Quelle quantité de coeur font douze ans de complicité et de tendresse ? Combien en grammes ? Combien en centimètres cubes ?
En surface, juste ça maintenant : une auréole d’un shilling, le tout dernier souffle d’une vie.
Fixer cette tache à s’en brûler les yeux dans l’espoir stupide qu’elle demeure à jamais, un peu d’haleine d’amour, un dernier recours pour les jours que rongeront l’absence.
Les joies et les drames d’une vie concentrés dans un peu de buée sur un sol quelconque, banal à crever. Et soudain, tout amoureux de la vie la déteste, parce que chaque perte est une mort de soi.
Le petit cercle rétrécit malgré la prière : reste ! Reste encore ! La dernière preuve de ta vie, mon trésor, mérite bien un miracle, non ? C’est trop demander ?
Juste pour elle qui méritait au moins ça, une marque indélébile sur mon sol à cinq pence.
Des crapules ont leur empreinte dans des marbres vénérés et la bonté n’aurait pas droit à sa trace ?
Si moi je décidais, si le pouvoir m’était donné, je bannirais tout courant d’air qui oserait menacer ma relique païenne, l’insignifiante trace du dernier souffle d’une chienne.
Puis deux heures ont passé, elle s’était bien accrochée, la petite marque. Mais, à présent tête d’épingle, mes yeux brûlés la voyaient à peine.
Soudain, du souffle de mon chien il ne resta plus rien.
On était lundi, je dus me résoudre à partir.
Je laissai les clefs à la gardienne de l’immeuble et lui demandai d’appeler le vétérinaire pour emporter douze années de ma vie. Surtout que personne ne me demande aujourd’hui de penser à demain !
Au pied de l’immeuble Vinci, tandis que je regardais les fenêtres qu’ont m’avait assignées, je voyais encore la tache sur le lino. « Alors, tu te secoue, Riario ? T’es pas payé à bayer aux corneilles ! Bouge ton cul et prends l’ascenseur de service… Les messieurs d’ici n’ont pas envie de voir ta gueule de déterré de trop près. Tu files le long des murs, comme d’hab. »
Les rapports humains dans toute leur splendeur. Je ressentais encore un peu moins de scrupule à pleurer mon chien.
Pourtant, le travail qui m’attendait demandait que je maîtrise tout de moi-même : mes pensées et mes gestes. Suspendu à mes cordes, je descendrais de la terrasse pour laver les vitres du dernier étage. Ma femme avait trouvé, quand elle m’avait vu faire la première fois, que ça ressemblait à une danse, qu’il y avait de la beauté et de la souplesse. « Tu danses avec le ciel, Jerome ! » disait-elle — elle était la seule qui pouvait m’appeler ainsi avec grâce, pour les autres, j’étais de préférence Rome. Ceux qui ne m’aimaient pas ou me méprisaient m’appelaient Jer ou Jerjer pour la connotation sexuelle. Adolescent j’en étais arrivé à haïr mon père pour avoir anglicisé mon prénom, mais aujourd’hui ça m’était d’autant plus égal que Girolamo prêtait aussi à faire rire les mêmes individus. Aujourd’hui, je haïssais toujours mon père, mais pour d’autres raisons, de tout autres raisons.
Je ne m’attendais à rien, ce jour-là, à rien d’autre que la routine de chaque jour : des appartements vides ou des gens au boulot qui ne me verraient pas… Le plus dur serait bien entendu de voir les chiens s’animer, joueurs, furieux ou acariâtres de l’autre côté du vitrage.
J’étais tellement habitué à toutes les formes de luxe, du plus clinquant et rococo au plus chic, que je ne le remarquais plus. J’étais seul, après tout, je n’avais plus de regrets de ne pas pouvoir entourer ma princesse à moi des mêmes beautés.
Et quant à moi, il y avait longtemps que j’avais oublié les marbres blancs et les ors de notre villa italienne : ils ne m’avaient jamais apporté le bonheur quand j’étais petit.
Non, je ne m’attendais à rien qui sortît de l’ordinaire.
Pourtant, dès la troisième immense fenêtre, un spectacle répugnant me coupa un instant le souffle et me fit monter une nausée : deux hommes échevelés, pantalons sur les chevilles se faisaient faire une fellation par deux filles agenouillées et complètement dévêtues.
Je n’étais ni prude, ni idiot, ni innocent, Caterina et moi avions nous-mêmes essayés pas mal de choses dans le domaine du sexe.
Non, ce qui me choquait, c’était que ces hommes, certainement « bien éduqués », ne prennent même pas la peine, par respect pour leur compagne, d’y mettre un minimum de formes. Cette scène disait qu’elles n’étaient que des machines, des poupées gonflables animées, en somme. Pas des êtres humains dignes d’un peu de décorum.
L’un d’entre eux lut sans doute ma désapprobation quand il me remarqua, car il m’adressa un doigt d’honneur et un regard furibond. Dans la lignée de ce que à quoi il s’abaissait, somme toute. Le plus étrange, c’est que j’avais l’impression d’avoir déjà vu ce type.
Je bâclai un peu le travail, chose que je ne fais jamais, pour passer au plus vite à la fenêtre suivante. Je déteste voir les hommes s’avilir en quelque manière que ce soit. Ce n’est pas digne de notre prétendue supériorité et cela confirme, précisément, que nous n’avons rien de quoi nous vanter la plupart du temps et je me passe bien du spectacle des laideurs morales en général.
Mais ce sont sans doute des préjugés d’un autre siècle ?
Quand je vis la photo du même bonhomme sur le présentoir d’un kiosque sur le chemin du retour cet après-midi-là. Je sus enfin que j’avais entrevu la vie privée édifiante d’une célébrité.
Tout s’expliquait.
* https://onelandmag.com/mods-rockers-montreal-histoire/