LES TEMPS D'AVANT

Chapitre 25

2355 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 22/05/2020 03:27

Le lendemain, Laura Cereta demanda à Leo de l’accompagner à Catane sous le prétexte d’un approvisionnement en papier. Peut-être aurait-il besoin tôt ou tard de fournitures pour se remettre à la peinture ? Leo fut naturellement surpris qu’elle y pensât le lendemain même de cette conversation avec Girolamo au sujet de son Saint Jean Baptiste et lui demanda s’il lui en avait touché un mot. Ce n’était pas le cas.

« J’ai choisi ce prétexte pour vous avoir à moi seule toute la matinée… Je connais une petit restaurant tranquille où nous pourrons parler. » dit-elle seulement.

Il ne savait qu'en penser.

Des questions sur les recherches en cours ? Un projet pour les fouilles ? Un problème avec Girolamo ?

Sûrement cette dernière option.

Leo avait beau être très pris par ses pensées, il savait que son ancien rival n’allait pas bien. Son regard était soit éteint, soit trop intense, jamais tel qu’il l’avait connu avant sa détention par Della Rovere. 

La chaleur, l’odeur appesantie de la ville, lui rappelèrent le soir de leur toute première rencontre au Shelter… à des années lumière d’ici, à l’époque où il leur restait un peu d’insouciance, à lui-même à cause de sa nature et de sa jeunesse, à Girolamo à cause de la certitude qu’il avait alors de pouvoir un jour suivre une autre voie. Cette insouciance était étouffée par les effets de l’insomnie, ils étaient tous deux abattus, vaincus par leur propre corps en manque de sommeil.

Après un rapide détour par la papeterie, où se vendaient aussi toiles, pinceaux, couteaux et peintures, ils s’installèrent dans la fraîcheur d’un minuscule restaurant, à la table la plus éloignée de l’entrée.

Leo sourit. (Une issue à proximité, un extincteur qui peut toujours servir et le dos au mur pour voir qui entrait et sortait… )

« Un souvenir ? dit-elle, en le voyant rêveur.

— Oui… Le Shelter. Ma deuxième rencontre avec le Comte. 

— Vous ai-je jamais parlé de mon Génie des attractions étranges ? dit-elle, en buvant une gorgé de son Martini Bianco.

Il était amusé et, comme toujours dans ces cas-là, fronçait un peu le nez en riant. Elle la trouvait craquante, cette mimique, ça lui donnait un air enfantin, on avait envie de l’embrasser.

— Le Génie des attractions étranges ? 

— Je sais son existence. Il se glisse dans une foule, invisible et, à la manière de Cupidon, vise deux individus qui ne se sont jamais vus. Il noue ainsi entre eux un lien amical ou amoureux inéluctable. Les deux êtres s’approchent l’un de l’autre sans l’avoir prémédité, attirés par ce qu’ils appelleront, faute d’en connaître l'autre nom, une “intuition“. Ensuite, le Génie des attractions étranges passe au couple suivant. Ce n’est pour lui ni une passion, ni une mission. C’est juste sa nature. Il laisse à chacun un message différent sans doute. Je ne peux que livrer celui qu’il m’a donné : il faut réapprendre à voir par autre chose que les yeux. Par la peau, par l’odorat et l’ouïe, toujours sur le qui-vive; par un sens inconnu qui, par moments, ouvre une porte dans la bulle du tangible… Certains y voient l’effet d’ondes inconnues, d’autres un caprice du destin… Les interprétations sont naturellement très nombreuses.

Il la regardait, fasciné, comme s’il la voyait pour la première fois. Elle portait une tenue qui la rajeunissait de dix ans : une robe presque transparente, blanche, fluide comme une brise de printemps, avec un imprimé de myosotis. Elle avait pris ses cheveux blond vénitien dans un chignon lâche qui rappelait la Vénus de Botticelli.

Elle lui présenta un étui luxueux et, quand il eut allumé les deux cigarettes, elle se jeta à l’eau :

— C’est un appel à l’aide, Leonardo. Je vais aborder avec vous un sujet délicat et j’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur quand vous comprendrez mes motivations… J’ai besoin de connaître la vérité, et pas à mon bénéfice ni par curiosité stérile… Quels sont vos sentiments pour Girolamo ? Ne protestez pas, attendez ! Je vous observe tous les deux depuis que je me trouve en votre présence. Je sais que Girolamo vous aime et vous désire, je sais que vous le désirez sans oser rien tenter, je le lis dans votre gestuelle, dans vos expressions et vos regards. Mais avant de poursuivre, je veux savoir s’il y a quelque chose de votre côté au-delà de cette attirance.

Léo suspendit son souffle. C’était plutôt frontal comme attaque et son front était moite alors que son sang s’était figé. 

Il savait depuis longtemps que ce moment viendrait où il devrait se poser et regarder la vérité en face et sous toutes ses coutures. Il l’avait toujours repoussé. Il n’était jamais prêt. Pourquoi ? Il l’ignorait… enfin, pas tout à fait. Il se doutait que quelle que soit la réponse à cette question elle bouleverserait une partie de sa vie à laquelle il tenait.

Il s’était plongé dans une prétendue étude du pliage de sa serviette, mais au moment de tenter une réponse, il la regarda bien en face, comme si c’était à lui-même qu’il répondait. Dans un cas comme dans l’autre, il ne voulait rien d’autre que la parfaite honnêteté :

— Depuis quelque temps, je sais que je ne peux plus me passer de la proximité de Girolamo. Sa présence m’incite à me monter à a hauteur de notre tâche, quelle qu’elle soit : convaincre Lucas Webb et la Forza, chercher des pistes menant à Fausta, le sortir d’entre les sales pattes de Della Rovere… Même au début, dans nos échanges entre adversaires, je sentais déjà ce besoin de me dépasser. Quand je me sens découragé et qu’il entre dans la pièce, l’ardeur me revient. J’ai envie de lui parler de mes projets, des problèmes sur notre route, de chercher avec lui un moyen de les contourner. J’ai besoin de lui dans mon camp et dans ma vie.

— Vous sentez-vous différent à l’intérieur en sa présence ? Votre coeur bat-il plus fort ?

— Ça a toujours été le cas. Au début, je pensais que c’était dû à l’excitation de la rivalité. Une rivalité comme la nôtre a des effets semblables à ceux du jeu de casino, vous savez. En présence de Riario, je me suis toujours senti comme devant la roue qui tourne sur le tapis vert alors que je viens de miser tout ce que j’ai sur un seul numéro.

— Et aujourd’hui, sans cette rivalité ?

— La peur a disparu mais je me sens… je me sens empli de quelque chose, non pas creux et à la merci d’un coup de vent, mais plus sûr de mes pas. Il me fait la vie plus pleine et plus intense. Et oui, naturellement je le désire ! Non, mais, vous l’avez vu ? Un regard comme le sien vous fait passer dans une autre dimension. Un corps comme le sien ferait vibrer le marbre.

— Bien. Vous l’aimez, donc. 

Il la regarda un moment, lèvres entrouvertes, réalisant à qui il s’était confié ainsi :

— Oui… Ce qui fait de moi votre rival, hein ? Pardon pour ça, Signora.

— Non, voyons, Léo ! J’ai toujours su que Girolamo ne m’aimait pas, qu’il ne me repoussait pas parce que ç’eût été inconvenant, mais il suffit de le voir en votre présence pour savoir que ce que vous venez de me décrire, il le ressent aussi. Il vous admire depuis le premier jour : il aimait déjà jusque votre insolence au tout début, lui qui en est tellement dépourvu !

— Vous savez comment il réagirait si on lui suggérait un amour entre nous ! protesta Leo. Et le sexe, qui pour moi est important, ne fait pas partie des choses avec lesquelles il est en paix, encore bien moins les rapports entre hommes.

— Il est peut-être impensable dans son esprit, pas dans son corps, soyez-en sûr. Il le rejette à cause de son passé, que je devine sordide, mais... enfin, son regard dit tout ce que lui ne se permet pas encore.

Leo cligna des yeux. Pouvait-il la croire ? Était-ce la vérité ou le rêve d’une femme trop aveuglée, trop désireuse de satisfaire celui qu’elle aimait ? Si seulement elle pouvait avoir raison ! Il reprit son étude de la serviette.

— Il met toujours des distances entre nous, pourtant.

— Toujours ? Ou bien ne remarquez-vous pas les quelques occasions où, trop timide sans doute, il franchit un pas ? Je me rappelle votre retour de Rome. Vous lui tourniez le dos, il s’est approché et était à une seconde de poser la main sur votre épaule. Vous vous êtes retourné au mauvais moment et n’en avez rien vu, il a fait un pas de recul… Je vous ai détesté pendant quelque temps pour ce manque de réceptivité… Elle but une autre gorgée et reprit… Hélas, nous n’en sommes plus là. Savez-vous ce qu’il a en tête aujourd’hui ? 

Leo fit non de la tête :

— Je le sais tendu et je vois son amaigrissement et son abattement. Je sais qu’il réalise ce qu’il a fait, ce qu’il a commis pour une cause qui n’a jamais été la sienne, juste celle de son clan, mais je ne parviens pas à trouver les mots utiles. Elle hocha un peu la tête, impatiente devant ce manque d’inventivité. Il poursuivait : je ne l’ai jamais su, mes amis vous le diront. Ils en ont souffert à plusieurs reprises.

— Alors, si pas les mots, trouvez autre chose car il a l’intention de se livrer à la justice et vous savez très bien ce qu’il adviendra de lui en prison. 

— Quoi ? Mais… Non ! Il ne faut pas ! Enfin, pourquoi payerait-il à lui seul la note de la Forza , des Webb et de tous ceux de leur acabit ?

— Nous sommes d’accord ! Alors, ne perdons plus de temps. Je vais vous révéler mon plan. C’est un quitte ou double, mais il serait inexcusable de ne pas le tenter. Et pour combler les lacunes de mon plaidoyer, je vais, pour la toute première fois de ma vie trahir un secret... Vous rappelez-vous le jour où nous avons chacun tiré notre version des messages entrecroisés de Fausta ?

— Bien sûr... mais il n’a jamais voulu partager sa propre interprétation... Il a chiffonné sa feuille et est sorti de la tente comme s’il avait le diable aux trousses...

— Je vous montre la feuille de Girolamo. Elle prit un feuillet dans son sac et le lui tendit, le rouge aux joues : je déteste faire ça, soyez-en sûr, et si je n’avais pas été certaine de vos sentiments, vous ne l’auriez jamais vu, je l’aurais brûlé… mais l’urgence est là...

Léo lut :


« Cherche ta vraie famille, toi qui te sens séparé de ton ombre.

Vois la mienne : je vis et nous sommes des âmes soeurs.

Sauve des vies, sauve MA vie.

Hâte-toi de me voir et de m’écouter.

Cherche, cherche, quand des amis s’éloignent.

Vois le doux regard des ennemis, il confesse leur amour, qui n’est pas fait de vent.

Prends garde au sentier, car la terre du sentier est sombre, alors que l’oiseau du vent est un désir rayonnant.

Il me donne la vie et, ce faisant, la prend.

L’amertume se transforme en douceur-fureur.

Un coeur emballé par les tout premiers désirs 

Fait qu’un beau visage soigne vos blessures en vous blessant

Et l’abondance de plaisir intense

Déchire la nuit de lumière.

Cherche, cherche, ce qui te sépare de toi-même. »


— Co... comment n’ai-je rien vu, alors que je... que je n’attendais qu’un signe ? bredouilla-t-il. 

Ses yeux brillaient, il luttait pour conserver un souffle régulier.

— Vous avez peut-être vu ces signes, mais sans y accrocher d’espoir et partant du principe que c’était impossible ?

— Oui... Je me rappelle sa réaction à mon insulte, un soir, au pub... et aussi son soulagement, dans le bâtiment des archives, quand j’ai découpé sa camisole de force, un sourire dans la voiture et ses doigts sur ma joue pour tester le maquillage... À chacun de tous ces moments, j’ai refusé d’y croire, alors qu’à chacun, j’avais envie de lui prendre la tête entre les mains pour l’embrasser... je... je crois que je l’aime depuis nos premières rencontres, Laura ! Et je n’ai jamais rien dit d'aussi définitif et grave d’aucun homme ou d’aucune femme, parce que jamais je n’ai rien éprouvé de tel.

— Tom l’a senti tout de suite, lui, vous savez... il m’a dit un soir : cette fois c’est plus grave et cet imbécile de Leo ne s’en rend même pas compte !

Elle lui laissa un peu de temps, il en avait besoin, et lui tendit un paquet mouchoirs en papier. Il en prit un :

— Je… Je sais, j’ai l’air idiot , hein ?

— Non, vous avez l’air humain… Et je parie bien qu’à présent, après votre découverte de la vérité, Fausta vous laissera enfin dormir.

— Vous êtes sérieuse ?

— Peut-être dans l’erreur, mais sérieuse, oui… Je crois que la lecture de Girolamo était la bonne. »


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