LES TEMPS D'AVANT
En blaguant, Laura Cereta avait dit que le camp devenait un vrai petit village et qu’il faudrait bientôt penser à l’agrandir en y ajoutant quelques tentes. Aussitôt dit, aussitôt fait, pour faire plaisir à la “grande dame“ — dans l’esprit de Tommaso, il fallait voir dans cet adjectif une allusion non pas à sa taille, mais à sa valeur d’être humain—, Tom s’était astreint à aller trouver celui qu’il avait baptisé “le chandelier de l’échiquier“, à savoir Girolamo Riario. Tom avait trouvé ce jeu de mots amusant, vu qu’au fil du temps, le Comte avait tendance à prendre la couleur de la cire des chandelles et à fondre, comme elles, au généreux soleil de la Sicile.
Il l’apostropha un soir, alors qu’il allait rejoindre les autres dans la grande tente pour le repas : « Comte, il faut que je vous parle de quelque chose.
Girolamo, pressentant une des nombreuses tirades insultantes du bonhomme, avait soupiré.
— Bon, allons-y, Masini… plus vite on y fait face plus vite c’est fini.
— Ce n’est rien qui concerne votre précieuse personne en particulier, je voudrais juste faire plaisir à Laura Cereta.
Riario avait levé les sourcils et affiché un demi-sourire :
— Serait-il donc possible que nous nous rejoignions sur un sujet, Tommaso ? Les bras m’en tombent. Allez-y, tout ce qui peut faire plaisir à Laura a ma faveur.
— Putain, faut toujours que vous utilisiez des fioritures de langage, hein ? Mais bon… Voilà : j’aurais besoin de fonds pour acheter quelques tentes de plus. Je voudrais les monter une de ces nuits et lui faire la surprise le matin.
— Oh ! Est-ce qu’elle a exprimé le souhait d’agrandir notre camp ?
— En boutade, mais je crois qu’elle le pense sérieusement.
— Excellente idée ! Il est vrai qu’avec l’arrivée de mon cousin et la présence permanente de tous les collaborateurs, nous sommes un peu à l’étroit… Venez me voir après le repas, je vous ferai le chèque et je vous donnerai l’adresse où trouver les tentes appropriées… ce n’est pas pour rien que nous avons choisi le camouflage.
Tom plissa le front :
— Euh ! … Vous vous rappelez que vous ne devez plus cacher le camp, hein ?
Riario le dévisagea, bouche entrouverte :
— Je… C’est vrai. J’avais oublié.
— Oh, je suppose que la dissimulation est devenue une seconde nature, hein ? Tom lui tapota l’épaule : ne vous en faites pas pour ça, Monseigneur, on a compris depuis un bon moment !
— Ah ! La voilà ! Je craignais que vous ayez désappris à mordre tout à coup.
— Jamais en présence du danger, l’ami, c’est ce que la vie m’a appris. »
Tom le planta là pour aller se restaurer : comme d’habitude, il crevait de faim.
Le Comte resta un moment encore dehors, à écouter la chanson rauque des batraciens.
Ils étaient comme la méfiance : si bien implantés que dans des années ils seraient là, au poste, tout disposés à suivre leur instinct, qui leur dictait de ne rien changer. Jamais.
Même s’il en avait eu envie, même s’il décidait demain d’y investir toute son énergie, jamais il ne convaincrait Masini de sa bienveillance envers Leonardo. Il serait toujours sur ses gardes, prêt à déchiqueter tout corps menaçant.
Il ne pouvait pas lui en vouloir, il ferait de même.
Et c’est comme ça qu’un matin de la semaine suivante, Laura découvrit trois tentes de plus sur son chantier.
Ce que personne n’aurait pu prévoir, c’est la discussion qui s’ensuivit au sujet de la répartition des hommes dans ces nouveaux abris. Personne, à part Riario, dont les fonctions dans la garde du pacha depuis dix ans avaient précisément été de prendre quelques longueurs d’avance sur les événements.
Il n’avait pas mis Tom en garde contre cette conséquence logique de peur de paraître hostile à son initiative. L’homme y aurait vu la réaction mesquine d’un rival refusant à l’autre son moment de gloire et ces échanges hargneux entre eux, s’ils ne le perturbaient pas, l’ennuyaient, le lassaient.
À la grande déception de Tommaso, Laura trouva que ceux qui se levaient aux aurores, à savoir Leonardo, Girolamo et elle-même d’une part, Alberto et Audrey d’autre part, devaient être logés ensemble afin de ne pas réveiller leurs compagnons de chambrée prématurément quand ils se préparaient.
Rien que pour éviter cela, ce gros dormeur de Tommaso aurait bien promis de se lever à l’aube tous les jours. Mais lui non plus ne voulait pas paraître mesquin et infantile aux yeux de “Sa Grandeur“, donc, il se tut et ravala la boule qui s’était formée dans sa gorge en voyant Leo et Riario déménager leur bagage pour s’installer, presque guillerets, sous une tente commune.
« Ça me rappelle mes camps de scouts ! rit Leo.
— Scout ? Vous avez été scout, Leo ? s’étonnait le Comte.
— Je ne prétendrai pas que c’était un choix, ni l’un de mes meilleurs souvenirs, mais au moins, je quittais un peu l’internat… Faudra que je vous parle de mon internat, Girolamo… Je parie que vous y verrez quelques similitudes avec votre monastère.
Riario s’arrêta net et le regarda, très pâle, l’air soucieux :
— Vous… vous y étiez maltraité ?
Leo réalisa un tas de choses en même temps et balbutia :
— Oh ! … Je… Non ! Votre monastère et mon internat n’avaient peut-être pas tant que ça en commun après tout. Venez… ici c’est chez nous et la discipline sera ce que nous voudrons en faire ! » ajouta-t-il en posant un bras sur les épaules du Comte pour l’entraîner avec lui.
Tommaso leva les yeux au ciel.
(Merde ! Merde ! Pourquoi je ne réfléchis jamais plus loin que le bout de ma queue ?)
***
Leo ne dormait pas.
Fausta ne venait plus hanter ses nuits, mais il n’en avait pas retrouvé le sommeil pour autant. Étendu, yeux grands ouverts sur son tout nouveau lit de camp, il ruminait son dernier problème de conscience.
Ce soir, à la radio, il avait entendu des nouvelles terribles en provenance de Rome, Florence et Turin. La mort du Grand Maître de Forza, la disparition de la tête de la pyramide avait déclenché une lutte sanglante entre les chefs de section et entre les lieutenants de ceux-ci et on assistait à des règlements de compte quotidiens qui ne faisaient pas de victimes uniquement au sein de l’organisation.
Ce soir encore, des pugilats de rue avaient fait des victimes aux terrasses de cafés, sur les places publiques et jusque dans une bibliothèque où s’étaient réfugiés deux membres d’une branche de Forza Torino.
Devait-il en parler à Riario ?
Il se pouvait que Giovanni soit encore attentif aux informations et connaisse ces derniers faits, mais Girolamo…
Girolamo était ailleurs. "Débranché" aurait été le terme le plus adéquat et Leo ne pouvait s’en étonner, lui que les insomnies ne tourmentaient que depuis un peu plus d’un mois et qui pourtant se sentait déjà perdre pied. Là était sans doute la raison pour laquelle Giovanni le tenait à l’écart de ce qu’il savait.
Mais il devinait le schéma mental de Girolamo car, bien qu’élevés et formés dans des sphères tout à fait différentes, ils avaient tendance à réagir de la même manière et lui, dans une situation semblable, aurait détesté qu’on le laissât à l’écart de tout. Il aurait pu apprécier que, par sympathie, on prenne soin de le protéger, mais pas qu’on lui cache la vérité.
Il se leva avec grande précaution, comme un vieillard, car même de se lever réclamait à présent un minimum de prudence. Quelques jours auparavant, oubliant son état physique, il avait balancé les jambes hors du lit et s’était levé à sa façon d’avant, décidé et avide de commencer la journée, pour aller piquer de la tête droit devant, contre l’un des piquets de la tente.
Une fois assuré que le sang circulait normalement et avait eu le temps d’irriguer son cerveau, il se mit debout et sortit pour aller trouver son ami… Tiens, oui, bizarre, ce … « mon ami » !
Le Comte ne se retourna même pas. Il connaissait le pas de Leo, son odeur, tout de sa présence :
« Il porte un signe distinctif sur la main levée… un tatouage ou un dessin au henné.
— Ça pourrait nous aider à l’identifier ! C’est une grande avancée, Girolamo !
— Je le pense… Morphée vous fait à nouveau faux bond ?
— Dormirons-nous encore un jour ? dit Leo en venant plus près.
— Quand nous aurons tous les éléments de l’énigme sans doute… Estimons-nous heureux de ne plus être hanté par elle depuis que nous avons retrouvé sa famille ! Par contre, les rêves de mes très courts sommeils se sont transformés en cauchemars… Il faut que je… il se retourna sans prévenir et trouva Leo si près qu’il sursauta et recula : pardon, je ne vous savais pas…
Leo resta là, captivé par le reflet de la lampe dans ses yeux. Le marron s’était changé en or sous l’effet de la lumière.
— Splendide ! murmura-t-il, comme s’il était seul, en cherchant jusqu’au moindre détail dans les yeux de l’autre. Il faut que je vous peigne, Comte ! Vous êtes le Saint Jean Baptiste sur lequel je travaille depuis des mois sans trouver… sans trouver ce regard, précisément ce regard, Girolamo !
Il s’emballait, l’autre sourit à demi :
— On deviendrait vaniteux pour bien moins que ça, Artista ! Saint Jean Baptiste ? Excusez du peu !
Leo comprit enfin sa gêne et recula :
— Je vous ai interrompu. Vous vouliez me raconter quelque chose…
— Ah ? Oui ?
— Concernant les rêves tournant aux cauchemars.
Le Comte leva un doigt :
— Exact ! Venez, j’ai envie de m’asseoir… Là...il n’y a aucun vestige à dégrader dans ce coin.
Il s’assit, ou plutôt se laissa tomber, et c’était comme s’il avait gravi une côte escarpée. Cela devenait vraiment très alarmant, jugea son compagnon.
Mais il ne dit rien et s’assit à ses côtés.
— Un soir, dans mon rêve, commença Girolamo, après avoir travaillé sans la moindre pause de toute la journée, j’avais découvert un message sur la mosaïque, un message clair, en toutes lettres, qui livrait enfin la solution de l’énigme de Fausta. Je me suis absenté, heureux comme jamais, pour aller annoncer la nouvelle et sans perdre plus de temps, je suis revenu sur les lieux pour découvrir que… qu’un inconnu avait comblé toute la chambre avec des gravats… Il était encore là, à l’oeuvre, et s’amusait comme un fou, jubilant en jetant en l’air de grandes brassées de terre… J’en pleurais, de rage et de chagrin et l’homme riait de plus belle. À ce moment-là, vous arriviez et m’annonciez que c’était un de vos amis et que je faisais grand cas de peu de chose en comparaison de ce qui pouvait arriver dans la vie… Je vous ai haï, Leo. Vraiment. Je jurais que vous ne seriez… que vous ne seriez plus jamais mon ami… Vous aviez l’air si méprisant ! C’était comme si vous me passiez un pieu à travers le corps. Sur ce, je tentais de rentrer chez moi, à Florence… À pied ! Un liquide nauséabond s’écoulait sur tous les chemins que je prenais, de l’essence… j’en voyais même les auréoles bleues, que tout le monde connaît et j’étais égaré. Je demandais mon chemin à des gens et chacun m’envoyait à chaque fois dans une autre direction… Je savais que tôt ou tard le carburant allait s’enflammer et que je n’aurais pas le temps d’atteindre ma maison… C’est là que je me suis réveillé. Cela n’avait duré qu’une demi-heure sans doute, mais il me semblait que j’y avais passé une éternité ! C’était... c’était horrible.
Leo posa une main sur son bras :
— Ça n’arrivera jamais, Comte.
— Quoi ? Vous ne croyez pas que je suis perdu ?
— Je ne crois pas que vous me trouverez jamais ailleurs qu’à vos côtés. Perdu ou pas, je serai tellement présent qu’un jour vous en aurez assez, sourit Leo.
Et comme tous les mots bien choisis, ceux-ci firent leur miracle. Le Comte sourit :
— Vous pensez que Saint Jean Baptiste m’enverrait droit en enfer pour avoir été le modèle de son portrait ?
— Je crois qu’il en serrait flatté. »