LES TEMPS D'AVANT
Laura Cereta attendait Girolamo à l’aéroport de Palerme avec le tout-terrain du chantier.
« Départ précipité ? s’inquiéta-t-elle en disciplinant son chignon de cheveux blonds.
— Oui. Je dois disparaître quelque temps de l’entourage de mon père. Je lui ai joué un tour récemment. Des gars de Turin ont trahi le stratagème. Il est furieux et je tiens à ma peau, malgré tout.
— Des nouvelles de votre recrue potentielle ?
Elle lui alluma une cigarette. Il adorait conduire, elle lui avait automatiquement passé le volant.
— Il ne viendra pas.
— Oh ! Zut !
— Ça vous fait regretter d’avoir éliminé Rodrigo ? sourit-il, car il anticipait la réponse.
— Ce porc ? Mon dieu, non ! Son seul souvenir me donne encore la chair de poule. Comment j’ai pu vivre vingt ans avec lui m’est un mystère. Nous avons malgré tout bien avancé, vous verrez… le troisième mur a révélé des choses surprenantes.
Il s’anima :
— Oh ! J’ai tellement hâte de le voir ! J’ai trouvé un document qui me semble intéressant, à Londres… dans ma valise, regardez !
Elle se tourna vers la banquette arrière, trouva l’attaché-case et l’ouvrit. Son regard tomba sur une photo :
— C’est remarquable… est-ce que c’est de…
— Da Vinci. J’ai voulu la lui acheter, mais il a deviné que l’offre venait de moi et m’a fait savoir par l’intermédiaire que sa conscience n’était pas à vendre.
Elle l’avait observé et demanda :
— Comment est-il ?
— Brillant, chaleureux, parfois un peu naïf, libre, très libre et…
— Et ?
— Insensible quand besoin est.
— Hélas, tout ça me donne encore plus envie de le rencontrer. »
Elle mit la photo de côté d’un geste décidé, trouva le document de la bibliothèque du British Museum et se plongea dans sa lecture.
Il fixait la route monotone, impatient de découvrir ce qui avait été mis à nu, mais hanté par un certain vague-à-l’âme.
Il avait laissé trop d’ombres flottantes, dans son tableau londonien.
***
Peu après que Leo et Vanessa eurent rejoint les deux autres à l’intérieur du Maureen, ils entendirent des pas sur les marches. On frappa doucement à la porte.
Leo ouvrit et, grognon, se détourna du visiteur en lui faisant un signe d’entrer.
« Je suis navré de déranger une autre réunion amicale, dit Riario, mais je pars demain et…
— Nous avons vos documents et ordinateur, dit Leo. Asseyez-vous, Comte. Après ce que nous avons vu ce soir, vous comprenez… Il s’anima : Bon dieu de merde, quand je pense que je vous prenais pour un bureaucrate ! Où avez-vous appris à vous battre ainsi ?
— Je vous l’ai dit, je crois, Artista : dans la milice de Forza. J’y suis entré à douze ans, ça fait une belle période de formation, jusqu’à vingt-cinq ans, non ? L’expérience du terrain a fait le reste.
Il glissa un regard aux autres, dans l’attente d’un trait de Tommaso ou Nico. Il ne vint pas.
— Vous exécutez des gens ? voulut savoir Leo.
— Oui.
— Vous en torturez ?
— Cela peut arriver, quand une plus grande discrétion est requise.
— Shit ! fit l’artiste. Il se passa les mains sur le visage et fit un tour sur lui-même… Vous nous dites ça comme un boulanger dirait j’ai fait mon pain. C’est vraiment aussi banal que ça pour vous ?
— Ça ne l’est pas. Pas plus que ce n’est ce que je préfère dans mon travail, mais… eh bien ! c’est la Forza, n’est-ce pas, pas l’UNESCO !
Leo allait poser une autre question, mais il se rendit compte à temps de son incongruité. D’ailleurs, une autre question, de Nico, allait appeler la réponse qu’il aurait obtenue :
— Vous partez pour fuir la police ? demanda le jeune homme en lui présentant le plat de cacahuètes. Riario refusa d’un geste poli et dit :
— Je pars pour éviter la vengeance de mon père : je lui ai joué un tour qu’il n’a pas goûté du tout et dans ces cas-là, mieux vaut disparaître un moment… Et puis, d’autres occupations m’appellent en Sicile.
Il croisa le regard de Leo. Tous deux détournèrent les yeux au plus vite. Pourtant, il voulait encore tenter sa chance et demanda, quitte à déstabiliser les autres : Avez-vous reçu la visite de Fausta, Leonardo ?
À la surprise de ses amis, Leo cria :
— Non ! Non ! Je ne crois pas un instant à votre Fausta ! Acceptez-le une fois pour toutes !
— Donc vous l’avez vue, sourit Riario. Très bien. Elle reviendra souvent… Et maintenant, si vous me rendiez mon ordinateur et les quelques documents que j’ai abandonnés au Shelter, je pourrais enfin vous laisser entre amis.
Leo trouva ce qu’il demandait dans un coffre de rangement sous la banquette et dit, rageur, en lui tendant le tout :
— Bon voyage, Comte. À ne plus vous croiser !
— Adieu, Da Vinci. Mais à votre place, je n’y compterais pas trop. »
***
Le soleil se couchait sur les collines de Catane et dans le silence s’imaginait le début du monde, juste après que les grands éclats se furent tus.
Après un bain de trois semaines dans le bouillonnement de Londres, Riario tendait l’oreille, cherchant en espérant n’en trouver aucun, un bruit de circulation, au loin. Mais rien. Rien que le froufrou de l’eau au lit du ruisseau tout proche et, dans les tentes, un murmure de confidences à voix basses.
Tous ceux qui dormaient ici avaient préféré cette rupture partielle avec ce qui rappelait le confort. Dans la tente de droite, quatre étudiants ghanéens qui ne parlaient aucune langue européenne. Dans une canadienne, un couple de professeurs de l’université de Florence, deux militants qui auraient préféré mourir que de trahir la mission actuelle à la Forza. Dans la tente de gauche, plus grande, où dormaient aussi Laura Cereta et Girolamo, quatre amis de longue date qui avaient décidé de larguer leur confort du campus de Boston pour découvrir l’Europe « à la dure ». Laura les avait logés trois semaines, peu après la mort du Commandant Rodrigo et ils avaient décidé de la suivre pour participer aux fouilles pendant au moins un an. La quatrième tente était réservée au matériel, documents et ordinateurs dont ils avaient tous besoin.
À cette heure, juste avant de dormir, se disaient des secrets et confidences qui ne pouvaient se partager qu’entre complices.
« Sans vous, je serais en prison, Girolamo, je ne goûterais ni cette quiétude, ni l’exaltation de la découverte. Je ne vous remercierai jamais assez !
— Personne ne vous aurait laissé vous débattre seule en sachant ce qu’était ce bourreau de Rodrigo, Signora, je n’ai aucun mérite. Le hasard de ma naissance a juste voulu que celui qui réclamait vengeance pour sa mort se trouve être mon père… Qui se ressemble s’assemble, à l’occasion, a des accents de vérité.
— Vous ne m’avez jamais parlé de votre enfance ou de votre jeunesse à ses côtés et cela me laisse supposer le pis.
— Je ne les évoque jamais, en effet. C’est mieux comme cela et vous êtes bien placée pour le comprendre.
— En effet ! À quoi bon réveiller les douleurs ? Oh ! Vous entendez ? Un faucon lanier ! Venez, allons voir notre fameux troisième mur à présent que les autres sont couchés… Je veux vous laisser le contempler seul, je resterai en retrait, juste pour le plaisir de voir vos yeux briller. »
Il lui sourit, ils s’emparèrent d’une lampe torche et descendirent dans la pièce mystérieuse mise au jour après six mois de fouilles.
Sur le mur, juste devant lui, Fausta souriait dans l’éclat sublime de chacun de ses abacules. (😎)