LES TEMPS D'AVANT

Chapitre 5

1503 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/05/2020 20:24

« Par ici, dit Girolamo quand ils eurent regagné la surface, ma voiture est à deux pas. »

Leonardo le suivait, mi-groggy, mi furieux, mais la stupeur l’emportait encore. Il se taisait. C’est elle, sans doute, qui lui avait fait oublier que Niccolo — et sans doute les autres auraient-ils suivi — l’attendait à la péniche.

Il ne desserra les dents que pour laisser passer un sarcasme : « Pourquoi je ne suis pas surpris que vous conduisiez une Jaguar !

— Peut-être parce que je vous ai dit assez tôt que j’aime les belles choses ?" sourit Girolamo, ignorant l’amertume de son compagnon.

Leonardo regarda autour de lui. Il y a deux heures encore, il était arrivé ici libre comme l’oiseau dans le ciel. Sa gorge se serra. Il fixa un moment le siège passager avant de monter... (cuir noir... non, sans doute marron à la lumière du jour... Putain, ne me dites pas qu’il pousse la vanité jusqu’à choisir la couleur de sa bagnole en fonction de celle de ses yeux ! ) Il rit, malgré lui, puis se gronda. (Reprends-toi, Leonardo Da Vinci : il n’est plus l’heure de régler tes comptes à un niveau aussi puéril. Rappelle-toi que tu te confrontes à du lourd, là, pas à un caïd de cour de récré !) 

Girolamo Riario le regarda de côté quand il fut assis, mais se tut. Il savait qu’il fallait beaucoup de temps et aussi de patience de la part d’autrui avant de pouvoir admettre qu’on était soudain piégé comme un rat dans le monde d’adultes sans scrupules. 

Il mit de la musique en sourdine, Jungle, et démarra. Il aimait ce groupe depuis leurs débuts.

"Jungle ? s’étonna Leonardo, je vous imaginais écouter autre chose. Vous m’avez parlé de jazz...

— Je suis ouvert à la plupart des styles... hormis le rap.

— Pas de mélodie, c’est ça ?

— Hm. »

Leonardo comprit. C’était lui, à présent, qui goûtait le silence. Il s’était refermé et portait toute son attention à la conduite, malgré l’absence de trafic. Fermé, mais détendu. Un profil tout en angles, avec des pommettes saillantes. Leonardo avait noté ce tic déjà, il s’humectait les lèvres discrètement, en les gardant serrées.

Il n’avait pas l’air de triompher, de se réjouir exagérément de sa prise...

Il n’empêche qu’il avait bien caché son jeu et Leo ne le laisserait pas profiter ainsi du calme, alors que lui...

« Alors, c’est la Forza, hein ?

Le conducteur le regarda un instant, une seconde, pas plus. Ils atteignaient Bayswater Road et sa condescendance de grande artère célèbre.

— Yep ! Par tradition familiale comme vous l’aurez deviné.

— C’est homme... c’est un parent ?

— Oui.

— Vous l’appelez toujours “Monsieur “ ?

— Il exige que l’on respecte certaines formes. Lui seul peut s’autoriser un langage plus relâché à l’occasion... parfois même ordurier.

— Je ne l’aime pas.

— Ha Ha ! Le contraire m’aurait surpris... et sans doute un peu déçu.

— Ça ne m’aurait pas empêché de dormir, vous savez, que vous soyez déçu, je vous le jure... mais ça me dit que vous non plus vous ne l’aimez pas.

— Mon père n’est pas et n’a jamais été quelqu’un d’aimable... pas plus que le vôtre, si je ne me trompe... Quel quai de Little Venice ?

— Votre père ? Mais... Et je ne me rappelle pas vous avoir dit que je vivais à Little Venice!

— Vous l’avez fait. Mais je le savais déjà. Votre petit bateau s’appelle Maureen. J’ignore cependant s’il fait référence à un être aimé.

— Je n’en sais rien moi-même. Je ne suis que locataire. Mais, dites, vous en savez beaucoup sur moi ? Je veux dire, en saviez-vous beaucoup avant que je me livre béatement à vous sur quelques belles paroles ?

Girolamo fronça les sourcils une fraction de seconde mais lui sourit tout de suite en s’humectant les lèvres :

— Je ne collecte que des informations pratiques. Autant que possible, j’évite de fouiner dans l’intimité de nos collaborateurs. Ce qui n’est évidemment pas le cas pour nos opposants.

— Ça vous plaît, ce job, Girolamo ? Pas grand chose à voir avec une quelconque élévation de l’âme !

— Pas plus en effet mais pas moins non plus que de servir des clients ronchons... ce travail n’a pas à me plaire, c’est juste une fonction que je remplis. Je tente de m’y appliquer pour éviter l’ennui qu’elle me causerait sans cette recherche de perfection, mais ça ne va pas plus loin que ça."

Toujours cette impassibilité exaspérante ! Leonardo aurait aimé qu’il se fâche, d’une manière ou d’une autre. Ça devait expliquer, en partie, son endurance au port du costume par temps de canicule... « C’est une question de métabolisme. » avait-il dit. Tommaso n’avait peut-être pas tort en fin de course : on était bel et bien en présence d’un reptile... un animal à sang froid !

Il en revint au sujet des noms :

"Et pourquoi "Riario", d'ailleurs ? Si votre père est un Della Rovere, ça devrait être aussi votre nom !

— Mon père n'a pas plus d'affection pour moi que je n'en ai pour lui. Je suis son fils pour l'administration, mais il se couperait la langue plutôt que de le reconnaître en public...

— Vous répondez toujours à toutes les questions qu'on vous pose ?

— Je veux que vous sachiez où vous mettez les pieds, Da Vinci... Pour être le serpent de la bible, on n'en a pas moins son code personnel. Prononcez un jour le mot "fils" devant mon père en parlant de moi et il vous le fera chèrement payer.

(Donc, oui, de son propre aveu, un serpent !)

— Je sens que je vais adorer vous haïr, Riario, dit-il.

Son compagnon rit :

— Je ferai tout, si nécessaire, pour vous satisfaire au-delà de vos espérances... mais évitons dans un premier temps d’agir comme si nous possédions la clef l’un de l’autre, ça nous épargnera quelques erreurs de jugement et pertes de temps.”


***


Tommaso bondit. « What the fuck? » 

Vanessa rougit, un sourire de pur ravissement aux lèvres et battit une fois des mains avant de les immobiliser entre ses genoux.

Niccolo regardait, bouche bée...

" Qu’est-ce qu’il fait ici ? 

— Du calme, Tom. Je suis désolé, j’ai besoin que vous partiez... Monsieur Riario et moi devons discuter de trucs hyper importants...

Tommaso fit un pas pour lui souffler dans le nez, hors de lui :

— C’est ton nouveau code pour « dégagez, bonne baise en vue » ? 

Avant que quiconque pût détecter quoi que ce soit, Riario l’immobilisa, à genoux, un bras dans le dos. Il se pencha sur lui : 

— Si j’avais eu l’intention de passer un aussi agréable moment avec ton petit ami, espèce de primate, je vous l’aurais fait savoir avec un peu plus d’élégance.

— Leo n’est pas...

— Non. Et c’est bien ça qui te rend hargneux comme un roquet... il le relâcha en le poussant et se tourna vers les autres : désolé, je déteste la grossièreté.

Tommaso revenait à la charge, derrière lui, Riario lui asséna un grand coup de coude dans le menton en se retournant et le prit à la gorge. Tommaso capitula et sortit.

Leonardo reprit ses esprits : 

— Allez, soyez sympas, les amis, c’est vraiment très important... on se verra au Shelter demain... 

Vanessa l’embrassa et sortit sans un mot, osant tout de même un petit sourire à l’Italien ; Niccolo bredouilla quelque chose à propos d’un examen et leur fit un au-revoir de la main.

— Wow ! Où avez-vous appris à mater les gens inoffensifs, dites-moi ? fit Leonardo, rageur, quand ils furent sortis.

— Les grossièretés et les insultes ne sont en rien inoffensives, Da Vinci, elles visent à vous rabaisser. Les tolérer c’est inviter les gens à vous prendre pour leur paillasson.

— Me laisserez-vous au moins juger de mes amis en personne ?

— Faites comme bon vous semble, mais il est hors de question que moi je laisse passer ce genre de sous-entendu à mon égard.

— Oh ! On est un peu sensible sur la question du sexe à ce qu’il paraît ! triompha Leonardo.

— Je respecte l’intimité d’autrui, j’entends qu’on me retourne la politesse.

Leonardo se dit que c’était de bonne guerre et sourit :

— Oui, clôturons donc ce sujet... je nous fais un café. On ne sait guère recevoir lors des réunions de Lucas Webb, on y meurt toujours de soif. Asseyez-vous où vous voulez, je reviens."



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