LES TEMPS D'AVANT
« Tant que nos affaires se faisaient à l’échelon national, dit Alessandro della Rovere , votre patron et nous travaillions en bonne collaboration. La chaîne des « Shelter » ici, celle des « Refugio » en Italie… c’est à peine si nous aurions connu l’existence les uns des autres si nous n’avions pas échangé de temps à autre des informations et menus services... Mais à l’heure où les affaires ne connaissent plus de frontières, la compétition s’est faite âpre. Plus question ni pour les uns ni pour les autres d’écouler nos marchandises à toute petite échelle chacun de son côté. J’ai besoin de la chaîne de Londres et j’ai de quoi l’acheter… Si Lucas Webb veut enfin consentir à la vendre.
— Attendez, dit Leonardo, un index levé, de quelles marchandises parlez-vous ? De fûts de bière et de bouteille de Barolo ?
Il ne put s’empêcher de lancer un regard à Girolamo Riario, qui retint un sourire.
Della Rovere se tourna vers Lucas, ironique :
— Comment, Lucas ! Vous laissez vos employés dans l’ignorance ? Ils ont le cul sur une montagne de marchandises illégales et vous ne les avez pas avertis ? Ce n’est pas très honnête de votre part, ni très prudent d’ailleurs !
— Notre mode de fonctionnement n’est pas le vôtre, Alessandro. Tant que mes employés sont dans l’ignorance, ils sont aussi à l’abri. Il se tourna vers Leonardo : désolé, l’ami, ce n’est plus votre cas.
— Putain ! Que vendez-vous au Shelter ? Et comment mes amis et moi ne sommes-nous pas conscients de vos magouilles ?
— Tout se passe la nuit et le matin, avant l’ouverture… certains des fûts en cave ne contiennent rien de ce qui se trouve à la carte du pub… faut-il vous faire un dessin ?
— Oui. S’il vous plaît ! Figurez-vous que je ne suis en rien familier avec tout ça. Merde ! Que vendez-vous, exactement ?
— Ça va des cigarettes aux armes de poing en passant par les stupéfiants, les tasers, les bombes lacrymo, le kevlar et les pare-balles liquides.
— Vos entreprises de construction ?
— Ne suffisent plus à financer tout ce que nous avons promis d’aides autour de nous, elles sont à peine suffisamment rentables pour couvrir les frais de personnel, d’ouvriers, de locaux et j’en passe.
— Ni votre train de vie, je présume !
Son père s’apprêtait à venir le faire taire à sa façon musclée, mais Lucas Webb le retint :
— Non, Pierro. Inutile de le nier, nous profitons tous de ce trafic.
— Pourquoi Londres ? demanda Leonardo, livide, à Alessandro della Rovere.
Ce fut Girolamo qui répondit :
— En partie parce que c’est ici que se trouve le plus vaste vivier de collaborateurs potentiels et d'acheteurs.
— Des passeurs et dealers, appelons-les par leurs noms… Vous profitez de la misère qui pousse les gens à se livrer à l’illégalité !
— Ces personnes existent partout en Europe, bien entendu, mais il se trouve que d’autres pays sont déjà… pris en main, disons, et ce à des niveaux auxquels nous ne pouvons prétendre hors de chez nous. La bienveillance des institutions ne nous est pas acquise, quand elles-mêmes voient un intérêt à conserver ces affaires à un niveau national.
— Je traduis : quand elles-mêmes en retirent un profit, de quelque nature soit-il.
— Exactement.
— Vous sous-entendez donc que les institutions anglaises sont moins… bienveillantes, pour reprendre votre terme, que celles d’autres pays ?
— Pas à notre connaissance, non, mais de par sa nature insulaire, l’Angleterre offre une perméabilité qui compenserait l’intégrité toute éventuelle de vos police, justice et monde politique. Elle attire en outre par son rayonnement culturel décidément plus moderne une catégorie de personnes sensibles à nos produits… Lucas le confirmera, sans doute. Il se tourna vers Lucas Webb, qui fit un signe approbateur de la tête.
Leonardo les regarda tour à tour, s’adossa au mur et se laissa glisser au sol. Il dit, d’une voix tendue jusqu’à la rupture :
— Laissez-moi un moment. Laissez-moi digérer ça et réaliser que vous venez bel et bien de m’attirer dans cet insondable trou de merde ! »
Ils respectèrent quelques minutes de silence, tout en réalisant ce qu’eux-mêmes avaient oublié ou, pour certains, jamais su : qu’on ne passe pas en deux minutes d’un monde où tout se dit et se fait en pleine lumière à celui où chaque mot et chaque mouvement doit être pesé, dans un milieu où vous pénétrez non de gaieté de coeur, mais contre tout ce qui crie en vous de ne ne pas y mettre le pied.
Après avoir consulté son concurrent du regard, et interrogé Girolamo de la même manière, Lucas proposa : « Girolamo, je pense que Leonardo appréhendera mieux certaines données de nos négociations si vous les lui exposez… Retrouvons-nous tous demain au Shelter après la fermeture. Leonardo, je vous demande d’écouter notre ami. Nous comptons tous sur votre clairvoyance pour échapper à cette impasse. »
Leonardo dévisagea Lucas, cet homme carré et toujours plein de feu pour lequel il avait eu tant de respect. Il avait envie de lui cracher à la figure. Il le méprisait.
Mais il savait sans qu’on eût besoin de le lui dire qu’il n’avait plus d’autre choix désormais que de suivre cette recommandation, qu’il ne faisait pas le poids face aux bénéfices qu’ils escomptaient, qu'il n'était qu'un minuscule obstacle vite écarté… Définitivement balayé.
Il se leva et regarda Girolamo droit dans les yeux : « Comptez-vous m’entretenir du délicat mysticisme qui transparaît dans ma peinture, Girolamo ?
L’autre eut une mimique et un haussement d’épaules traduisant son impuissance :
— Hélas, il n ‘en est plus l’heure, Artista… Mais j’espère pouvoir vous montrer d’autres aspects de notre monde que vous ne soupçonnez sans doute pas… Où irons-nous ?
— Dans le seul endroit suffisamment discret que je connaisse. Chez moi. »