L'histoire que l'on veut écrire.
Chapitre 16 : Les hommes du Rhône
2503 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 01/02/2020 18:30
En apprenant l’intervention du Duc de Sora à Avignon, le Pape Innocent VIII avait été si mécontent, qu’il avait sur-le-champ modifié les projets qu’il avait en tête pour son armée. Sans y accorder une minute de réflexion supplémentaire, il avait donné des titres et des terres à son fils illégitime pour compenser la perte du poste de Capitaine Général de la Sainte Eglise qui lui avait été promis…
« Vous voici à présent à la place de votre bienaimé cousin, dit-il, fixant Giovanni avec un faux sourire. La grenade qu’il malaxait sans égards risquait de crever à tout moment et le Capitaine ne pouvait en détacher son regard, ce qui, aux yeux de son vis-à-vis pouvait passer pour une soumission bien légitime. Vous pourriez me dire quelle folie vous a pris pour courir ainsi à la rescousse de ces hérétiques dépravés ?
- Saint Père, rien, en vérité, ne me portait à aider Da Vinci et ses curieux amis, mais Girolamo est mon cousin. Quand j’ai étendu les nouvelles alarmantes qui circulaient à son sujet, j’ai… La grenade éclata, répandant ses graines et son jus sur le surplis blanc immaculé du Pape. Le soldat ne put cacher son sourire et le prélat entra dans une rage très peu catholique. Il balaya la vaisselle devant lui, sur son opulente table, d’un geste large du bras, éclaboussant de sauce le même surplis et la salle à manger résonna comme un entrepôt d’armures à l’heure du branle-bas-le-combat… Riario est un traître ! s’écria le Pape, je le place désormais en haut de la liste des hérétiques, avec ses chers compagnons. D’abord son adhésion au Labyrinthe et à présent… ça !
- Da Vinci l’a guéri des poisons et du conditionnement des Ennemis de l’Homme, Saint Père… n’est-ce pas là un bon point en sa faveur ?
- Pas suffisant ! Même son ancien ami Lorenzo de’ Medici ne veut plus entendre parler de lui, il est furieux contre son ancien ingénieur. Si un Della Rovere se range à présent à ses côtés, il pourrait aller jusqu’à nous refuser les fonds qu’il nous a promis… ceux-là mêmes qui pourraient payer vos mercenaires, Capitaine ! Désormais, je suis obligé d’arranger un mariage avec l’une de ses filles. Tout ça à cause de vos élans inconsidérés. Ce besoin d’argent m’oblige déjà à lui passer sa faiblesse pour ce fanatique de Savonarole et maintenant, ça !
- Savonarole est de retour à Florence ? s’étonna le Duc.
- Non, mais De’ Medici craint tellement sa colère et ses discours enflammés qu’il fait tout pour se le concilier… Mais revenons-en aux fuyards : où sont-ils à présent ?
- Toujours en Avignon, mentit Giovanni, mon frère a mis Girolamo dans un état de faiblesse tel qu’il ne pourra pas voyager avant une quinzaine de jours, au plus tôt. C’est du moins ce qui était prévu à mon départ.
Le Pape se remit à arpenter la sale, longeant l’immense table, comme pour s’assurer d’avoir quelque chose à portée de main qu’il pût casser :
- Quatre-vingts hommes ! Je ne peux pas croire encore que quatre-vingts soldats ont été détachés à cette stupide mission !
- Ils étaient volontaires, Saint Père… Plus de deux-cents l’étaient. Je crains bien ne jamais parvenir à me gagner une telle allégeance de la part de vos Gardes !
- Il le faudra, pourtant, Capitaine Général, car je ne compte pas vous épargner les missions périlleuses… vous n’avez pas ma reconnaissance !
- J’ai bien cru le comprendre. »
Le Pape le congédia d’un signe de la main et Giovanni se mit en quête du Lieutenant Doria pour l’avertir de ce changement dans les plans. Il se doutait que ce dernier préférerait opérer sous les ordres d’un condottière comme lui que sous ceux du « bâtard du Pape », tout à fait inexpérimenté et que l’on disait outrageusement arrogant.
En tout cas, en ce qui le concernait, toute retraite anticipée dans son beau duché était bel et bien à l’eau.
***
« C’est une honte ! »
Leo faisait lui aussi les cent pas dans une chambre du « Saint -Saturnin », une auberge non loin de Pont-Saint-Esprit.
Ses amis, surtout Zo et Nico, savaient à quoi s’attendre de sa part quand une idée frappait à la porte de son esprit : agitation, insomnie et très mauvaise humeur dans les derniers stades de l’élaboration du projet — défense absolue de déranger !
On n’en était pas là encore.
Là, il se mit à fouiner dans son sac de selle, jetant au loin tout ce qui ne correspondait pas à ce qu’il cherchait. Les mains tremblantes, il lançait des « non » et des injures à chaque objet, se maudissant en passant de toujours vouloir emporter trop de choses : « Merde ! Pourquoi j’ai emporté ce moineau empaillé ? Pour me faire penser à quelque chose ? » L’oiseau vola loin et atterrit sur l’appui de fenêtre, plus large que la fenêtre elle-même, bien vite rejoint par un morceau de fromage moisi et sa précieuse pipe à opium, qui, par bonheur, avait été conçue pour durer longtemps.
Enfin, il sortit son carnet, sa plume et une fiole d’encre. « C’est une honte ! » répéta-t-il, en feuilletant parmi ses croquis.
Les autres savaient ce qui le mettait en colère.
Le long du Rhône, ils venaient de voir passer une ense * de quatre-vingts hommes, qui tirait une rigue transportant du sel et du vin. Une tâche naturellement épuisante, qui assimilait ces hommes à des bêtes de trait.
Les yeux écarquillés, la mâchoire serrée, Leo avait regardé passer le convoi et, avisant un passant non loin de là, l’avait questionné quant à la provenance de ces haleurs.
« C’est les broquiers qui rassemblent les gars, avait dit le fermier.
- Les broquiers ?
- Ceux qui recherchent et embauchent les travailleurs, si vous voulez… pour tirer l’ense, pour les moissons, pour les chantiers… Ils sont dans les villes, annoncent l’embauche, le bruit se répand et les gars vont s’inscrire ; des gens de toutes sortes : des paysans et des garçons de ferme, des artisans et des apprentis… Par ici, mon beau monsieur, tous les hommes ont tiré l’ense au moins une fois dans leur vie. Mais maint’nant, les roncins * tirent plus souvent à la place des gens, il n’y a plus guère que le broquier Dufortin qui attelle encore des gars. Il cracha, mordit dans son pain et tenta d’articuler : j’vais vous dire, même si p’têt que vous n’me croirez pas : la plus grande ense que j’ai vue, eh bien, elle avait quatre-cents hommes ! Ouais, quatre cents ! Faut dire qu’ils tiraient trois vingts et dix (70) muids * de vin et de sel… Ah, ça, c’est vrai que c’est pas du travail pour les demi-pintes et les boursemolles, hein ! Et je vous parle pas du labeur des gars qui défrichent les sentiers des enses… Faut hacher, tailler, fagoter, dégager le passage. C’est tout bénéfice pour le fustier, mais… »
Leo ne l’écoutait plus. Il fulminait et ronchonna, à l’attention de ses compagnons : « Vous vous rendez compte, qu’on est moins avancés que les Egyptiens de l’antiquité, là ? Vous ne trouvez pas ça révoltant ? Il serrait les poings et les mâchoires et avait pâli.
- Notre monde est ainsi organisé, fit Riario, les mains croisées derrière lui, il y a les puissants, qui se tuent à trop boire et manger et les petits, qui se font périr pour une bouchée de pain.
- Vous en parlez bien à votre aise, Comte ! remarqua Zo.
- Quant à Leo, il le dévisagea un moment, bouche entr’ouverte et Girolamo sut qu’il l’avait un peu bousculé. Alors, après un regard furtif à Zo et Nico, l’artiste admit :
- Non. Une destinée, ça se travaille : les hommes de mérite ne s’arrêtent pas à leur situation présente en attendant que les choses leur arrivent, ce sont eux qui arrivent aux choses.
Zo cassa en tout petits tronçons une branche sèche ramassée sur la berge :
- Dire que je pensais que c’était toi le charitable de la bande !
- « La charité ne se réjouit point de l’injustice, mais elle se réjouit de la vérité. » cita Niccolo.
- Paul aux Corinthiens, livre 1, verset 6… Bravo, Nico ! » sourit le Comte, mi ironique, mi fier.
Un peu à l’écart, Lucrezia ne disait rien, elle les observait. Qu'est-ce qui pouvait bien réunir ces hommes ? Un génie libre penseur, un cartomancien voleur et libertin, un jeune clerc avide d'absorber les idées des autres pour en faire le tri ensuite et un Comte, soldat de la foi, mais qui avait rejeté les dictats de l’Eglise pour aider son ami… Oui, Leonardo bien sûr, ce concentré d’énergie créative, une entité puissante qui les attirait vers elle ! Y puisaient-ils de l'entrain ou était-ce simplement le charme brut, sans sophistication, qui les emprisonnait ?
Pour elle, il restait un mystère, car elle ne subissait pas cette attraction et, de toute évidence, s’il ne la rejetait en aucune manière, lui non plus n'avait aucun désir de mieux la connaître.
«Vous n'avez pas encore répondu, Leonardo, rappela-t-elle en voyant que le silence prenait ses aises, si ce ne sont pas les conditions de travail de ces hommes qui vous révoltent, d'où vient votre colère ?
- Mais, ne comprenez-vous pas ? fit-il en les regardant tour à tour. Pas un d'entre vous ?
- L’ insupportable lenteur des progrès et de l'esprit humain, dit Riario.
Leo frappa dans les mains :
- Oui ! Oui ! Il posa les deux mains sur la tête puis, avec un grand geste qui semblait prendre le Rhône à témoin : les gens qui utilisent ce fleuve depuis des siècles pour transporter leurs marchandises et leurs voyageurs auraient dû depuis longtemps trouver une astuce ! Enfin, vous avez entendu, il faut parfois trois semaines ou plus pour remonter le Rhône jusqu'à Lyon… ils auraient dû chercher une solution !
- Ils sont paralysés par la tradition, jugea Nico. Les hommes ne se voient pas comme des inventeurs, ils transmettent des savoirs mais n’en cherchent pas de nouveaux.
- Tout juste ! » triompha Leonardo.
L'expression de fierté de Zo à elle seule valait bien l'attention que Lucrezia leur avait accordée : ses yeux s’étaient agrandis, sa bouche dessinait un large sourire et il finit par bomber un peu le torse, rayonnant : « Hé ! Où est passé notre micromyxeux * d’il y a un an ?
- Il y a un an, fit Nico, sourcils froncés et regard sévère, le micromyxeux était le conseiller de la Régente de Florence et veillait à ce que la Garde ne te jette pas dehors à coups de botte-fesses, Zoroastre da Peretola ! Il conclut en donnant un coup d’épaule à la généreuse poitrine de son voisin et sourit : toi, tu ne changes pas, c’est sûr !
- C’est ma recette personnelle du charme… beaucoup de piquant et plein de miel par-dessous. Ca te tenterait ?
La mimique lubrique de Zo était irrésistible, Nico éclata de rire :
- Bas les pattes, charlatan : je n’aime que les petites blondes ! »
…
Et voilà pourquoi, quelques heures plus tard, Leo était pris d’un de ses accès de fièvre créatrice et épluchait son carnet, qu’il brandit en trouvant la bonne page :
« Voilà ! Voilà ! Je devrais pouvoir exploiter l’idée de ma scie mécanique… il montra le dessin à Girolamo : tu vois ? Le débit de l’eau actionne un piston, là… c’est comme un moulin à vent, mais ce sont les pales poussées par l’eau qui jouent le rôle des ailes poussées par le vent et… »
Voyant que, par malheur, le Comte semblait mordre à l’hameçon et s’intéressait réellement au plan, Zo et Nico préférèrent s’éclipser. Ils n’avaient aucune envie de se laisser accaparer : « Tu vas voir, râla Zo, dans deux jours il va nous demander de courir la bon dieu de totalité de la campagne pour lui trouver le nécessaire à fabriquer sa maquette infernale !
- Estimons-nous heureux s’il s’en tient à une simple maquette ! » prévint Nico alors qu’ils rejoignaient Lucrezia dans la partie publique du Saint-Saturnin.
***
La fièvre ne dura pas deux jours.
La nuit même, Girolamo remerciait la pauvreté de lumière dans la chambre. Il se sentait rougir sous le regard de son compagnon :
« Ne me regarde pas avec cet air idolâtre, Artista, je n’ai fait qu’évoquer un souvenir…
- Non ! Tu as fait le lien entre la puissance des volcans de vapeur de ce pays lointain et mon problème d’autonomie de la machine… Ne vois-tu pas que c’est le point crucial, le concept au centre de l’invention ?
- Mais… Mais tout reste à concevoir.
- Quand le principe essentiel est révélé, le reste n’est plus que calcul et physique… Il s’approcha pour poser une main sur la joue du Comte.
Tant de désir dans ce regard, tant d’amour, Riario tenta de tiédir ce que cela éveillait en lui, beaucoup trop intense et certainement immérité :
- Dans ce cas, je remercierai le lieutenant Grunwald de m’avoir conté son voyage dans les terres du Nord.
- Oui… embrasse le donc de ma part ! dit Leo, dans un souffle sur les lèvres de Girolamo.
Le rire fusa, formidable, pulvérisant la gêne qui le paralysait, le Comte emprisonna Leonardo contre lui. Il se sentait tout à coup étrangement fort, vivant et si légitime enfin dans sa propre existence ! C’était inouï, inespéré…
D’une poussée puissante, il les fit pivoter tous les deux et basculer sur le lit :
- N’en doute pas, je mourrais pour ce que tu viens de me faire ressentir.
- Moi aussi, Rio, cent fois si c’était possible . »
Notes :
* Au départ, l’ ense était le nom que l’on donnait alors au harnais dont se servaient les haleurs, par extension, c’est ainsi qu’on finit par appeler l’ « attelage » complet de haleurs.
* Roncin = cheval commun, servant aux déplacements mais aussi au trait.
* Le muid = 2,4 m3 de sel … la quantité de liquide équivalant à um muid varie selon les régions ! Olé !!!
* Micromyxeux = morveux