L'histoire que l'on veut écrire.
Chapitre 15 : Vent de mars, fortes rafales.
2898 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 20/01/2020 03:09
Leonardo était de nouveau habité par sa fébrilité habituelle, mais curieusement, personne n’y voyait un bon signe. Etait-ce dû au vent, qui faisait chanter sans cesse les châssis de leur maison ou à l’impatience de reprendre la route ?
Dans ses moments de création, cette hyper-activité et l’interdiction de lui adresser la parole étaient supportables — Leo était Leo et c’était très bien ainsi —, mais dans leur situation présente, elles inquiétaient ou irritaient ceux qui devaient le côtoyer tous les jours.
Depuis trois jours, le Lieutenant Doria et quelques-uns de ses hommes étaient repartis, ils n’étaient plus que dix dans la maison, les cinq « fuyards », Giovanni della Rovere et quatre soldats.
Alors qu’ils vivaient à proximité du Palais des Papes, ils se sentaient pourtant en sécurité dans le quartier juif d’Avignon. Dès leur arrivée, le médecin qui leur avait loué la maison avait fait passer le mot d’ordre dans sa communauté : protéger les nouveaux habitants de la rue Jacob. Il n’y aurait donc pas de dénonciation.
Pour plus de certitude encore, dès que le plan d’évasion de Riario avait vu le jour, on avait même fait circuler une fausse rumeur qui éloignerait les fouineurs : on aurait détecté dans le quartier quelques cas d’écrouelles. Une menace de contagion très dissuasive.
Alors, si ce n’était pas un sentiment d’insécurité qui mettait Leonardo sur des charbons ardents, qu’était-ce au juste ?
Zoroastre savait qu’il cachait quelque chose de grave, une catastrophe, peut-être un événement qui les empêcherait d’atteindre Moulins, où l’artiste avait compté le placer sous la protection d’un puissant ami ?
Il tenta d’en apprendre davantage à plusieurs reprises, mais en vain. Leo se débarrassait de ses questions en ronchonnant.
Nico était d’avis que cette nouvelle expérience du cachot avait rappelé au Maestro le jour où, prisonnier au Bargello, son père l’avait roué de coups de poings et de coups de pieds, honteux qu’il était d’avoir pour fils cet insolent inventeur. Depuis que Leo avait vu décapiter son père sous ses yeux, il pleurait plus que jamais une entente qui n’avait jamais existé entre eux. Leo l’avait rabroué en entendant cette théorie.
Riario supposa que Leo en avait assez de devoir lui sauver la vie et d’attendre son rétablissement avant de reprendre la route. Il craignait même que l’artiste eût envie de mettre fin à leur relation sous toutes ses formes : il ne voulait sans doute plus de lui ni comme adversaire, ni comme associé à ses découvertes, ni comme amant. Contrairement aux autres, il n’avait pas osé poser la question.
Même l’impressionnant Duc de Sora, pourtant peu sensible aux histoires de coeur, avait plaidé pour son cousin : « C’est une arme, Da Vinci, et les armes ne pleurent pas, mais sachez qu’à l’intérieur il sanglote de vous voir si distant. Il n’a pas besoin de le dire, je le sais, je le connais depuis assez longtemps. Leo l’avait regardé dans les yeux d’une façon des plus inamicale et n’avait même pas consenti un « oui ».
La plus proche de la vérité était Lucrezia : « Ne joue pas à un jeu avec une femme qui le joue mieux que toi, avait-elle dit : je sais que tu nous caches quelque chose dont tu as honte, ou du moins que tu aurais préféré ne pas faire… Mais un jour ou l’autre, il va falloir te confesser, Leonardo : aucun d’entre nous ne résistera plus longtemps à ton attitude de rejet. »
Pourtant, deux jours plus tard, une dispute entre Leonardo et Girolamo parvint à fournir la lame pour crever l’abcès.
Leo entra dans la chambre de Riario et déclara : « J’ai besoin de voir la liste. J’espère que tu l’as emportée ?
Après un bref moment de surprise, le Comte désigna les sacs dans leur coin sombre :
- J’ai pensé qu’il serait en effet judicieux de l’emporter. Prends-la, dans mon sac.
Leo la trouva aisément, insérée dans un carnet, et la déplia avec précaution, presque, sembla-t-il à Girolamo, avec respect.
- Ha ! s'exclama-t-il, rageur, je le savais ! Comment puis-je encore être aussi naïf !
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Ne joue pas à ça, Riario : l’innocence ne te va pas.
- Mais… Enfin, daigneras-tu me dire…
- Cette bon dieu de liste est écrite sur une page du Livre des Feuilles ! Ne me dis pas que tu ne l’avais pas remarqué.
- Quoi ! ? Girolamo tenta de se lever un peu trop précipitamment et dut attendre que passe le vertige : Enfin, Leo, que dis-tu ? C’est impossible ! Tu as brûlé toi-même la dernière page du Livre après l’avoir utilisée pour abattre les ennemis turcs.
Leonardo fonça sur lui, l’index pointé sur lui :
- Et tu savais qu’il en subsistait une autre ! Celle-ci… Habile de la dissimuler sous cette liste noire !
- Dois-je te rappeler que cette liste, je te l’ai montrée à Rome et que toi aussi tu n’y as vu que du feu !
- Tu me l’as montrée le soir, à la lumière de faibles bougies, après avoir fait éteindre tous les chandeliers de ta villa !
Cette fois, Riario n’avait plus envie de se lever, il était cloué par cette accusation, incapable de trouver la moindre défense. Il fit tout de même appel à la logique, quitte à rappeler une période de sa vie qu’il fuyait par tous les moyens :
- Tu sais très bien que le Livre des Feuilles ne pouvait plus m’intéresser après le rejet qui m’accueillait partout. Tu es probablement le seul à qui j’aie confié qu’il n’était pour moi qu’un moyen de gagner une forme de rédemption. Après m’être libéré de ce fol espoir, quelle utilité aurais-je encore pu accorder à ce Livre diabolique, qui m’a pris tout ce que j’aimais et respectais ?
- Peut-être n’as-tu pas complètement renié les monstres du Labyrinthe, après tout ?
- Quoi ? Leo, ça suffit ! Je te préviens. Tu vas trop loin.
- Quoi, tu espères m’attaquer et avoir le dessus ?
- Rien de tel, mais ne crois pas que mon état actuel m’affaiblit pour toujours, Artista, la bête en moi est endormie, pas morte !
- J’ai embrassé le feu, brûlé toutes les étapes de ma vie jusqu’ici et dansé dans leurs cendres, je ne crains pas l’enfer que tu pourrais inventer pour moi !
- Maestro, nous voulons tous vous parler, tout de suite, dans la salle commune.
Niccolò Machiavelli avait été le seul à oser entrer pour interrompre cet échange et convoquer Leonardo de cette façon abrupte.
Leo tapa du pied, foudroya une dernière fois Riario du regard et lança, bravache, à l’adresse de son ancien apprenti :
- Ha ! Réunion de famille ou tribunal, Machiavelli ?
- Je crois pouvoir dire que ça dépendra de la façon dont vous traiterez vos amis. Il ne fit rien pour dissimuler la question qu’il adressait au Comte par les yeux, ce qui déstabilisa enfin un peu Da Vinci.
- Bon. Puisqu’il le faut ! » dit-il, en route vers la salle commune et bousculant le jeune homme sur son passage.
***
Dans un silence qui semblait vouloir tenir tête aux bourrasques de la rue, tous avaient pris place à la grande table des repas.
Giovanni della Rovere, estimant qu’il ne faisait pas partie de leur groupe, s’était retiré dans l’ancienne écurie où dormaient les soldats.
Lucrezia, quant à elle, était aujourd’hui considérée par tous comme membre de la bande, Zo et Nico l’avaient invitée à rester.
Le repas du soir était proche, cela sentait le thym, l’ail et le laurier du potage dans lequel on n’avait rien ajouté « qui eût des yeux », une exigence de longue date de Leonardo.
Zo avait disposé des chopes sur la table, dans lesquelles il versa du vin : « Assieds-toi, Leo, pour l’amour du ciel !
- Je préfère rester debout.
- Pour arpenter la pièce comme un lapin dans sa garenne ? Merci bien ! On a besoin de ton attention. Pose tes fesses sur un tabouret en bout de table si tu ne veux pas de voisin, mais putain, as-sieds-toi !
Leo s’exécuta en traînant les pieds et en levant les yeux au ciel.
Quand tous furent installés, Zo lança le débat :
- Tu sais que quoi que tu fasses ou que tu aies fait, tu seras toujours mon frère, mais là, on est tous face à un putain de mur et ça ne va pas. On s’est lancés dans une entreprise commune, on a besoin que tu craches le satané morceau de je ne sais quoi coincé dans ta gorge.
- Chacun voit ce que vous paraissez, mais nous seuls, vos amis, savons ce que vous êtes, Maestro, dit Nico, et nous sentons bien que quelque chose vous pèse depuis notre évasion de la Tour Trouillas.
Leo fixa Lucrezia, ricaneur :
- A vous, Signorina De’ Pazzi, fit-il, ignorant sciemment Riario,. Qu’allez-vous plaider pour appuyer la cause commune ?
- En peu de mots, que j’ai cru suivre un génie florentin pour me retrouver face à un enfant capricieux, dit-elle, sans fuir son regard.
Il n’en croyait pas ses oreilles :
- Ha ! Et vous croyez me faire changer d’attitude de cette façon ?
- Nous espérons vous aider à sortir de cet isolement que vous avez choisi, qui nous tient à l’écart comme si nous ne méritions pas votre confiance.
Il se radoucit quelque peu :
- Je ne peux rien vous dire.
- Que vous reprochez-vous, Leonardo ? Demanda Nico. Je sais reconnaître le sentiment de culpabilité chez vous, je l’ai vu bien souvent.
C’était plus fort que lui, Leonardo se leva et se mit à peser le pour et le contre d’un aveu partiel en marchant. Zo et Nico échangèrent un regard : on touchait au but.
Leo arracha une tête d’ail à la tresse qui pendait devant lui et se mit à la triturer, semant partout des flocons de pelure séchée :
- Il n’y a pas la moindre excuse à ce que je m’apprête à faire, rien que votre insupportable insistance, qui risque de me rendre fou…
- Vas-tu enfin te décider à parler ! ne put retenir Girolamo.
- Il a raison, Maestro : à présent que vous nous avez bien fait peur, il n’y a plus de marche arrière.
- Même si ça vous met tous, chacun d’entre vous, en danger ?
- Ouais… Eh bien, si tu n’as pas perdu la mémoire, c’est ce que tu as toujours fait, parce qu’on était toujours partants ! Là où Leo passe, les catastrophes s’amassent.
Leo battit des bras, exaspéré :
- Je ne cherche pas les ennuis, Zo, ce sont les ennuis qui me trouvent !
- Et qu’est-ce que ce sera cette fois-ci ? Le bateau sous-marin, le parachute du haut d’une montagne de ce foutu nouveau continent ?
Le peintre le fit taire d’un signe de la main et s’arrêta pour se planter devant eux et affronter ce qui allait suivre :
- Pour nous permettre de nous évader, j’ai repris contact avec les Fils de Mithra.
- Deus ! murmura Riario.
- Mais… commença Nico.
- Putain, Leo ! C’est troquer un étron contre une merde, tu le sais, ça, hein ?
- Oui, une prison contre une autre. Et maintenant que vous allez apprendre le pourquoi du comment, vous êtes dedans avec nous.
- Nous ? fit Zo
- Nous.
Zo se tourna vers Girolamo qui, ayant deviné une partie des données du problème, confirma d’un battement de paupières.
- Pour nous sortir du cachot, reprit Leonardo, j’avais besoin d’une personne réceptive aux effets de la pièce à l’extérieur de la prison. Comme Riario était hors course, j’y suis allé à l’aveugle en lançant la pièce d’Al-Rahim. J’ai refait un petit tour du côté des cavernes sacrées des Fils de Mithra et je me suis retrouvé devant… devant Carlo de’ Medici.
Zo se leva vivement :
- Boudin de merde ! Tu divagues, Leo. Tu as tué ce fils de pute de tes propres mains, à Vinci !
- Oui. Mais celui-ci, c’était le Carlo de vingt ans… Vous vous rappelez ? « Le temps est une rivière…
- Et la rivière coule en cercle. Il n’y a ni d’aujourd’hui, ni d’hier, ni de demain, acheva Nico.
- Tout juste ! s’écria Leo, de nouveau surexcité. C’est pour ça qu’étant enfant je me suis en quelque sorte « rencontré », du moins, vu suspendu par un pied, dans une grotte de Vinci.
- Le pendu des tarots, dit Zo, le malheur et un choix.
- Oui. Et pour mon plus grand malheur, et pas seulement le mien, j’ai choisi un jour de suivre les conseils d’Al-Rahim, qui a donné ensuite tous mes croquis d’armes de guerre aux Ottomans.
- Ca n’a pas de sens, remarqua le Comte, Carlo était l’ennemi des fils de Mithra !
- Le Carlo que nous avons connu l’était, dit Leo, sans même le regarder, mais celui-ci est jeune et adhère sans doute encore à la doctrine de son père, Cosimo. Il m’a alors révélé qu’une page du Livre des Feuilles existait encore et qu’elle était en la possession d’un adepte du Labyrinthe et probablement à ma portée. Il m’a proposé de faire empoisonner nos gardes de la Tour de Trouillas si je promettais de lui livrer cette page et si je gardais le secret de notre rencontre.
- Qu’ils aillent au diable ! en conclut Zo. Vous êtes libres, rien ne t’oblige à chercher cette foutue page.
- Si je ne la leur donne pas, ils vous tueront et, vu que je l’ai trouvée…
En dépit de l’entêtement du peintre, Girolamo essaya encore :
- Leo, je te jure que je n’ai plus rien à voir avec le Labyrinthe !
- En es-tu certain ? Il y a un an, tu m’as juré aussi ne rien avoir à faire avec les Ennemis de l’Homme et il s’est avéré que leur conditionnement effaçait tout simplement ta mémoire, que tu exécutais tous ceux de leurs adversaires qui croisaient ton chemin et contrecarraient leurs plans, sans même en avoir conscience une fois libéré de l’emprise du poison…
- Depuis plus de deux mois, nous sommes toujours ensemble, quand je ne suis pas sous la bienveillante surveillance de mon cousin le Cardinal. Comment le meurtrier que j’étais alors aurait-il pu refaire surface sans se trahir ? Bon sang, Leo, c’est moi !!
Leonardo se frotta le visage des deux mains :
- J’aimerais tellement le croire !
- C’est simple : porte-leur cette fichue liste, donne-leur la page, à ces Fils de Mithra. Elle ne représente rien pour moi puisque je-ne-suis plus-membre des Ennemis de l’Homme.
- Je ne peux pas faire ça.
- Pourquoi, Maestro ? Il a pourtant raison.
Leo sourit, en dépit de tout :
- Ca devient ton motto, Nico !
- Quoi ?
- Girolamo a raison.
- Eh bien, quand c’est vrai, c’est vrai… Alors, pourquoi ne pouvez-vous pas donner cette page ?
- Vous avez tous oublié ce que peut faire une simple page de ce foutu Livre des Feuilles ? Vous avez oublié ce qu’un feuillet peut renfermer de connaissances ? Vous avez oublié comment ils se sont servis de mes plans ? Plus de huit-cents hommes ont été décapités à Otranto parce que mes armes avaient permis l’invasion de la ville !
- Les hommes seront toujours les ennemis de leurs semblables, avec ou sans les connaissances du Livre des Feuilles.
- Oui, dit Lucrezia, à nous d’écrire notre propre histoire. A nous de choisir de rester fidèles à nos amis et à nos convictions ou de briser cela comme des lâches, sous la menace d’hommes trop ambitieux et malfaisants.
- Exactement ! Exactement intervint Zoroastre qui, dans l’emballement, s’en fut poser un baiser sonore sur le front de la Signorina.
Leo se rassit.
Tous attendaient sa décision.
Il se resservit du vin, le but d’un trait et se tourna enfin vers Girolamo :
- Alors, tu me la donnes, cette page ?
- Puis-je souligner que tu la tiens en main depuis que tu l’as prise dans mon sac ?
Leo fit une grimace en constatant que tel était le cas, taquina Nico :
- Girolamo a raison, puis dévisagea son voisin.
- Si tu cherches le Monstre d’Italie dans mes yeux, tu ne l’y trouveras plus, Da Vinci.
- Je sais. Le Monstre d'Italie n'avait pas ta voix.
- Alors, je reste ?
- Si tu oses partir, je te poursuivrai jusqu’aux confins de la terre pour te récupérer… Comte. »
Tous reprirent leur souffle suspendu et le vent rappela une fois de plus qu’il le faisait mieux encore.