L'histoire que l'on veut écrire.
Chapitre 13 : Pourparlers
2152 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 12/01/2020 18:22
« Pourquoi se réunir ici ? S’étonnait Giovanni della Rovere. Il y fait glacial et l’endroit est repoussant, Da Vinci ! »
Leonardo jeta un regard autour de lui et réalisa que dans la petite rue étroite roulaient ou volaient en effet des débris de toute sorte, poussés par un vent furieux de février
Il n’avait d’abord rien vu de cette saleté. Il avait choisi cette sellerie parce que personne ne s’étonnerait de voir un petit groupe d’hommes s’attarder et discuter devant elle, mais il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il notât le désordre ou la crasse. Ces derniers temps, son esprit ne se posait nulle part, secoué par l’urgence comme ces détritus par les bourrasques.
« Je ne peux pas vous recevoir chez nous, dit-il, je me suis promis d’éviter à un ami toute conversation supplémentaire ayant trait à votre cousin. Le temps n’a jamais été au beau fixe entre eux et comme le sort de Girolamo m’obsède, j’ai tendance à l’évoquer par trop souvent à son gré.
- Je vois… Mais le lieutenant Doria et moi vous apportons de bonnes nouvelles : notre plan est bien ficelé, ses hommes sont prêts et nous pourrons, avec votre aide, libérer Girolamo dès ce soir.
- Je vous écoute…
Leo avait enfin observé son interlocuteur, tout de noir vêtu lui aussi — le goût pour le noir devait tenir de famille — en tentant de s’imaginer l’effet que ce grand type à l’air furieux ferait sur ceux qui trouvaient Girolamo inquiétant. Son cousin, donnait l’impression d’avoir envie de vous trancher la tête ou de vous faire goûter à quelque poison de sa création. En effet, avec ses cheveux et son collier de barbe couleur corbeau et son regard d’un vert à tout trancher il devait en avoir pétrifié plus d’un dans sa vie. Il le crut sur parole quand il déclara en guise de préambule :
- Je suis un condottière, quand je fais le mal, je le fais bien et je compte bien le rappeler à mon ignoble frère. Quand l’Archevêque aura refusé mon marché — car il le refusera, soyez-en certain, je me débarrasserai de ses gardes de proximité… J’aurai besoin d’aide s’ils sont plus de quatre, c’est pourquoi j’aimerais que l’un de vos amis sachant se battre m’accompagne déguisé en page…
- Notre amie Lucrezia se bat comme un homme, elle se fera un plaisir de vous aider.
- Une femme ?
- Qui vaut bien un soldat, croyez-moi !
- Je vous fais confiance… Dites-lui de me retrouver devant le Palais à cinq heures. Qu’elle tienne un parchemin et qu’elle en frappe la paume de sa main en marchant. »
***
Avant toute autre chose, avant même les fresques somptueuses représentant aux murs et au plafond diverses scènes de chasse, le Condottière et Lucrezia virent Girolamo. Un mannequin de paille tombé sans résistance dans le coin où on l’avait jeté. Il n'était même plus enchaîné, c'était inutile.
Du lustre de ses beaux cheveux et de son collier si bien soignés, il ne restait rien, ils étaient ternes, malades et sales.
Ils se tenaient là, figés, muets, frappés d’affliction dans la luxueuse Chambre du Cerf où Giulio della Rovere avait jugé bon de recevoir un cousin.
C’est la pensée qu’en ce moment même Leonardo et Nico risquaient de se faire prendre dans la tour de Troulas à la recherche du prisonnier qui les secoua de leur torpeur. Cette appréhension et la gloriole de Giuliano :
« Je me suis dit que vous aimeriez voir notre cousin, mon frère, j’ai bon souvenir de votre entente.
Giovanni déglutit pour contrer une nausée :
- Est-il vraiment nécessaire de le laisser mourir de faim ? A en juger par son état, je lui donnerais encore un jour à vivre.
- Il n’en a laissé aucun à notre oncle, pourquoi serais-je plus magnanime ?
- Vous savez très bien comment notre oncle s’est servi de Girolamo, Giuliano, nous en aurions probablement fait tout autant si nous avions dû subir ses violences et sa folie… Mais je ne suis pas venu pour parler d’Alessandro della Rovere, pour lequel je n’ai aucune sympathie comme vous le savez… Il poursuivit, en regardant le prisonnier, dans l’espoir d’un signe de vie : dans une lettre récente, vous suggériez que je vous cède mon fief d’Arce ainsi que la partie sud du duché de Sora. Vu ce que je découvre dans ce superbe cabinet de travail, je me sens disposé à en discuter avec vous, vos notaires, vos banquiers et qui vous jugerez utile en échange de notre cousin… Je vous signe dès maintenant un accord préalable, si vous le souhaitez, à condition que mon page et moi l’emmenions aujourd’hui même à l’issue de notre visite.
L’Archevêque ne put dissimuler un sourire. Il se leva pour faire quelques pas :
- Comment ! Après des années de rivalité à ce sujet vous céderiez ? Tout cela pour lui ? conclut-il sur le ton du mépris et un signe de la tête en direction de Girolamo. Mon frère, avez-vous perdu le sens des proportions ?
- Je vous avoue en avoir assez des querelles et mesquineries entre nous. Ma vie sera plus tranquille si votre ombre ne hante plus constamment mon esprit. Je crois que vous comme moi préférerions arrêter ici tout commerce et faire comme si l’autre n’existait plus. Vous êtes un personnage puissant et peut-être appelé à occuper des fonctions plus importantes encore, ce qui veut dire que vous devez avoir votre lot d’intrigues et de conspirations à mater… De mon côté, j’aimerais jouir de paix quand ma carrière militaire aura pris fin et j’aspire à me préparer une existence sans bataille d’aucune sorte.
Lucrezia observait le visage du cruel homme de Dieu sans y trouver beaucoup d’encouragement à espérer une issue bénéfique. Ses traits se durcissaient, son menton touchait presque son long nez busqué, tant ses muscles se contractaient dans la réflexion. C’était un homme implacable, il n’accepterait sans doute pas ce marché.
Dans son coin, Girolamo gémit faiblement, peut-être au plus mauvais moment. Mais Giovanni tenta d’en tirer parti pour plaider :
- Giuliano, vous voyez bien que cet homme est mort. Vous avez vengé notre oncle par des semaines de souffrance, en quoi pourrait-il encore vous être utile ?
- Peut-être tout simplement à vous tourmenter, Giovanni ?
- Cela vaut donc plus que ces terres idéalement situées entre les Etats Pontificaux et la Sicile ? Vous servez Rome, je présume que l’intégrité de son territoire vous tient à coeur ?
L’Archevêque hésitait…
Mais tout à coup, le lieutenant Doria fit irruption dans la salle en compagnie d’une dizaine de « gardes ».
Voyant son capitaine inconscient dans l’angle de la pièce, il s’y précipita, épée tendue pour empêcher toute intervention du prélat.
Ce dernier, remis de sa stupeur, cria aux hommes armés et à Giovanni et Lucrezia, qui avaient à leur tour dégainé leurs armes :
- Qu’attendez-vous pour tuer ce fou ?
- Vous auriez dû réagir plus vite à mon offre, mon frère. A présent, il est trop tard, nous emportons Girolamo en échange de votre vie.
- Vous ne tromperez pas la garde !
- Nous l’avons déjà fait… Au fait, merci de nous avoir reçus dans vos appartements privés, loin de vos soldats.
- Ne criez pas victoire, imbécile ! La tour de Tourlas est proche, ils seront vite ici. »
Mais il ne restait plus que l’Archevêque, le Duc et Lucrezia dans la pièce : les autres s’étaient déjà précipités dans les escaliers, emportant le Comte Riario.
Ils avaient réussi !
Enfin... si de leur côté Leonardo et Nico s'en étaient tirés.
***
« Zo ! Je suis avec des amis, ouvre-nous la porte ! »
Zoroastre reconnut l’urgence dans les coups à la porte et dans le ton de Lucrezia, posa ses cartes et courut ouvrir.
Tous étaient partis depuis bien trop longtemps à son goût, depuis des heures, l’appréhension jouait de ses voiles de danseuse malveillante autour de lui.
Deux soldats se précipitèrent à l’intérieur dès qu’il entrebâilla la porte, le poussant sans ménagement. Ils portaient un corps.
« Putain ! Qu’est-ce que… Oh, non ! Merde ! Ne me dites pas qu’on va recommencer à collecter des saletés de cadavres pour les expériences du Maestro Da Vinci ! geignit-il en portant la main à son front.
Un autre type entra, haut comme le grand buffet de la pièce commune. D’un geste vif, il plaça la pointe de son couteau sur la gorge du tarologue et dit, entre ses dents :
- Une seule plaisanterie sur l’état de mon cousin et je vous prive à jamais de vos cordes à rengaines. Est-ce clair ?
Ses yeux confirmaient la menace, Zo fit « oui » des paupières :
- Mais ça m’aiderait de savoir qui, en particulier, je ne dois pas insulter.
Lucrezia s’approcha et posa une main pacificatrice sur les épaules des deux hommes :
- Voici Giacommo della Rovere, Duc de Sora et cousin de Girolamo, Zo.
- Della Rovere ? Il y a encore un membre de la famille qui fréquente ce… le Comte ? se reprit-il, juste à temps. Mais, où est Leo ? Et Nico ?
Soudain, il comprenait qu’ils avaient ourdi un complot pour sauver ce chien de Riario. Sans même lui en parler !
- Nous ne le savons pas, avoua Lucrezia. Puis, se tournant vers les deux soldats : suivez-moi, Lieutenant Doria, je vous montrer où installer votre Capitaine…
Le bras droit du malade retomba alors de la hanche sur laquelle il reposait et, du coin de l’oeil, Zo vit la bague à la main droite du Comte, passée à son pouce :
- Il ne pouvait plus la porter à l’annuaire, pensa-t-il, sans se rendre compte qu’il murmurait.
- Que dites-vous ? demanda Della Rovere.
- Oh ! Pardon… Oui… sa bague. Je parlais de sa bague. Il la portait à l’annuaire, elle est à son pouce… Encore bien qu’on lui ait laissé…
- Oui, bien sûr ! Vous l’avez sans doute remarquée dès votre première rencontre, elle attire le regard d’hommes comme vous, dit le Duc en ôtant ses gants d’un geste qui n’était pas sans rappeler l’élégance de son cousin. Il fit signe d’entrer à un groupe d’hommes restés à l’extérieur.
Zo rougit :
- Oui, je suis un putain de voleur depuis toujours, c’est vrai. Il faut bien survivre, quand on n’est pas bien né… Mais bien sûr, vous ne pouvez pas le savoir, vous qui posez votre cul sur des coussins de soie !
Neuf soldats pénétrèrent à leur tour dans la salle commune.
- Ces hommes appartiennent au régiment du chevalier Doria, dit Giovanni, ils resteront ici pour veiller à votre sécurité. D’autres sont un peu partout en ville et ne repartiront que quand Girolamo se sentira en état de reprendre la route avec vous… Je suppose qu’il est toujours d’actualité de sauver votre peau ? On dit que même la vermine périt, une fois attachée sur le bûcher.
- Je sais ce que vous me rappelez. Vous me rappelez que je suis redevable à Riario. Mais, laissez-moi ouvrir vos yeux encrottés de convenances et de grands airs, Duc : c’est pour la sacrée bonne compagnie de Leonardo que le... “Capitaine de la Sainte Eglise Romaine“ a fait ce voyage, pas pour ma putain de survie ! … Est-ce assez clair ?
- Dans ce cas, je dirais qu’il a manqué de clairvoyance : il y avait cent autres façons de déguiser leurs amours interdites, il aurait dû choisir un autre prétexte plutôt que de prévenir Da Vinci, un motif qui en vaille la peine… Mais vous me pardonnerez, je veux voir mon cousin et veiller à ce qu’on le soigne de la bonne manière.
Sur ce, il tourna le dos à Zoroastre, qui, à la fois blessé et rageur, donna un grand coup de pied à un tabouret qui se trouvait dans le passage :
- Venez, Messieurs, dit-il aux soldats, je crois que nous avons bien mérité une chope de bière… Dites, est-ce que vous connaissez les vertus du tarot ? Je peux vous prédire votre avenir pour quelques petites pièces et… »