L'histoire que l'on veut écrire.
Chapitre 12 : Deux conversations.
2101 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 15/12/2019 15:56
Deux jours plus tard, à Rome, le lieutenant du Comte s’entretenait avec le frère de l’Archevêque dans une auberge des bas-quartiers, là où personne ne chercherait des hommes de leurs rangs.
Des cochons et des poules rivalisaient pour dérober la nourriture des clients, il régnait ici une odeur de détritus, d’eau croupie et de pourriture (des rats sous les planchers sans doute), mais là était évidemment l’intérêt de l’endroit. Aucune soie ou dentelle ne se frottait jamais à ces bancs et tables collants de graisse et de bière.
Il pleuvait comme au jour du déluge, l’établissement était bondé et bruyant. L’idéal pour masquer les voix de deux comploteurs.
« Cela vous étonnera peut-être, lieutenant Doria, disait Giovanni della Rovere, mais mon voyage à Rome n’avait précisément d’autre but que d’en apprendre davantage sur le sort de mon cousin. Et voici que vous me contactez ! On sait que Girolamo est tombé entre les griffes de mon frère à Avignon et j’espérais de l’aide du Saint Père en personne.
Andrea Doria le fixa, la bouche amère :
- N’y comptez pas, Monseigneur. Le successeur du Gonfalonier Papal est déjà sur le pas de la porte : Innocent VIII favorise lui aussi son fils illégitime. Et puis, vous savez pourquoi Girolamo a pris congé... or la haine que le pape porte aux sodomites est obsessionnelle.
- Comme si l’Eglise en était dépourvue ! dit le Duc, irrité.
- Figurez-vous que j’ai à mes côtés un groupe de soldats qui pensent comme vous.
- Bon sang ! Mon oncle passait lui-même son temps en compagnie de très jeunes hommes — que mon cousin était chargé d’expédier vers Dieu après usage, des témoins gênants… Et quand je dis hommes, je suis à côté de la vérité, c’étaient des enfants !
- Tout le monde le savait, mais nul n’aurait osé le penser à voix haute. Sixte se montrait raffiné dans le châtiment, il éveillait la crainte chez les plus courageux. Cependant, cette fuite est tout autre chose : lorsqu’il s’agit de relations entre adultes… Nous sommes bien placés pour savoir que les hommes qui vivent en permanente promiscuité finissent, pour certains, par développer une attirance et même des sentiments pour leurs compagnons.
- C’est vouloir se cacher la vérité de notre nature humaine que de le condamner, nous sommes d’accord ! Si on ajoute à cela que vos rapports sont basés sur la confiance et, in fine, le respect et la reconnaissance mutuels…
- La sympathie, coupa Doria… Diable ! beaucoup n’en reçoivent même pas autant de leur famille ou de leur épouse… Tout ceci pour vous dire que pour eux comme pour moi, on ne touche pas au Capitaine Général Riario, pas sans que nous tentions quelque chose pour le sauver.
- Combien de vos hommes sont encore de cet avis ?
- Trente-huit ont pour ainsi dire déjà revêtu leur cotte de maille, deux cents attendent qu’on les appelle en renfort si nécessaire, mais pour la sécurité de notre groupe, seuls trente-huit sont dans la confidence.
Giovanni hocha la tête et fit une mimique admirative :
- C’est une très belle équipe déjà. Il me reste à retrouver et contacter les compagnons de route de mon cousin. J’’ai envoyé quelques espions à Avignon dans ce but. Vous pourriez m’en dire plus sur eux ?
- A Rome, c’est le sujet principal des nouvelles qui se chuchotent : Da Vinci est de la partie, c’est certain.
- L’ingénieur des Medici. Lui, je le connais.
- Niccolò Machiavelli, un jeune clerc de Milan qui a conseillé l’actuelle Mère de Florence en l’absence de Lorenzo. Il y a aussi un détrousseur des marchés et expert en tarots, Zoroastre da Peretola, de son vrai nom Tommaso Masini. C’est un ami de longue date de Da Vinci. Il figurait sur la « liste noire du Pape », que j’ai pu me procurer. Il semblerait que Riario soit parvenu à supprimer le nom de Machiavelli, mais pas celui de Da Peretola. Tout ce qu’il pouvait faire c’était de mettre l’homme en garde. Quant à Da Vinci, ses relations avec le Duc de Milan et momentanément encore avec la nouvelle épouse de Lorenzo de Medici le protègent.
- Hm ! Mais, dites-moi, qu’est-ce qui vous a poussé à penser que ma sympathie allait davantage à mon cousin qu’à mon frère ? Après tout, il se dit beaucoup que Girolamo aurait étranglé mon oncle, le Pape, de ses mains.
- Il se dit beaucoup aussi que le Très Saint Père avait mérité la vengeance divine et que votre frère et vous êtes en désaccord pour le moment, sourit le Lieutenant.
- Cette rumeur est vraie : nous nous battons comme des chiens ! rit le Duc.
Doria leur resservit du vin :
- Comment était le Capitaine, quand vous étiez de jeunes gens ?
- Tel qu’il est aujourd’hui : secret, fermé à triple tour. Une éducation au monastère sous la guidance rien moins que bienveillante de mon oncle ne prédispose pas à la spontanéité. Je pense qu’il n’est pas un châtiment auquel il ait échappé. Nos goûts communs pour les chevaux et les livres d’histoire nous rapprochaient cependant et avec moi, il se sentait plus libre.
- C’est bien ce que nous imaginions, nous qui le suivons depuis des années. Voyez-vous, il est obsédé par la discipline et la justice... ce qui en fait un chef des plus respecté, vous vous en doutez. La discipline sans équité dresse les hommes contre leurs supérieurs, mais Riario veillait toujours à se montrer juste.
- Savez-vous ce qui aurait pu l’inciter à suivre les trois autres en exil ?
- Da Vinci. A chaque fois que j’ai eu l’occasion de le voir en présence de l’artiste et de Machiavelli, j’ai découvert une autre facette de notre Capitaine. Da Vinci est spontané, familier, brillant, il rayonne. Quant au jeune Machiavelli, je l’ai connu assez naïf mais curieux et avide de connaissances. Riario pourrait voir en lui un élève… En somme, je crois que ce sont les seuls amis qu’il s’autorise, à part vous-même bien entendu.
- Et vous.
- Oh, notre fonction l’empêche de se sentir en ma compagnie aussi libre qu’avec eux… il était mon Capitaine, certaines barrières s’imposent.
- Mais vous êtes prêt à risquer beaucoup pour le libérer.
- Nous sommes plus de deux cents dans le cas.
- Bien, dit Della Rovere en se levant (un homme rectangulaire, grand et solide comme une garderobe) je vous informe de tout ce que j’apprends au fur et à mesure de mon enquête. Le temps presse car un homme de mes connaissances m’a rapporté avoir vu Girolamo en bien triste état il y a seulement deux jours… Dites-moi comment vous contacter.
- Une vingtaine des trente-huit dont je vous ai parlé se trouvent déjà en Provence. Nous nous y rendons trois par trois depuis que nous avons entendu les premières rumeurs… Vous pouvez prévenir le soldat d’Angio, Celestino d’Angio, chez sa tante, à Avignon même. Je vous note l’adresse. Il arracha une feuille à son carnet et écrivit en poursuivant : la dame est assez âgée, elle ne fera ouvrir qu’à une personne annonçant « la robe neuve de Célestine est prête ».
Giovanni rit de bon coeur :
- Dans ce cas, j’ai tout intérêt à envoyer une espionne : mes hommes ne seraient pas très enthousiastes d’aller parler falbalas avec une vieille dame !
- Je le comprends. Quant à moi, je suis encore ici à la caserne, pour deux jours. Ensuite, je me rendrai à Gênes et de là à Nizza où on pourra me trouver à l’ « auberge des quatre bras ». Dès que j’aurai atteint Avignon, il sera possible de me contacter par l’intermédiaire de cette même tante de Celestino. J’y passerai tous les jours dire que la robe neuve de Célestine est prête ! » sourit ce soldat à l’air sévère.
Les deux hommes se serrèrent la main et se séparèrent sous la pluie battante.
***
Auprès d’un feu féroce, dans la petite maison qu’ils s’étaient décidés à louer pour une bouchée de pain en échange de quelques petits travaux, Lucrezia et Zo jouaient aux cartes à même le sol.
Leonardo et Nico traînaient en ville, en quête d’informations utiles. Après tout, ils étaient en France pour un bon bout de temps, il y avait bien des choses à apprendre dans de nombreux domaines de la vie quotidienne.
Lucrezia était superbe, dans sa tenue masculine. Les bijoux fixés sur ses manchettes de cuir, le collier de velours près du cou orné d’une émeraude, la veste cintrée en velours de soie pourpre sur des pantalons de cuir, tout soulignait sa grâce et sa beauté.
Zo devait se faire violence pour rester un tant soit peu concentré sur le jeu inventé par Leo, qu’il était en train d’expliquer à leur compagne de voyage :
« Non ! Tu ne peux pas poser ce cinq de pique sur mon coeur…
- Mais… C’est un trois de coeur… Le cinq est bien supérieur, non ?
- Pas quand il s’agit d’un coeur. Le coeur domine toutes les autres cartes, tu te souviens ?
- C’est vrai ! Ca ressemble bien à ton ami, sourit la jeune femme.
- Ouais ! Pas toujours... Pas avec tout le monde.
- Voilà un six de coeur… Et je te prends ta main.
- Tu as déjà pris mon coeur.
- Comment, cela ? s’étonna Lucrezia en vérifiant ses cartes.
- Non, rien.
Elle rit :
- Oh, je vois… tu ne parlais plus du jeu ! Pardon pour ça, Zo, je n’ai rien fait pour te le voler et je ne peux pas le garder, conclut-elle plus tendrement.
- Le tien est déjà pris, c’est ça ?
- Non. J’ai décidé de le garder pour moi seule et de vivre en femme indépendante.
- Tu te fais des illusions. Notre maudit monde n’est pas prêt pour ça. Les femmes sont des épouses ou des nonnes…
- Merci d’avoir éludé la troisième catégorie !
Il posa les cartes sur le sol et la dévisagea :
- Comment tu peux être aussi détendue ? Je veux dire, tu es en fuite, comme nous, tu ne sais rien de ce qui t’attend, tu as abandonné ta dame de compagnie en pleine nature en sachant qu’elle ira sans doute tout baver dans ta famille et malgré ça, tu parviens à rire !
- Je ne suis pas inconsciente, rassure-toi, mais si ce n’est l’inquiétude que je ressens pour le Comte, je me sens plus libre et plus joyeuse que je ne l’ai jamais été… peut-être, précisément, parce que je ne sais pas ce qui m’attend. Je règle ce problème avec vous et puis, on verra. Je tenterai sans doute de gagner ma vie chez un imprimeur, puisque j’aime les livres. Ou alors, je trouverai une petite dame de la noblesse en quête de compagnie et de protection : je suis plutôt douée avec ma rapière et mon poignard !
- Ha ! J’avais bien compris.
- Et toi ? Que feras-tu en France ?
Zo haussa les épaules et se leva pour ajouter une bûche dans l’âtre :
- J’irai où Leo décide d’aller, comme toujours.
Lucrezia baissa les yeux sur son jeu :
- Tu… tu sais qu’il devra retourner à Florence puis à Milan dès que tu auras découvert un protecteur, non ?
- Si on dansait ?
- Quoi ?
- Il faut que tu m’apprennes à danser… On ne sait pas ce que ce coquin d’avenir me réserve ! Je serai peut-être embauché comme bouffon du Roi, après tout ? Qui sait ?
- Non. Aucun roi ne te laissera approcher de sa reine, Zo.
- Ou de lui-même ! » rit-il.
Mais Lucrezia devinait que, peut-être pour la première fois de sa vie, ce grand gaillard avait vraiment peur d’envisager l'avenir, la même crainte qu'on ressentirait si l'on se savait perdu, tout seul, au milieu d'une forêt inconnue.