Expérimentation
Dans la citadelle, je gambade librement en compagnie de Lavi, avec lequel j'échange des banalités. Du genre « Et du coup, cela se passe comment avec Bookman ? ». Lui et moi sommes étonnamment assez proches. Lavi me connaissait depuis deux ans, il me semble. Il avait alors seize ans, et moi douze treize. C'est une étrange relation, construite sur des mois entiers de chasse à l'homme. Mais bon j'aime bien Lavi, alors tant pis.
Je le soupçonne cependant de faire des détours monstrueux. Nan parce qu'on marche depuis dix minutes là, et il m'annonce qu'il en faut vingt pour atteindre notre destination, le bureau de Komui.
Vingt putain de minutes pour arriver chez Komui. Je vais péter un câble.
J'entrouvre mes yeux pour connaître la réponse à la question que je m'apprête à poser. Lavi me répondra par un piètre mensonge. Mentalement, je modifie mes questions jusqu'à ce que j'obtienne la vérité.
Ainsi donc, en vrai, vaut mieux que je ne croise pas certaines personnes si je ne veux pas déclencher un chaos général. Ces "certaines personnes" sont les Traqueurs, et les exorcistes.
Lavi, je ne sais pas comment tu fais pour éviter la moitié de la Congrégation.
Au bout de vingt minutes, donc, nous arrivons.
Une odeur de papier et de poussière flotte dans l'air. Je sais que le bureau de Komui est censé être un vrai bordel, mais de mon point de vue, je ne vois pas vraiment la différence avec un lieu rangé. Par contre la poussière irrite mes narines.
Toujours à l'entrée, j'anticipe les sarcasmes de Komui et je décide de couper court à tout conflit :
« Bon. Et si vous m'expliquiez pourquoi j'ai été convoquée ? »
Enfin presque.
« Tu devrais le savoir…, dit Komui joyeusement.
— Mon arme ne me sert pas à jouer aux devinettes, monsieur. »
Du moins pas tout le temps. Le Grand Intendant soupire de résignation, comme si ce qu'il s'apprête à dire lui arrache le cœur.
« Installe-toi, s'il te plait », dit-il doucement.
Oh le choc ! Il me dit "s'il te plait" en plus !
Comme toute les trente secondes, j'entrouvre légèrement les yeux. Cette histoire pue la merde. L'auteure n'aurait pas changé de scénario à la dernière minute comme pour ma synchro, si ? Nan parce que là, je suis seulement censée rencontrer Peggy.
Malgré tout, je m'exécute et je finis par m'assoir sur un canapé après que ma canne l'ait heurté. À ce moment-là, j'entends des bruits de pas : plusieurs personnes entrent. On se place devant, derrière et à côté de moi.
Je le sens mal. Genre, vraiment mal.
« Enchanté, Merry. »
Ça y est ! C'est officiel, parfaitement clair, mon auteure a changé le scénario ! Et qui va se casser de nouveau le cul pour deviner le futur, c'est qui, c'est bibi !
À mon avis, elle s'est aperçue de l'incohérence de plan originel. Bref. J'utilise mon Innocence afin de deviner la suite des évènements.
Ma mâchoire se décroche. Je... mais... how...
Il me faut quelques minutes pour me relever de ce coup de pute d'une puissance cosmique. Autant pour moi que pour vous.
Bah oui. Car autant moi, ça casse tous mes plans, autant pour vous, la seule chose que vous allez voir, c'est le truc qui vient juste en dessous, ça :
OoOoO
Ainsi, pour vous, une ligne, et pour moi, une dizaine d'heures plus tard... wait, après cette scène y'a rien de passionnant. Bon. On va dire le lendemain.
Donc, le lendemain, je me réveille. Logique. Allongée sur le lit, je tergiverse : dois-je vous faire un compte-rendu des évènements ?
Ouais mais si mon auteure a coupé ça veut dire que non. Mais d'un autre côté, elle va bien devoir se rendre compte que ma nouvelle condition nécessite quelques explications, non ?
...
...
... bon, d'accord. J'ai compris hein, pas d'explications avant une bonne dizaine de chapitre où madame daignera de raconter qu'est-ce que j'ai fait pendant dix heures avec Komui et ses supérieurs. Et non, c'était pas une partouze.
Bref. Néanmoins, tu concéderas que je dois expliquer au moins cinq minutes de ces dix heures, sinon les lecteurs ne vont rien comprendre.
Alors, il faut que vous sachiez que je ne peux pas sortir du Q.G., parce que... STOP !
Comment ça, pas de monologue bloc de pierre ?
Bon, bon.
Je vais dehors, ceux qui lisent finiront bien par comprendre.
Sur ce dialogue avec mon auteure où vous n'avez rien compris ou presque, je me lève pour sortir dehors. À contrecœur, je re-remets mes habits d'avant-hier, tout simplement parce que je ne peux pas me permettre de me balader nue à la Congrégation. Je n'ai rien pris avec moi lorsque je suis venue ici.
Une fois prête, je sors dehors, avec pour mission de me trouver des vêtements. Ma vie est d'un ennui, je vous jure.
Étant donné que Lenalee me déteste — un jour elle vous dira pourquoi —, il est inutile d'aller lui demander des vêtements. Du coup, je ne vois qu'une seule solution, c'est d'aller voir directement Peggy. Comme ça je fais d'une pierre deux coups : vous la rencontrez, et vous connaîtrez mon nouveau statut au sein de la Congrégation.
Du coup, j'entrouvre mes yeux afin de savoir où je dois aller pour la rencontrer. Si je vais à la salle d'entrainement, c'est mort, si je vais à la bibliothèque je verrai Lavi et... Allen... ah, si je vais à la cafétéria je la rencontrerai.
Je me dirige donc vers celle-ci. Il me faut quelques minutes pour y parvenir. Une fois à la cantine, je me dirige avec ma canne, laissant tomber mon troisième œil. Si quelqu'un me lance quelque chose, de toute façon, je l'éviterai par réflexe. Il n'y a que peu de monde, vu qu'il est tôt, encore plus tôt que hier, il me semble.
Par contre Peggy m'a clairement repérée. Pendant que je m'approche d'elle, sans commander quoique ce soit auprès de Jerry, je prends un temps pour rassembler ce que je sais de ma Mary-Sue.
Comme vous le savez, elle me ressemble physiquement, ce qui à une époque me faisait rire, étant donné que comme elle a une tête de femme du Moyen-Orient, je la voyais mal avec Allen. Je veux dire, physiquement, je trouvais le mélange comique, car on n'allait pas ensemble. Bien sûr, maintenant j'ai un peu oublié pourquoi je riais.
Concernant son caractère, en revanche, c'était plus compliqué. Peggy était une parodie de Mary-Sue. Elle n'était même pas une véritable Mary-Sue en soi.
Une fois que ma canne touche son banc, je m'arrête.
Je dois avouer que je m'attends au pire. Quand je l'avais originalement écrite, j'avais exagéré mes défauts à un point colossal. Je l'avais rendue stupide, ridicule... et je m'en veux, au fond.
Il m'avait fallu des années avant de m'apercevoir que descendre les Mary-Sues était débile. Parce que si nous pouvions naître avec une plume merveilleuse dès le début, c'eût été trop beau. Parce que l'acharnement dont on faisait preuve frôlait le ridicule. Parce que je n'avais pas besoin de me moquer pour me sentir mieux.
Mais ce qui me mortifie le plus, c'était ce que j'ai fait à Peggy. Je l'ai traînée dans la boue, je me suis moquée d'elle, et quand j'en ai eu assez, je l'ai jetée comme une poupée, elle et son monde à la noix. J'ai créé une horreur en voulant plaire à tout le monde.
Et j'en étais, humiliation suprême, à être avec elle dans le même camp, pour des raisons peu nobles. Avec le sourire, à faire comme si rien ne s'était passé.
Mais le pire, ce sont les lecteurs qui savent que mon auteure va faire comme toute anti-Mary-Sue qui se respecte, hein. Se moquer. Moi je ne peux pas. Mon auteure le sait, ce n'est pas logique que je me moque. C'est pour ça que je grince des dents.
Je me résigne à dire, les mots s'arrachant de ma bouche :
« Bonjour, Peggy. »
Il faut une bonne minute à mon interlocutrice pour qu'elle daigne de réagir. Je l'entends poser délicatement ses couverts. Elle est de dos, et elle ne se retourne pas.
« Bonjour, Merry. »
Nous restons silencieuses. Je décide de m'asseoir à ses côtés. J'ouvre mes yeux pour savoir ce qui ne va pas : dans l'histoire originelle, Peggy aurait dû m'attaquer. Elle ne le fait pas, j'en déduis que c'est une autre conséquence du changement imposé par l'auteure. Je tente de savoir ce qui se passe, et dans un "futur", je lui pose quelques questions absolument dérangeantes.
Peggy ne sait pas qui je suis.
Elle ne sait pas que je suis son auteure, encore moins que la fin du monde approche par ma faute. Alors qu'elle est censée le savoir, car à l'époque, je le lui ai dit. Quand j'ai écrit ma fanfiction.
Mais dans cette timeline, Peggy ne m'a jamais rencontrée... tout simplement parce qu'elle n'a pas eu ce passé merdique dans lequel je me moque devant elle...
Voilà pourquoi Peggy ne m'attaque pas. Je l'ai fuie pendant des années... pour rien. Enfin non, car mon auteure ne supporte pas la magie de Word. Officiellement donc, mon Fanfiqueur... bah, quelle importance...
Peggy est triste actuellement. Je sais pourquoi, grâce à mon Innocence, mais j'y suis étrangère. Totalement étrangère. C'en est presque de l'humour noir. Franchement, je me torture l'esprit, et elle, elle... Peggy a une peine d'un tout autre calibre. La situation mériterait une parodie à elle seule.
Je sais que je ne peux pas être amie avec elle — ma culpabilité m'en empêche —, mais de ce fait, pour qu'elle ne m'aime pas je suis obligée de la jouer grosse connasse. Toutefois, je ne veux pas la blesser... je n'ai donc pas le choix...amies donc ?
Mais bah, ai-je le choix ? Mon seul salut... c'est la fin d'Expérimentation.
J'inspire donc à fond, et je prends un air solennel, qui contraste avec ma réplique fantasque :
« Je t'informe tout de suite que je vais voler tes vêtements si tu ne me les prêtes pas. Sinon, enchantée de te connaître, Peggy. »
L'adolescente — de mémoire, elle avait mon âge la fille — fait un mouvement que je n'arrive pas à identifier. Après un long silence, je décide finalement de lâcher des infos sortis de mon cul, comme dans 90 % de mes conversations :
« Écoute. Je sais que tu me testes pour savoir quelle genre de personne je suis, alors je vais mettre les choses au clair tout de suite sur ma nature : tu n'aimes pas Allen. Arrête de culpabiliser et de te torturer. »
Alala. Peggy doit mais TELLEMENT se demander d'où je sors. C'en est presque épique, si j'ose dire. Franchement, je suis une parfaite inconnue pour elle ! Bon, pas tellement, vu qu'elle doit avoir eu des échos de la part de tout le monde.
Concernant Allen, vous vous demandez sans doute ce qui se passe. Eh bien...
« Peggy…, dis-je doucement. Tu as choisi Allen uniquement parce qu'il me défendait, à défaut de l'autre. Tu m'as choisi moi au détriment de lui. J'en suis touchée, mais que vas-tu faire maintenant ? Essayer d'aimer Allen ? Il t'aime, tu étais avec lui, certes, mais tu sais qu'il ne te rendra pas heureuse. Tu aimes quelqu'un d'autre que tu as rendu malheureux en choisissant de te torturer pour lui. »
Oui, j'ai osé.
J'ai osé faire un remix de Twilight version DGM avec Allen dans le rôle de Jacob. Ce qui signifie que Peggy va lui mettre un bon gros râteau des familles.
... me jugez pas, j'avais douze ans.
À mes mots, Peggy reste silencieuse, sans doute bouche bée parce que... eh bien parce qu'une inconnue venant vers vous en menaçant de vous voler vos vêtements avant de vous consoler sur des choses qu'elle ne devrait même PAS savoir... ben ça choque. J'en profite pour rajouter :
« Tu voulais savoir ce que j'étais. Je t'ai répondu avant que tu ne poses la question. »
Il faut une bonne minute à Peggy pour qu'elle me réponde.
« Eh bien. Je ne m'attendais vraiment pas à ça de ta part, Merry. Il semblerait que les rumeurs à ton sujet soient vraies, tu extirpes la vérité des gens grâce à ton Innocence... »
Sa voix est sèche. Je ris :
« Allons, ne sois pas triste... il s'en remettra. »
Non, il ne s'en remettra pas. Je le sais, je l'ai vu dans ses pires moments.
Peggy reste silencieuse.
« Bon, je sais que j'ai le plus mauvais timing de tous les temps, mais est-ce que quelqu'un pourrait s'étonner du fait qu'il parait je te ressemble comme deux gouttes d'eau ? Ou du fait que je vienne en mode yolo et que tu n'as aucune réaction normale ?
— ... sais-tu ce qui se dit à ton sujet ? »
... hein ?
« Euh... non, réponds-je par réflexe.
— Ici, tu es considérée comme une salope..., me dit Peggy, glaciale. Et je comprends maintenant pourquoi. »
Il y a un silence.
« Tu sais, Merry... au début, ils ne voulaient pas que je te voie. Ils ne m'ont envoyé sur aucune mission te concernant. »
Je sais, j'y ai moi-même veillé.
« Je suis ta sœur, tu comprends. J'ai préféré être mal vue que de suivre le mouvement. Je suis détestée, ici aussi et je... »
Oui parce qu'ils avaient bien dû établir un rapport de parenté avec ma MS.
Peggy se tait quand je la serre soudainement dans mes bras.
« Désolée pour ce que je t'ai dit, sœurette..., dis-je, les mots s'arrachant de ma bouche.
— ... mais c'est la vérité... non ? se met à pleurnicher ma "sœur" après un LONG silence. Haha, laisse tomber. Je t'embête avec mes problèmes de cœur alors que tu es devant moi... mon double. Je t'attends depuis dix ans... ma famille... et je suis dans un état pareil pour des conneries... »
Elle n'a pas tort, en un sens, mais je me garde de le lui dire. Ma culpabilité est bien trop haute pour que je dise quoi que ce soit.
« Tu m'as manquée... »
Muette. Je suis muette. Des larmes de rage montent, pendant que je les fais passer pour de la joie, alors que je sers Peggy, qui se met aussi à sangloter doucement.
Au bout d'un temps, je n'en peux plus, et je décide de rompre notre étreinte. Un long silence de cinq minutes s'installe entre nous : je n'ai rien à dire à Peggy. Elle ne le sait pas. Peggy commence donc par dire :
« ... tu voulais des vêtements, Merry ?
— ... Ouep... je n'ai pris que les habits que je porte, et comme nous sommes destinées à avoir la même taille..., ris-je.
— Bah remarque, tu me ressembles tellement que je ne serais pas étonnée que nous soyons la même personne ! »
OoOoO
« Merry, ça te dérange si je t'habille ? » me demande Peggy alors que nous sommes assises sur son lit, dans sa chambre.
Nous avons passé les deux dernières heures à essayer des vêtements. Ou plutôt, Peggy a passé deux heures à tenter toutes les combinaisons possibles d'habits sur moi, les sortant de je-ne-sais-trop-où.
Ah, et by the way, pendant ces deux heures, je suis officiellement devenue sa sœur jumelle pour mon plus grand déplaisir. Et sa besta, aussi. On pouvait lire dans les pensées de l'autre, presque littéralement, car nous ressentions ce que ressentait l'autre. Mais on n'en parlait pas directement, car notre entente était toute récente, fragile...
« Euh... pourquoi... ? m'étonné-je. Ils sont très bien mes habits ! ... non ?
— J'avoue, tu es si sexy avec ta mini-jupe rouge fluo, tes sous-vêtements noirs qu'on voit à chacun de tes mouvements et ton débardeur rose fuchsia délavé.
— Est-ce de l'ironie que je perçois ? Pour ma défense, j'ai vécu une grande majorité du temps en compagnie de monstres dégueulasses.
— Certains Akumas ont du goût ! rétorqua Peggy. Toi, non. Enfin, passe encore pour les couleurs, mais on ne mets pas de mini-jupe avec ce type de basket !
— Il faut dire que c'est plus pratique que des ballerines pour un combat contre des Akumas...
— Et bien ça va changer maintenant. C'est pas comme si on allait te confier une mission.
— Ne m'en parle pas... je n'arrive pas à croire que l'Ordre ait décidé de me cloîtrer ici jusqu'à ce qu'ils aient déterminés pourquoi le Comte me pourchasse. Quand on sait que toute l'action se passe au-dehors... »
À comprendre : toute l'histoire de Man se passe en-dehors de l'Ordre. Comptez donc pas sur moi pour changer quoi que ce soit, c'est juste mort. Voilà donc mon nouveau statut : je ne peux pas mettre un pied dehors, alors que normalement tous les exorcistes sortent pour aller chercher des Innocences au travers du globe et attraper des compatibles avant que le Comte ne les détruisent/tuent.
Pourquoi ? Eh bien parce que d'une part, on ne veut pas que je m'échappe. Nan parce que la confiance, elle est pas là, hein. Bien sûr, personne n'essaye de m'enfermer dans une cellule, mais c'est uniquement parce qu'ils savent d'expérience que c'est complètement inutile. Je n'aurais pas été aussi "forte", ils m'auraient attachée sur un lit dans une cellule pendant des mois, faut pas déconner.
Et d'autre part, on pense sans doute que le Comte a une bonne raison de vouloir à tout prix me détruire. Parce que franchement, le grand méchant de l'histoire me déteste mais à un point... les moyens qu'il emploie sont juste ridiculement élevés pour tuer une seule personne.
« Les hauts gradés pensent sans doute que tu es le Cœur », déclare Peggy.
Non, le Comte veut juste ta peau ma chérie, mais ses larbins m'ont confondue avec toi. Et pendant que tu menais ta vie pépère, moi je devais affronter ton passé.
Malgré tout, je joue le jeu. Pour les non-initiés.
« Le quoi ?
— Le Cœur. C'est une Innocence un peu spéciale. Si elle est détruite, les autres Innocences le seront aussi, et nous perdrons face aux Akumas. Du coup le Compatible du Cœur ne doit pas se battre.
— C'est joyeux.
— Tavu, rit Peggy. Bref, c'est décidé, je t'habille.
— D'accord, d'accord... »