Uncle meat

Chapitre 1 : Uncle meat (Session # Fan)

Catégorie: K+

Dernière mise à jour 10/11/2016 02:02

La deuxième lune s'était levée mais elle n'éclairait pas beaucoup plus les rues obscures des bas-fonds de Ganymède, que la précédente. Près du dépotoir, les enfants désoeuvrés comptaient le nombre de pattes des scolopendres grouillant sous le tapis de cartons désagrégés. Ils s'amusaient à les balancer sur un chien afin qu'il les dévore. C'était une activité un peu absurde, un peu cruel, mais cela les occupait. Le son de l'harmonica joué par un vieillard accroupi au coin de la rue se mêlait au rire des enfants, aux aboiements du chien, et enveloppait le quartier d'un encens nostalgique. Il rappelait la Terre natale. Une vapeur légère enfumait les rues, ce n'était pas du brouillard. Juste un voile sur la misère ambiante pour donner au quartier, l'allure d'un mauvais rêve.

Quelque part au croisement des rues, un chat borgne contemplait d'un air majestueux son royaume tracé par son champ de vision. Son oeil injecté de mépris dévisageait tous les autres chats traversant son périmètre sacré. Agacé, il était prêt à bondir sur eux pour les lacérer. Mais brusquement, il se fit éjecter de son trône par un pied indélicat. Le chat effrayé et humilié d'être tombé si bas, miaula rageusement contre l'usurpateur à l'imposant gabarit qui avait osé l'attaquer par derrière. Sans prêter le moindre regard au félin furibond, l'inconnu se contenta de lui jeter son mégot de cigarette, et il descendit du perron.  

L'homme portait un chapeau feutre beige assorti à son pardessus. Malgré la température caniculaire, il avait remonté son col comme s'il avait froid. Hormis les chats, il était le seul à errer dans le coin. Les gens qu'il rencontrait ne se déplaçaient pas, ils bavardaient sur les trottoirs ou observaient le ciel. Leur visage marqué par la lassitude semblait attendre quelque chose qui ne viendrait jamais. En contournant la rue, l'homme se mit à siffloter un air triste. Il s'arrêta pour allumer une nouvelle cigarette et écouta le joueur d'harmonica sans le regarder.  Les grosses lunettes noires qui masquaient ses yeux, formaient le paravent de son expression. Pourtant, on devinait dans son attitude qu'il était sensible à cette musique. Il resta un long moment à contempler le sol pendant que la cigarette se consumait dans sa bouche. Il poursuivit ensuite sa marche lorsque l'harmonica rendit le dernier souffle de la soirée. A travers les effluves et les visages peuplant le quartier, il siffla à nouveau le même air. Semblable à une boîte à musique, c'était la seule mélodie émanant de son répertoire dès qu'il creusait ses lèvres. Ses pieds s'arrêtèrent devant une minuscule bicoque en bois, plantée au milieu de nulle part. D'aspect branlant, elle donnait l'impression de s'effondrer au souffle du loup. L'énergie de la musique retentissant de ce lieu, tranchait avec le reste comme si toute la passion des habitants était confinée dans cette boite. Peut-être qu'un diable en ressort surgira de là en ouvrant la porte. " Flying Pan " indiquaient les néons auxquels il manquait des lettres lumineuses.

L'homme au pardessus écrasa par terre sa cigarette et pénétra à l'intérieur. Seul un nuage gris malodorant l'accueillit chaleureusement de part en part, les clients affalés sur leur table, étaient plongés dans un état de somnolence artificiel, d'euphorie diffuse baignée dans l'alcool, la musique et le tabac ; de même que le barman accoudé au comptoir entouré de poussiéreuses bouteilles multicolores, ne se soucia pas du nouvel arrivant. Sur la scène pourtant, les musiciens trempés de sueur, exécutaient une session jam effrénée. Malgré les yeux rougis implorant le repos, ils jonglaient intensément avec les notes improvisées qu'il leur semblait presque impossible d'y mettre fin.

- Qu'est-ce que je vous sers ? demanda une voix gracieuse aussitôt qu'il s'installa au fond de la salle. La serveuse lui fit un sourire qui embruma momentanément son cerveau.  Elle se tenait à quelques centimètres de son visage, comme pour lui chuchoter à l'oreille une formule magique.

- ... un whisky.

Elle cligna de l'oeil en signe d'acquiescement et s'éloigna de sa table. Les yeux derrière le paravent noir suivaient sa jolie silhouette disparaissant dans le nuage.

- Hey hey hey ! lui lança un nabot au crâne dégarni à son encontre.

Celui-ci prit place à ses côtés, tenant sa bouteille de bière contre lui.

- Je croyais que tu avais définitivement quitté la ville.

Les musiciens accordaient leurs notes au palpitation d'un coeur battant la chamade. Le joueur du sax alto laissait perdurer son bouche à bouche musical, enjoignant à son instrument inanimé, de recouvrer la vie.

- Pas encore, répondit le nouveau venu. J'ai encore une dernière affaire à régler et après je m'envole pour Mars. On ne me reverra plus dans les parages.

Le nabot regarda la scène. Il fit mine de recoiffer ses cheveux imaginaires, caressa le goulot de la bouteille et ajouta :

- Mon pote, écoute-moi. Tu devrais arrêter ton commerce. J'en ai la nausée rien que d'y songer. Tu devrais pas faire ça. C'est franchement malsain, ton truc. Tu sais, écoute. Tu vas avoir les chasseurs de prime à tes trousses d'ici peu de temps. Des vraies mouches à popo. S'ils découvraient...  

- Tu n'étais pas aussi méfiant autrefois, quand l'argent rapporté servait à éponger tes dettes.

- Oui, oui, je te remercie pour ça.

- Il y a pénurie de viande un peu partout. L'élevage n'est plus ce qu'il était autrefois. Les conditions deviennent compliquées. Les vaches surtout ne supportent pas l'air extraterrestre. Et moi, j'ai trouvé la solution. Elle trainait misérablement dans les rues. Je tiens le bon filon et je ne le lâcherai pas.

- Comme tu veux, mon pote. Comme tu veux. Mais je ne tremperai plus jamais là-dedans. Je vais bientôt avoir un gosse, tu sais...

L'homme ricana en ôtant son chapeau et ses lunettes noires. Il ne craignait plus qu'on le reconnaisse au milieu de ces gens à la méfiance anesthésiée et la fumée épaisse. Maintenant, il se sentit comme démuni de sa carapace. Entièrement nu, laissant ses émotions à découvert.

- Un gosse, un gosse..., fit-il, en se massant les tempes. Encore une bouche à nourrir, hein ? T'auras les moyens de satisfaire son appétit ? Et celui de ta femme ? Il y en a qui crèvent de faim et toi tu m'annonces que tu vas être papa.

Son ami demeurait silencieux. Il caressait toujours sa bouteille, faisant mine d'écouter la musique. Ses doigts trahissaient cependant son silence par leur tremblement.

- Sais-tu seulement ce qu'est la faim ? Et je te parle pas de la petite fringale de quatre heures. Quand t'auras rien mangé durant trois jours parce que t'auras pas eu le CHOIX, tu sauras ce que c'est. La faim, c'est la fin. Tu vois ? Non, tu peux pas voir. Pff. A ce moment là, tu ne deviens plus végétarien ou végétalien, pas de chichis. Tu manges ce que tu trouves. C'est tout.

- La faim, c'est la fin... répéta le chauve.

- Ouais. Quelque chose qui saute dans ta tête. Tu te fiches de savoir ce qui est moral ou ce qui relève de la conscience. Les gens, s'ils ont faim, ils n'ont qu'à se servir dans la rue. J'en ai vu plein en venant ici. Plein sur les trottoirs. Il leur suffit de les ramasser et de les bouffer.

A ces mots, son ami frissonna. Il serra sa bouteille contre lui, telle un précieux biberon.

- Tu... Ah ! J'ai envie de gerber. Merde. Je suis bien content que tu plies bagage. Bon débarras... 

Un cri provenant de la scène interrompit leur macabre discussion. Ils se levèrent simultanément pour s'enquérir de l'origine du remue-ménage, on leur informa dans la panique générale, que le saxophoniste faisait un arrêt cardiaque.


                                                      ***       

A l'entrée de la ville, on pouvait lire sur la pancarte cet avertissement :

Méfiez-vous de l'ogre d'Albiréo.
Il navigue sur la voie lactée à bord de son vieux vaisseau.
Avide de chair fraîche, il dévore les enfants. Il enlèvera les vôtres pour les engraisser dans son enclos.
Gardez l'oeil ouvert et les fenêtres closes. Eloignez les enfants du vieux vaisseau.

                                                    
                                                      ***

En panne sèche, le Bebop devient une bulle d'air qui dérive dans l'huile. Lentement, entrainé dans l'espace intersidéral. Ce vaste milieu dont on ne sait s'il nous est hostile ou neutre. Tout ce que je sais, c'est qu'il n'y a rien de bon à flirter avec les étoiles trop longtemps. Et surtout, en étant le seul vaisseau qui flotte entre deux astéroïdes non colonisés du secteur, en pleine trajectoire des météorites. Autant dire que c'est l'impuissance de l'insecte englué sur une toile d'araignée. Sans oublier le frigo vide, les bonsaïs défraichis et le moral en négatif.
Quelle ironie de savoir que l'Enfer se trouve ici, au sommet de n'importe quel Ciel.   
J'ai toujours été patient. Je ne sais plus quel écrivain disait que quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la vie étaient constitués d'attente. Par moment, je conçois l'attente comme une forme d'art, un sinistre tableau, peut-être, que l'on doit contempler les bras ballants et la bouche béante. Pour ceux qui ne savent pas attendre, les bras suivent le mouvement d'une pendule. Cela les terrifie.
Moi, par exemple, je cultive le temps qui passe avec quelques bricoles par ci, par là, et jamais je ne m'ennuie. Je me suis engagé comme chasseur de prime pour mon gagne-steak. C'est pas toujours facile, les primes les plus faramineuses sont rarement encaissées. Les criminels cavalent de planète en planète à travers l'immensité dans laquelle je me noie présentement. C'est pas évident de les localiser. Le plus grand désert n'est pas celui auquel auraient imaginé Butch Cassidy et Sundance Kid qui foulaient le sable sous leur bottes. Ces deux-là auraient sans doute vécu heureux à notre époque. Ils sèmeraient leurs poursuivants au détour d'un astéroïde. Ce n'est pas la Lune qu'ils contempleraient la nuit, mais plusieurs lunes.  Et il ferait nuit éternellement. Mais le sable et les coyotes, c'est bien aussi. Il faut savoir mettre le pied sur le sol, de temps en temps, sinon on devient fou. L'homme n'est pas né pour être déraciné. Vraiment, il n'y a rien de bon à voguer dans le ciel. Sauf si c'est pour survoler les cratères de Ganymède, en écoutant le sax de Charlie Parker, la cigarette calée entre les lèvres. Une forme de bonheur en fin de journée, qui peut paraître ringarde aux yeux des autres.

                                                      ***

Le pain côtoyait le vin sur la table
Tandis que dans l'âtre, crépitait le feu;
La casserole attendit la bouche ouverte
Le met de l'éleveur joyeux.

L'éleveur enfila son tablier et aiguisa son couteau,
Dans la cuisine résonnait son gai sifflement;
Et lorsqu'il ouvrit la porte de l'enclos
Des bonds rapides le clouèrent sur place un instant.

Trois lapins s'évadèrent ainsi de l'enclos,
A travers les arbres morts du jardin,
L'éleveur les poursuivit, fou de rage,
Tablier sur le ventre et couteau dans la main.

Le premier lapin dévorait le potager,
Lorsque l'éleveur le prit brutalement par les oreilles,
Il le supplia de le libérer;
Mais le soir, aux côtés du pain et du vin, se joignit une tourte.

Le deuxième lapin se roulait par terre,
Lorsque l'éleveur le prit brutalement par les oreilles,
Il mima des galipettes en l'air;
Mais le soir, aux côtés du pain et du vin, se joignit une gibelotte.

Le troisième lapin se prélassait au milieu des ronces,
Lorsque l'éleveur le prit brutalement par les oreilles,
Il lui asséna un puissant coup de patte sur le front ;
Mais le soir, aux côtés du pain et du vin, se joignit un civet.

                                                         ***

Le premier lapin dévorait le potager


Ah ça, j'ai toujours été patient. Même quand Faye me somme de réparer la douche, bousculant mes moments de détente, les cheveux ruisselants et une épaisse serviette enroulée autour de la taille comme un rouleau de printemps. La pudeur, elle ne connait pas. Ainsi que le tact, la délicatesse, la modération, le sens de l'économie... A son passage, réserve d'eau, provisions et budget s'épuisent.
Quand elle brasse l'air de la main, signe précurseur de la tension qui s'électrise, et fait éclater sa voix haut perché pour se plaindre de mon "rafiot", elle est un orage à part entière. Mais j'ai toujours obtempéré en silence. Je ne crains pas les orages. Après être passée à la vapeur, elle irradie et l'atmosphère autour de nous s'apaise. C'est une femme aigre-douce et imprévisible. Comme le ciel de Ganymède. Si l'on s'en approche de trop près, on se rend compte que c'est le vide et beaucoup d'angoisse.    

Le deuxième lapin se roulait par terre

En général, je conserve mon sang froid. Seulement, la faim, la terrible faim, celle qui tenaille le ventre jusqu'à provoquer l'ours grincheux logé à l'intérieur, cette faim-là ne connait aucune patience. On envisage même de manger ce qui ne s'inscrit pas dans nos habitudes. On oublie les caprices alimentaires. Une fois, j'ai surpris Ed ouvrir la boite de nourriture pour chien. Cette gamine a d'abord joué les acrobates avec l'ouvre-boîte placée en équilibre sur sa tête en se tortillant à la manière d'une algue marine, puis avec une cuillère sortie de nulle part, elle a percé la pâtée pour chien. La première bouchée lui a valu une grimace. La deuxième, elle l'a avalée goulûment. Et depuis, elle en mange régulièrement avec de la marmelade ou de la compote de pomme. J'ose utiliser l'expression désuète d'autrefois: "Mais elle vient d'une autre planète ou quoi ? " Elle mangerait son bras qu'elle le trouverait délicieux. Parfois, elle est adorable. Je me demande quel goût auraient ses joues rôties et ses cheveux poil de carotte.

Le troisième lapin se prélassait au milieu des ronces


Bon, inutile de me ressasser les vieux souvenirs. C'est du passé, tout ça. Spike m'accuserait de verser dans le sentimentalisme. Je me souviens qu'il était un jour surpris du fait que, derrière ce tas de muscle, j'avais un coeur de boeuf. Lui et ses réflexions idiotes. Et sa philosophie de comptoir... "La vie est un rêve". Dans le Bebop, c'est sûr qu'il rêve. Il passe son temps à faire la sieste. Pourtant, quand il se fait découper par Vicious, il saigne. Drôle de vie pour quelqu'un qui frôle la mort en permanence. Au bout du compte, saucissonné dans ses bandages, il ajouterait avec un zeste de mélancolie : "Tous les rêves ne sont pas aussi beaux".
Je ne sais pas depuis combien de temps je forme une équipe avec ces individus bizarres. Petit à petit, le Bebop s'est farci de leur présence. Il s'est transformé, sans que je ne m' en aperçoive, en une clinique itinérante qui recueille les créatures sauvages et paumées.
Hé oui, ça me fait une belle brochette d'éclopés. Je suis une sorte de papa poule en tablier qui les soigne. Ces blessures là sont invisibles. Un tiroir secret dont on aurait perdu la clef. Ils s'envoleront tôt ou tard quand ils seront prêts à quitter le navire.  Il faut que je les en empêche. A tout prix. Pourquoi ne pas vivre heureux à bord du Bebop, tous ensemble ? Indéfiniment.   
Vivre comme dans un rêve...
Mais la faim nous assassine.

La faim, ça déshumanise. Elle rend flou la ligne entre le bien et le mal...
Au delà, on ne discerne plus rien. La faim rend fou. Melmoth, l'homme errant l'a raconté. On tuerait son propre père pour l'éloigner du pain. On mordrait l'épaule de sa bien aimée pour goûter la viande rouge, saignante.
J'ai toujours été patient. Cacahuètes salées. Salt Peanuts. Cacahuètes salées. Toutes les notes égrenées par Charlie Parker sont des Cacahuètes salées. Je les attrape au vol en ouvrant ma bouche.
Il n'y a rien de bon à voguer dans les étoiles. Franchement, rien. On l'appelle pâturage du ciel, mais ce n'est pas du tout comestible. La voie lactée n'est même pas buvable. Je cultive le temps avec des bricoles par ci, par là. Mais le temps, ça se mange ? Hein, hein ?
Les bonsais, ça me détend. Bien sûr. Ces conneries ne donnent pas de fruits. Pas la moindre petite pomme cerise miniaturisée. Rien ne pousse, ici haut. Rien ne pousse.
J'ai toujours été patient. Mais j'ai faim, terriblement faim. Je vais enfiler le tablier, aiguiser le couteau, préparer la casserole. Bientôt, je mijoterai quelque chose sur le feu. Un peu de patience...

                                                          ***
- Tu n'aurais pas un peu faim ?
Je levai la tête en direction de la voix et répondis avec beaucoup de calme :
- Un peu. J'avalerais volontiers une vache entière.
Mon volcan intérieur entrait en éruption.
Spike me sourit, le genre de sourire à peine esquissé sur un visage fatigué. Je reposai le livre sur mes genoux, repris mes esprits et croisai mes bras en signe de réprimande. Chaque mot qui se détachait de ma voix voulut se fracasser en un millier d'éclairs contre son apparente insouciance.
- Tss, j'aurais pu crever de faim. Pourquoi t'as mis autant de temps ?
- Oh, désolé, désolé. Le Swordfish s'est détraqué en cours de vol, j'ai failli mourir sans que j'aie pu goûter à nouveau ta spécialité chinoise. Rien de grave pour l'appareil. Ah! Ne te fais plus de souci pour le Bebop. Normalement, on viendra mettre du carburant dans une heure. Et voilà de quoi rassasier ton appétit d'ogre. Du pur boeuf de Mars.
- Hum !
- Allons, ne fais plus cette tête, dit-il en déposant un lourd sac en papier sur la table. Tu veux pas commencer à cuisiner ? J'ai très faim.
- Hé oh ! Est-ce que j'ai l'air d'une femme au foyer patientant le retour de son chasseur de mari ?
En silence, Spike s'affala sur le canapé en face de moi, se gratta l'oreille avec l'auriculaire, en fixant une tache invisible sur le plafond.
- Bah, tu es quelqu'un de patient. La preuve, au lieu de trépigner sur place, tu lisais tranquillement quand je suis arrivé.
- Hum ! Il fallait bien que je m'occupe. Enfin bon, je n'ai pas tellement suivi l'histoire du bouquin, elle revisite le poème de Goethe en s'intitulant "Le roi d'Albiréo". Un conte très glauque sur un mangeur d'enfants.
- Ah, et ça se termine comment pour lui ?
- Je l'ignore. Mes pensées, et la faim surtout, parasitaient ma lecture. Il y a certaines choses qui m'ont rappelé la vie que je menais ici, grâce aux trois lapins. Enfin, tu ne peux pas comprendre...
Spike se leva d'un bond en s'étirant les bras.
- Peut-être. De toute façon, je ne comprends pas grand chose sur toi et tous ces trucs littéraires. Et c'est mieux ainsi.
- Hum.
Je me levai à mon tour du siège, mes jambes flageolèrent sous mon poids et le poids de l'ours dans mon ventre qui hurlait famine. Je pris le sac de viande avec un air volontairement désintéressé. En empruntant la direction de la cuisine, je me retournai vers Spike pour l'interroger sur un point non négligeable :
- Au fait, où sont les autres ?
- J'ai oublié Ed là-bas avec le chien, dit-il en farfouillant ses poches à la recherche de son paquet de cigarettes. Au lieu de pister le gars, elle s'amusait à chasser des mille-pattes avec des gamins des rues. On ira les récupérer plus tard. Quant à Faye...
Il coinça une cigarette entre ses lèvres, l'alluma et tira une taff en rejetant la fumée dans un long soupir.
- Elle s'est fait passer pour une serveuse. Tu connais sûrement ce bar à Ganymède. Le "Flying Pan". C'est là qu'on a intercepté notre homme, grâce à elle.
- Oui, je connais très bien. Leur session jam est spectaculaire. La prime, elle s'élevait à combien pour ce type ?
- Cinquante mille woolongs. Bien sûr, Faye l'a aussitôt livré aux autorités de Ganymède, que déjà, elle a empoché la moitié et s'est barrée à l'hippodrome de Mars.
- La prime n'est pas très élevée. Qu'est-ce qu'il a fait ?
Sans prononcer un mot, Spike se dirigea vers le juke box. Il sélectionna une piste précise parmi le choix offrant principalement du jazz bebop. Le volume était si fort que je sursautai aux puissantes notes du clairon. Des coups de feu retentirent, accompagnés du frottement d'un banjo et du tintement de l'oseille. C'était le générique de l'émission Big Shot qu' Ed avait téléchargé sur le solar system web. Spike se racla la gorge et imita la voix du présentateur :
-  Amigo, salut aux cowboys du système solaire ! Aujourd'hui nous vous présentons un malfrat de Ganymède. Son nom : Dolf Nissay Hambâgu. Auteur d'un vilain délit qui consiste à ramasser des cartons dans les rues et les réduire en bouillie afin de les vendre aux clients croyant se procurer de la viande hachée de bonne qualité.   
- Hum. De l'argent salement gagné. C'est moche.
- Inadmissible, tu veux dire. Mais c'est pas une question d'argent. Moi, j'aurais flairé une bonne viande, de la vraie et pas des cartons. On n'arnaque pas les affamés de viande, c'est tout. Le portefeuille n'a rien à voir avec ça. Au fait, le saxophoniste du "Flying pan" est décédé hier.
- Ah... C'est très moche.
Spike resta pensif, regarda droit devant lui comme si l'horizon entier s'était étalé dans le Bebop. Et puis, en fermant les yeux, il fit tomber le fruit de ses réflexions:
- Non, lui, il a eu une belle mort. C'est pas donné à tout le monde. Perso, je voudrais pas crever de faim, c'est pire que tout.
Sa remarque si spontanée me fit sourire malgré moi. Je lui reconnais cette qualité. De sa bouche, les phrases les plus banales peuvent apaiser les colères ou les attiser, ça dépend. Toutefois, je ne savais pas quoi lui répondre, à part opiner du chef. C'est pire que tout, il a bien raison.
- Hé Jet !
- Hum ?
- Désolé d'avoir mis autant de temps.
- Hum.


Depuis que je me suis enfermé dans la cuisine, revigoré par l'odeur de la viande qui cuit, cette comptine se répétait sans cesse dans ma tête :
    
Et à la fin du riche repas,
Repu, l'ogre d'Albiréo
se frappa le ventre trois fois.     


                                                           ***


 See you space cowboy.


 

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