Les Clairs de Lune d'Arlequin

Chapitre 7 : Au Clair de la Lune

Chapitre final

1878 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/09/2024 15:20

La pleine lune était entourée d’une étrange auréole vaporeuse dans le ciel brumeux de l’hiver. Sa lumière se reflétait en clairs-obscurs fantasmagoriques sur l’épaisse couche de neige qui, depuis quelques jours, recouvrait la cité.

Arlequin errait sans réel but. Il s’était renfermé sur lui-même depuis l’exécution de Jeannette et Pierre, se sentant trahi par tous ces voisins, tous ces clients qu’il estimait, et qui avaient assisté aux pendaisons comme ils auraient assisté à un spectacle de saltimbanques, qui avaient médit sur les condamnés afin de se faire mousser. Il lui avait fallu plus d’une semaine pour rouvrir sa boutique, et une part non négligeable de sa clientèle suscitait maintenant chez lui un profond sentiment de dégoût.

Mais il ne pouvait rester éternellement à ressasser le passé, noyé dans un mélange de chagrin et de rancœur, et à maudire son entourage. Ce n’était certainement pas ce que Jeannette aurait souhaité. C’est alors que les recommandations qu’elle lui avait faites lors de ses adieux résonnèrent dans son esprit. Il entendit la voix de la défunte, très clairement, et cela le bouleversa. Mais elle avait raison, il fallait qu’il aille de l’avant, et qu’il confesse à Colombine ces sentiments qu’elle déclenchait chez lui et qui, tant qu’ils seraient tenus secrets, entraveraient sa capacité à se projeter vers l’avenir.

Colombine. Elle, au moins, ne s’était pas délectée de ce spectacle écœurant. Elle était restée droite dans ses bottes, se révoltant contre cette injustice comme elle le faisait contre tant d’autres. 

Colombine. Elle ne se cachait pas derrière un masque, et ne cherchait pas à dire aux autres uniquement ce qu’ils voulaient entendre. Elle avançait en suivant son cœur. Et les derniers événements venaient de prouver que c’était une qualité bien rare chez leurs concitoyens.

Colombine. Se pouvait-il qu’il fût le seul à percevoir à quel point elle était exceptionnelle ?


Petit à petit, la fraîche caresse de la bise hivernale se transforma en morsure. Arlequin se dit qu’il était temps de rentrer chez lui. Il se tourna vers la Lune. Sa lumière se diffusait comme une plaie béante dans la nuit noire et la brume qui ne parvenait pas à la masquer ondulait doucement autour d’elle comme une chevelure d’or. Et c’est alors que, sans crier gare, le visage de Jeannette vint se superposer au ciel nocturne. Et il entendit sa voix qui semblait tout autant venir d’en-haut que de l’intérieur de sa tête :

« Prends le risque de vivre ! »

Elle avait raison, il ne pouvait pas rester dans cet état de statu quo éternellement. Il devait faire part de ses sentiments à Colombine, d’une manière ou d’une autre. Il le devait, ne serait-ce qu’en mémoire de Jeannette !

Mais comment s’y prendre ? Comment exprimer quelque chose d’aussi important et d’aussi intense quand le simple fait de la saluer le mettait en émoi ?

Et si la solution était de lui écrire une lettre ? Prendre le temps de poser sur papier tout ce qu’il avait à dire. Cela lui éviterait d’oublier quelque chose, de se laisser déborder par ses émotions et de tomber complètement à côté du message initial. Oui, l’écrit était sans doute ce qu’il y avait de plus sûr. Il n’y avait aucune honte à s’exprimer de la sorte. D’autant que Colombine ne devait pas être le genre de fille à apprécier les garçons trop directs. Elle lui saurait sans doute gré de ne pas y aller de manière trop frontale.

Par contre, il fallait écrire maintenant, pendant que son cerveau commençait à bouillir et son cœur à s’enflammer. Pendant que les encouragements surnaturels de Jeannette étaient encore là pour le soutenir. Il avait du joli papier sur lui, les restes de celui qu’il avait utilisé pour écrire les annonces de Noël dans sa boutique. Il pouvait parfaitement l’utiliser pour un courrier aussi personnel. Par contre, s’il avait le support, il n’avait pas l’outil.

Plutôt que de s’en retourner chez lui, il choisit de foncer tout droit au domicile de Pierrot. Il lui demanderait une plume, écrirait son mot, et le déposerait discrètement sous la porte de Colombine, qui habitait à côté, avant de repartir comme si de rien n’était. Oui, c’était la solution la plus efficace, il fallait battre le fer pendant qu’il était encore chaud.


Arlequin se présenta devant la maison de son ami et frappa. Il attendit un petit moment. Il entendait des murmures vagues et lointains portés par la bise, mais aucun son qui vînt de l’intérieur. Devant le silence et la porte qui restait close, il frappa à nouveau, avec plus de force. Finalement, le grincement d’une espagnolette déchira la quiétude nocturne. Au-dessus de lui, une fenêtre s’ouvrit et la tête de Pierrot, couverte d’un bonnet de nuit, passa au travers.

« Ah, c’est toi Arlequin. Qu’est-ce qui t’arrive, tu as vu l’heure ?

_ Je suis désolé Pierrot. Est-ce que tu peux juste me prêter ta plume pour écrire un mot, je te prie ? Je n’en aurais pas pour longtemps.

_ Mais je n’ai pas de plume Arlequin, je suis dans mon lit ! Va chez la voisine, je crois qu’elle y est. Regarde la lumière à travers la fenêtre de sa cuisine, elle doit être en train de battre le briquet. »

Et la fenêtre se referma en émettant un claquement sec et autoritaire.

Arlequin resta un instant pantois. Pierrot avait quand même un tempérament bien difficile parfois ! Et puis aller chez la voisine, mais justement, c’était pour elle qu’il avait besoin de cette plume !

Il se sentait irrité. Se retrouver planté de la sorte, en pleine nuit, était tout à fait désagréable ! 


Il avait vraiment froid à présent. La morsure glacée de l’hiver l’avait attaqué par les pieds, et remontait jusqu’à ses oreilles. Il jeta un regard en direction de la petite maison de Colombine. La lumière était encore allumée à l’intérieur. Il fallait prendre une décision rapidement, soit frapper à sa porte, et tout miser sur l’instant, soit rentrer chez lui, avant d’être transformé en stalagmite. 

Les plaques de neige qui pavaient le sol et recouvraient les toits, éclairaient la rue à la manière de lichens photoluminescents, en restituant la lumière envoûtante de la lune. Arlequin se tourna alors vers la source de cette lumière. La brume avait commencé à se dissiper, laissant à la pleine lune la place pour resplendir. Autour d’elle, des étoiles commençaient à apparaître timidement. Mais leur scintillement se synchronisait, comme si elles faisaient un effort collectif pour exister ensemble. Et à nouveau, le visage de Jeannette lui apparut. La voix de la défunte résonna encore en lui :

« La partie est lancée malgré toi, alors fais ce qu’il faut pour la gagner ! »

Une fois de plus, elle avait raison. Il devait cesser d’esquiver et de fuir ses responsabilités. Il souffla sur ses doigts, se frotta les mains, et se dirigea vers la maison de Colombine. 

Un furet fouinait dans la neige, devant la porte. En entendant le jeune homme approcher, il redressa la tête, et le défia du regard. Arlequin le fixa à son tour, droit dans les yeux. L’animal semblait vouloir résister, mais une tension était perceptible, ses muscles produisant de micro tremblements. Finalement, il se détourna et disparut dans la nuit. 

On entendit alors une mélodie agrémentée de trilles, comme si un flûtiste s’amusait à tester les possibilités que lui offrait son instrument. Et sans qu’Arlequin ne sache exactement par où il était arrivé, un rossignol vint se poser sur son épaule. Il se secoua les ailes en émettant quelques notes, et regarda le jeune marchand de bonbons.

« Alors ça y est, j’ai enfin reçu tes bonnes grâces ? »

Fallait-il y voir un signe, une invitation ?

Arlequin ferma ses paupières et prit une profonde inspiration…

« Jeannette, je te le promets, je vais essayer de vivre pleinement maintenant ! »

Puis il rouvrit les yeux, et écrasa ses phalanges contre les planches qui constituaient la porte, avant que l’indécision ne reprenne le dessus et ne l’empêche à nouveau d’agir. Le bois émit un craquement qui, à n’en pas douter, résonna à travers toute la maison. Il se sentait comme un plongeur qui s’élance d’une falaise, une fois que les pieds ont quitté le sol, plus rien ne peut être modifié avant l’entrée à l’eau. Son rythme cardiaque montait beaucoup trop haut, son ventre se tordait de douleur, et c’est avec énormément de tension qu’il attendait d’affronter son destin. Une seconde passa, puis une deuxième, qui lui parurent une éternité chacune. La porte restait close. Lorsque soudain, une voix se fit entendre :

« Qui frappe de la sorte ? »

Une réponse était attendue, et cette fois, il n’avait pas le droit d’esquiver. Il se plaqua contre l’huis, et avant que sa pensée n’ait eu le temps de contrôler ses paroles, supplia :

« Ouvre-moi ta porte ! »

Il comptait sur sa position en appui pour rester debout, alors que ses jambes chancelantes paraissaient sur le point de lui faire défaut.

« Pour le dieu d’Amour… », ajouta-t-il dans un souffle à peine intelligible.

Le silence, une nouvelle fois.

Et puis, des bruits de pas qui semblaient s’approcher. Des pas feutrés qui résonnaient pourtant dans le cœur du jeune homme comme la marche lourde et implacable du destin. La serrure émit un claquement, la porte s’entrouvrit, et le visage de Colombine apparut dans l’interstice.

« Arlequin, c’est toi ? Que fais-tu ici à pareille heure ? »

La lumière sélène se reflétait dans son regard, à la fois surpris et chaleureux, donnant à ses iris l’apparence de pièces de satin noires et brillantes. Elle avait détaché le chignon qu’elle arborait pendant les heures de travail, et ses cheveux ébène tombaient en cascade sur ses épaules si minces et pourtant si solides. Et telle la nuit enrobant la lune, les longues mèches souples encadraient son visage gracile, faisant ressortir par contraste sa blancheur et la délicatesse de ses traits.

« Colombine, dit-il la voix tremblante. Désolé pour cette visite impromptue, j’ai vraiment besoin de te parler... »

Alors Colombine ouvrit grand sa porte. Sans rien dire, elle le saisit par les mains, et l’entraîna avec elle à l’intérieur.


Au clair de Lune, on n’y voit qu’un peu

On chercha la plume, on chercha le feu

En cherchant de la sorte, je ne sais ce qu’on trouva

Mais je sais que la porte sur eux se ferma



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