Les Clairs de Lune d'Arlequin

Chapitre 5 : Scintillerons-nous ensemble au firmament ?

1958 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 01/07/2024 11:36

Le ciel était magnifique ce soir-là. La lune affichait son dernier croissant, un croissant très fin, comme une parenthèse ouvrante, qui semblait vouloir se mettre en retrait par rapport à des étoiles heureuses de retrouver la place et l’obscurité dont elles avaient besoin pour s’exprimer pleinement. Rentrant tranquillement chez lui, Arlequin espérait trouver la force de jouer quelques mélodies sur son toit, afin de saluer sa vieille amie avant qu’elle ne prenne sa nuit de congé mensuelle. Mais il n’était qu’à mi-chemin, et déjà la bise automnale qui lui mordait le bout des doigts, le nez et les oreilles, avait sévèrement entaché sa motivation.


C’est alors qu’il tomba sur Jeannette. Elle s’était adossée contre un arbre et avait les yeux rivés vers le ciel, mais ne semblait rien regarder en particulier. Elle avait plutôt l’air perdue dans ses pensées. Arlequin s’approcha doucement d’elle, se demandant s’il fallait la saluer, ou au contraire la laisser tranquille en tête-à-tête avec elle-même. Il convint finalement qu’elle était en pleine introspection, et qu’il serait impoli et inopportun de la déranger maintenant. Il voulut alors revenir sur ses pas, mais ce faisant, il marcha sur une vieille branche qui craqua sous son pied. Jeannette sortit de sa torpeur et se tourna vers lui. Elle se frotta les yeux et dit simplement :


« Oh, bonsoir Arlequin. Excuse-moi, je ne t’avais pas vu arriver. Tu vas bien ?

_ Bonsoir Jeannette. Je vais bien merci. Désolé pour l’effet de surprise, je ne voulais pas te prendre en traître. Tu semblais perdue dans tes pensées, alors j’en ai déduit que tu avais peut-être besoin de t’isoler et qu’il n’était pas très opportun de venir m’imposer. J’allais repartir.

_ Oh non, tu ne me déranges pas du tout. En fait, je suis même très contente de te voir. Je... »


Sa voix se noua subitement. Elle déglutit, et émit un petit rire nerveux. Arlequin trouva que son visage était marqué, comme si une forte fatigue s’était abattue sur elle.


« Je vais partir, reprit-elle. Je vais définitivement quitter cet endroit. Et ça m’aurait ennuyée de disparaître sans t’avoir fait mes adieux. »


Le jeune homme resta quelque peu interloqué. Il ne s’attendait pas à pareille annonce, et sentit une vague de tristesse le traverser silencieusement.


« Oh, ça va faire bizarre quand tu ne seras plus là. C’est pour bientôt ?

_ Dans les prochains jours, je ne saurais être plus précise pour le moment.

_ Et qu’est-ce qui fait que tu t’en vas ?

_ C’est un peu difficile à expliquer. Je… J’ai le sentiment, que je ne suis pas vraiment à ma place ici, que cette société n’est pas faite pour moi en quelque sorte. Je ne sais pas si c’est parce que je suis au mauvais endroit, ou bien à la mauvaise époque. »


Elle lui adressa un sourire triste, puis se tourna à nouveau vers le ciel.


« C’est beau, un ciel étoilé, dit-elle calmement. C’est si vaste, et si doux. J’ai passé ma vie à chercher la caresse suave du soleil, à me réjouir devant un fond azur uniforme. Et finalement, je n’ai quasiment jamais pris le temps de profiter de la nuit, de cet océan d’encre parsemé de pépites de lumière. Le silence et la fraîcheur de l’air sont si reposants. Je crois que je suis toujours restée là où on attendait de moi que je sois, dans la lumière, et j’ai oublié de découvrir le reste.

_ Moi j’aime beaucoup la nuit. Je suis au contact des gens toute la journée, à satisfaire les demandes de mes clients, à faire rire les enfants, quoi que je ressente réellement. Sans doute fais-je aussi ce que l’on attend de moi, je m’en efforce du moins. Mais dès que la nuit est tombée, je peux enfin m’accorder du temps. Eh oui, j’aime contempler le ciel quand plus rien ne vient parasiter mon esprit. Quand je regarde la Lune, si belle et sereine, j’ai l’impression que mes pensées vont tout droit vers elle, qu’elle les reçoit et les protège. Et elle veille sur nous, sans jugement, quand on part se coucher et que les rêves les plus doux, les plus étranges ou les plus fous viennent nous visiter. »


Un silence s’installa alors que leurs deux regards se dirigeaient vers l’astre nocturne.


« Je sais, c’est un peu ridicule, dit finalement Arlequin.

_ Non, ce n’est pas ridicule. J’aime beaucoup ta façon de voir les choses. J’aurais même aimé que tu m’en fasses part plus tôt, afin de pouvoir m’y essayer de mon côté.

_ Oh, il paraît qu’elle est visible en tout point de la Terre. Donc où que tu ailles, tu pourras la contempler quand le cœur t’en dira.

_ J’imagine que tu as raison. Où que j’aille… Je suppose, oui… »


Alors qu’un nouveau silence s’installait, et que leurs regards se perdaient dans l’immensité presque irréelle du ciel, Arlequin se dit qu’il n’avait plus si froid finalement. L’herbe sur laquelle ils étaient assis faisait un tapis moëlleux et assez confortable. Les cris lointains des premiers animaux nocturnes venaient enrober le silence entre eux. Ce n’était pas un silence pesant, mais un silence léger et complice. Ils savourèrent ainsi ce moment pendant de longues minutes, sans ressentir la moindre gêne, jusqu’à que Jeannette fasse part de ses réflexions :


« Tu crois qu’on se réincarne en étoile après la mort ?

_ Eh bien… Honnêtement, je ne me suis jamais posé la question… 

_ J’aimerais bien devenir une étoile quand le temps sera venu. Une petite étoile qui brille dans la nuit qui se dévoile. Une étoile ne brille jamais seule, elle brille avec les autres. C’est ça que je trouve merveilleux. Aucune d’elle n’est le centre de l’attention. Toutes seules, elles sont presque insignifiantes, et ont l’air perdues. Mais ensemble, elles forment ce tout, tellement beau, tellement émouvant à regarder. Oui, j’aimerais vraiment devenir une étoile, et veiller avec mes sœurs sur les vivants qui dorment en bas. Devenir un de ces points de repère dans la nuit, certes inaccessibles, et pourtant si rassurants. Être présente dans la quiétude nocturne, puis me faire oublier et prendre du repos quand pointe le jour.

_ C’est vrai qu’elles forment une très belle équipe toutes ensembles. Tu voudrais être laquelle si tu pouvais choisir ?

_ Bonne question, peut-être… celle-là, sur le manche de la casserole, dit-elle en indiquant Mizar, dans la constellation de la Grande Ourse. Elle n’est pas trop extravagante, et puis elle n’est pas toute seule. L’étoile à sa gauche, ça pourrait être Pierre. Et puis là, à droite, il y aurait une place pour toi et pour ta Colombine.

_ Oui, ce serait bien. Si Colombine veut bien nous suivre, alors j’en suis. D’ailleurs, tu as des nouvelles de Pierre ? Il sait que tu vas partir ?

_ Oh, je te demande pardon, j’aurais dû commencer par là. Il est revenu, et nous allons partir ensemble.

_ Mais c’est une nouvelle formidable, je suis tellement heureux pour vous !

_ Merci Arlequin, c’est très gentil. À peine était-il parti en campagne qu’on parlait déjà de me marier. Oh, des mariages ambitieux, je ne saurais le nier. Le fils d’un baron, voire même celui d’un prince. À moi la vie de palais n’est-ce pas ? Je ne sais rien de plus sur mes prétendants. Leurs goûts, leurs passions, leur âge ou leur apparence, rien de tout cela ne semble suffisamment intéressant pour que l’on eût jugé bon de m’en faire part. Ils ont des titres, et finalement ils sont leurs titres, car c’est tout ce qui compte, semble-t-il. Je ne supporte plus qu’on me dise ce que je dois faire. Comme si des titres pouvaient suffire à acheter ma docilité ! Non, vraiment, je vais partir avec Pierre, et tous ces gens qui s’estiment plus légitimes que moi-même à décider de mon propre destin n’auront que leurs yeux pour pleurer. Ou leur bouche pour rire, mais qu’importe ! »


Arlequin la contempla avec un mélange de stupéfaction et d’admiration. Il ne s’attendait pas à ce genre de réponse. Le retour de Pierre était a priori une heureuse nouvelle, du genre de celles qui vous font sauter de joie, danser et chanter. Mais il ne percevait pas d’allégresse dans la voix de Jeannette. Elle s’était exprimée sur un ton déterminé, mais où pointait la mélancolie, voire une forme de tristesse. C’était assez troublant.


« Je vais devoir y aller, dit finalement Jeannette en se relevant, il me reste pas mal de choses à préparer avant mon départ.

_ J’imagine, répondit Arlequin en se levant à son tour. Merci d’avoir pris le temps de me faire tes adieux. Tu vas beaucoup me manquer. Tu fais partie des rares personnes avec lesquelles j’ai l’impression de pouvoir parler à cœur ouvert. »


Il marqua un temps d’arrêt, hésitant, avant de finalement ajouter, d’une voix chevrotante :


« C’est drôle, ça ne fait pas si longtemps qu’on se parle si ouvertement, mais c’est comme si je devais faire mes adieux à ma grande sœur. »


Jeannette ouvrit d’abord de grands yeux, puis la bouche, comme pour dire quelque chose, mais aucun son ne vint. Elle avança alors vers Arlequin, et le serra longuement dans ses bras, en fermant ses paupières pour contenir une montée de larmes.


« Je suis désolée, dit-elle finalement en tremblant. Je ressens la même chose. Il y a très peu de gens à qui l’on peut se confier ici-bas. Mais, peut-être qu’on n’a pas besoin qu’ils soient nombreux. Il faut juste bien s’entourer. Si tu restes toi-même, que tu n’essaies pas de rentrer dans le moule pourri de ce monde, tu attireras sans doute moins de personnes, mais tu attireras les bonnes. »


Elle relâcha son étreinte et recula de quelques pas en essuyant ses yeux avec un coin de sa robe. Puis elle lui sourit :


« Adieu, petit frère. Peut-être qu’on se retrouvera un jour pour scintiller ensemble dans le ciel. Mais en attendant, prends le risque de vivre ! Et de vivre à ta façon. Qu’importe ce que pensent les bonnes gens ! »


Puis elle disparut dans la nuit.


Arlequin resta jusqu’à ce qu’il ne puisse plus discerner sa gracieuse silhouette dans l’obscurité, avant de reprendre lui aussi sa route. Il avait vraiment froid maintenant, sans pouvoir déterminer si ce froid venait de la bise automnale sur sa peau, ou du chagrin qui semblait couler dans ses veines. Arrivé chez lui, il saisit sa flûte et grimpa sur le toit. Regardant la lune, toute fine, il déclara :


« Toi aussi tu vas prendre congé demain. Tout le monde s’en va. Enfin, je sais que toi, tu reviendras pour un nouveau cycle… »


Puis il souffla dans son instrument, laissant échapper une mélopée profondément mélancolique qui s’envola dans la nuit.



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