Jade, l'apprentie humaine
Chapitre 7 : Les pires sentiments
— Donc, ces CdVM représentent nos cycles de vie à nous ?
— Exact, approuva Malphas. Comme je l'ai déjà dit, un humain né et meurt et puis c'est tout. Au contraire, vous êtes créés, puis détruits, et vous recommencez.
— C'est cela la renaissance dont Dana parlait, continua Reford. J'en ais déjà vu et... c'est pas joli.
Il hocha la tête dans la vide, encore profondément marqués par la scène. Je fus immédiatement soulagée de savoir que j'avais échappé à quelque chose d'horrible.
— Je n'ai pas la tête à vous décrire cette atrocité, soupira-t-il. Disons que... ils vous détruisent, et vous recyclent comme des... des... des déchets.
— Merci de nous avoir évités cela... dit chevaucheur1 dans un souffle.
— Pas de quoi. A vrai dire, je ne pensais qu'à sauver celle qui m'a déjà sauvée, mais je suis content de vous avoir sauvés aussi vous deux, ajouta-t-il en regardant les deux chevaucheurs.
— Comment se fait-il que tu ais faim, sorc... je veux dire, Reford ?
L'intéressé regarda Malphas avec un sourire, et le vieil homme se chargea de me répondre.
— Ça, c'est la raison pour laquelle je ne vous détruis pas ici et maintenant, me dit-il avec un grand sourire.
Sa réponse nous choqua, moi et les chevaucheurs plus qu'autre chose, mais elle semblait bien faire marrer les deux autres. Moi, j'étais plus blasée, notamment d'avoir appris que je n'étais qu'un simple objet.
— J'ai découvert au cours de mon voyage que les troupes créées par les différents villages du monde n'étaient pas des objets au sens strict du terme.
Mon intérêt pour la discussion grimpa exponentiellement. Mes yeux s'écarquillèrent d'attention sur Malphas, trop concentré pour parler ou laisser échapper ne serait-ce qu'un gémissement de surprise. Cela devait être le cas pour les trois d'entre nous, et le vieil homme semblait bien s'en amuser.
— En fait, plus vous existez, et plus vous devenez humains. Et la façon de vous la démontrer la plus simple doit encore être celle-là.
Il se pencha alors sur la table, vers un des chevaucheurs. Puis d'un coup, il baissa sa tête à hauteur de ses genoux, leva son pagne beige foncé et se rinça les yeux. Le silence s'abattit dans le salon. Les regards profondément choqués des autres se tournèrent vers ses jambes nues qui pendaient au-dessus du sol. Je restai abasourdie une seconde, avant de hurler comme une fillette. Il se doutait de la réaction réflexe du chevaucheur qui essaya de le frapper car il esquiva avant même qu'il enclenche. L'homme rabattit brusquement son pagne et s'empara de sa hache pour attaquer Malphas, mais ce dernier leva les mains en l'air et lui dit.
— Avant de tirer ! S'exclama celui-ci avec un large sourire. Dis-moi pourquoi cela t'a gêné ?
— Parce que... ? Vous... Je... Parc... Heu... !
— Exactement : tu n'en sais rien. C'est-ce qu'on appelle la pudeur. C'est généralement l'un des premiers traits humains qui ressort chez vous les troupes armées.
— La pudeur... ?
— C'est cela. La honte de montrer tes parties intimes. Et pour savoir quelles ont ces dernières, c'est très simple : Essaye de les montrer en public. ("Tu peux toujours rêver... !")Tu verras que tu auras un blocage qui t'empêcheras de le faire. Et d'après le regard gêné des deux autres, vous avez tous développés cet aspect. Quand êtes-vous né ?
— En fin de matinée, répondit Reford à notre place. C'était la première fournée, la moins importante, ajouta-t-il à l'attention de Malphas. En fait, notre Chef s'apprêtait à attaquer le village voisin de Norland, dans la contrée de Nod.
— Je vois, je vois... Eh bien voila : Maintenant, vous savez pourquoi j'étais content quand vous m'avez dit avoir honte d'avoir fui : Vous étiez déjà en train d'éprouver ces sentiments humains que je n'arrive toujours pas à m'expliquer ! Bon, je pense avoir répondu à toutes vos questions !
— Mais attendez ! S'écria chevaucheur1. Nous avons encore des questions !
— Bien sûr, renchéris-je. Qu'y a-t-il avant la naissance ? Et après la mort ? Que se passe-t-il après une renaissance ? Et pourquoi n'y a-t-il d'y avoir que des femmes au-dehors, la journée comme la nuit ? Et pourquoi Reford avait l'air fatigué en arrivant ici ? Et... qu'est-ce que vous nous avez fait boire avant de nous abriter moi et mes deux camarades... ?
— Hop là, du calme, du calme voyons ! S'exclama Malphas. Je pourrai répondre à la dernière : C'était un somnifère que j'ai moi-même mis au point et qui est conçu pour marcher sur les troupes armées comme vous. Sinon, vous ne vous seriez pas endormis. Et Reford était essoufflé pour la même raison qu'il avait faim : parce qu'il devient humain petit à petit. Bon allez, trêve de questions, au dodo tout le monde.
— Eh bien, je n'ai pas sommeil, justement ! M'exclamais-je en croisant les bras. Et puis, je n'avalerais pas votre truc bizarre là...
— Tant mieux, je vous veux éveiller. Il va falloir que vous surveilliez cette maison, histoire de voir si quelqu'un essaye d'entrer.
— Et que va-t-il advenir de nous ? Demanda chevaucheur1.
— J'en ais une petite idée, souffla alors chevaucheur2.
Ce dernier leva haut son marteau, et frappa son confrère de toutes ses forces ! Il lui remit deux coups sous nos regards abasourdis. Le troisième coup, au moment où il toucha mon frère d'arme, le fit se transformer en élixir qui éclata sur nous. Le tapis, mon habit, mon visage et ceux des autres étaient maculés de cette substance baveuse et consistante. Quant à mon frère d'arme, il n'était plus là.
— Espèce de monstre ! Beugla Reford.
— Du calme Reford, c'est la nuit, la garde pourrait faire une descente, s'exclama Malphas d'une voix tremblante que je ne lui connaissais pas.
— Vous avez trahis Dana ! Hurla chevaucheur 2 d'une voix hystérique, les yeux exorbités. Vous avez violé les Saintes lois de Thyrène ! Que les Dieux me protègent, vous n'êtes que des mécréants !
— Je vais le finir, décida Reford qui était derrière lui, les mains commençant à devenir rouges.
— Ne fais pas ça ! Ordonna Malphas. Ne faites pas plus de bruit que vous en avez déjà fait ! Que tout le monde se calme. Brave chevaucheur, nous n'avons nullement trahis les Saintes lois...
— Vous avez craché sur l'honneur du roi, continua de vociférer le chevaucheur en agitant son marteau dans l'air.
Je dus esquiver in extremis un coup de marteau qui me sortis de ma torpeur et me fit basculer en arrière, par-dessus L'accoudoir du fauteuil. Je me retrouvais hors du rectangle formé par les canapés et la cheminée, spectatrice d'un drame qui prenait des ampleurs disproportionnées. Reford arma ses mains, mais Malphas donna un coup de pied dans la table basse qui la fit basculer en arrière. L'attaque du sorcier enflamma ladite table qui s'était alors interposé entre son ennemi et lui.
Pendant ce temps, le chevaucheur se jetait sur Malphas. Ce dernier l'attrapa par les deux poignets mais tomba sur son fauteuil sous la force de la charge.
— Allons, mon ami... !
— Gloire à Thyrène !!!
— Ne fais pas ça, voyons... !
— Je vais tous vous... !
Sa phrase se suspendit dans le vide, violemment interrompu par mon assaut empreint de colère : de rage, j'empruntais une flèche de mon carquois et l'enfonçait profondément dans la tête du chevaucheur. Non content de l'effet de mon attaque, je continuais mon œuvre, faisant éclabousser des perles violettes qui s'écrasaient sur mes joues, avec une force que je ne pensais pas avoir. Finalement, le chevaucheur périt de la même façon que le premier, aspergeant Malphas d'un liquide violet désagréable.
Reford, qui avait jeté la table en feu dans la cheminée, regardait la scène avec un regard triste. Mais la plus abattue, c'était bien moi. Ce chevaucheur, je l'avais connu lors de l'embuscade des Gobelins dans la forêt. Il m'avait attendri avec sa voix aiguë et sa bonne volonté. Et j'avais été plus contente que prévu de le savoir sain et sauf après la destruction de Thyrène. C'est moi qui lui avait dit de se retrouver à cet endroit. Si seulement je ne lui avais rien dit... Si seulement il avait continué sa vie sans qu'elle soit liée à la mienne... Peut-être que... Sûrement serait-il encore vivant... !
— En voilà des yeux peinés, soupira Malphas en me regardant.
Je repris alors mes esprits et me retourna, les bras croisés. Je ne savais pas pourquoi, mais je n'avais envie de partager ces sentiments avec personne. Et certainement pas ce pervers de Malphas (je n'oubliais pas ce qu'il m'avait fait, ce malotru !).
— De nouveaux sentiments, continua-t-il d'une voix faible. La tristesse. Le ressentiment. La colère, la haine. Les remords. Je ne saurais dire lequel est le pire.
Une main, trop douce pour qu'elle soit celle rugueuse et poilue de Malphas, se posa gentiment sur mon épaule : Reford. Il la frotta quelque peu, puis la tapota et s'écarta. Ce simple contact me dit me sentir bien quelques instants, comprises dans ma douleur. Douleur qui ne faisait que s'accentuer au fur et à mesure. J'avais envie de me défouler encore sur ce chevaucheur de pacotille, ou bien de crier le plus fort possible.
— Ce n'est pas ta faute ou cas où tu le penserais, précisa avec bienveillance Malphas, comme si cela allait me réconforter. C'est ma faute. J'ai passé ma vie à constater les comportements des troupes armées avec mon vieil ami, et je n'ai même pas tiqué lorsqu'il m'a dit être né juste avant l'attaque des Gobelins à Thyrène.
— Qu'est-ce que ça change ? Demanda Reford.
— Ça change qu'à sa naissance, Dana lui a martelé que les Gobelins étaient mauvais, et dans le même temps, ces derniers saccageaient le village. Rien d'autre, dans le présent ou le futur n'aurait pu le détourner de sa mission. C'était le timing parfait pour l'endoctriner. De parler de ce genre de personnes en disant qu'ils manipulent les forces armées, les détruisent, leur fait subir la Renaissance... il a dû penser que nous étions des ennemi. Et maintenant, j'ai une leçon pour vous deux.
Sa dernière phrase laissa place à un petit silence pendant lequel il semblait attendre un signe d'écoute. Trop chagrinée, je me contentais de pivoter la tête de moitié.
— Que ce soit les troupes ou les humains, il est des fois impossible de faire quelque chose. Le mal est trop profond chez certains individus. Des personnes vicieuses les ont endoctrinés, tant et si bien que la seule façon d'en finir est la violence. Ne gaspillez pas votre salive avec toutes les troupes armées que vous voyez pour essayer de les sauver. Ça, Reford le sait déjà, mais c'est pour toi que je le dis.
Cette fois, il y avait plus d'autorité dans sa voix. Je ne pus m'empêcher de me retourner, répondant à son implicite invitation à le faire pour le regarder dans les yeux. Ils étaient emplis de peine, mais aussi de lassitude, comme s'il avait eu trop de fois à faire à ce genre de situation.
— Jeune archère, ceci est très important. Aussi révoltante que la situation puisse te paraître, sache que tu serviras mieux la cause vivante que morte ! En effet, vous pouvez déjà faire quelque chose de votre position, si réellement cela vous tient à cœur. Mais surtout, ne fais pas le tour des villages de la contrée pour sauver le plus de tes frères d'armes. Ou alors si tu le fais, tu devras quitter cette maison incessamment sous peu.
— Cela vaut aussi pour moi désormais, ajouta Reford en baissant la tête. Finalement, c'est un peu de ma faute aussi. Si je ne l'avais pas ramené...
— N'en parlons plus, coupa Malphas. La nuit nous fera suffisamment ruminer nos erreurs : La Lune est une experte pour ce qui est de vous faire vous retourner dans votre lit et de vous bourrer le crâne d'idées autant bonnes que mauvaises. Jeune archère : toi et Reford allez dormir dans la cabane au-dehors. Demain, réveil à l'aube pour...
Il fut interrompu par trois coups tonitruants à sa porte. Nous nous figeâmes tous, les yeux fixés vers cette dernière. Immédiatement, à la mine livide de Malphas, je devinai que c'était
la fameuse garde dont il parlait plutôt. Celle précisément que Reford nous avait fait éviter dans la journée lorsque nous nous dirigions vers ici. La maison de Malphas était en fait un salon, un couloir délimité par un pan de mur, et la cuisine. C'est là-bas que moi et le sorcier voulûmes nous cacher, mais ce dernier pointa frénétiquement du doigt la porte de derrière, celle qui faisaient face aux escaliers qui menait au sous-sol au bout du couloir. Nous nous exécutâmes dans le plus grand calme tandis que le vieil homme ouvrait sa porte.
— Bien le bonjour, monsieur... Oh mon Dieu !
Ah... ! Manifestement, le garde venait de voir quelque chose qui le déplaisait... Un coup d'œil entre moi et le sorcier confirma nos craintes : Malphas était toujours maculé d'élixir, et ses canapés aussi !
— Oh, ça... ricana ce dernier d'un rire jaune.
— Comment est-ce-possible ? Ne me dites pas que vous abritez des troupes armées dans votre maison !
— Que nenni ! Protesta le maître. Cela est interdit par la loi, et par notre grand chef... !
— Vous savez, c'est étrange...
— Quoi donc mon bon monsieur ? S'enquit la voix de plus en plus nerveuse du vieil homme.
— Le chef sort justement du conseil de guerre et... il semblerait que des troupes aient disparus. Six pour être précis.
— Six ?!
Six ?! Pensais-je en même temps. Comme Malphas et Reford, je pensais au nombre quatre. Qui étaient donc les deux autres... ?
— Vous en êtes sûrs ?
— Remettriez-vous en cause la parole de notre grand chef ?
— Non, bien sûr que non... !
— Nous allons procéder à un examen complet de votre domicile.
— Complet ?!
J'entendis ensuite plusieurs bruits de pas qui s'approchaient, signe que la garde était rentrée. Je portais la main à mes flèches, mais Reford m'attrapa la main et m'emmena à l'autre bout du jardin. Puis, à ma grande surprise, il traversa la barrière.
— On ne vas pas laisser Malphas tout seul, si ?! (même si je l'aime pas vraiment...).
— Seuls ? Sourit le sorcier. Certainement pas. Il a toutes ses femmes pour l'aider. Nous, il faut qu'on file. Ils vont effectuer une fouille complète de la maison du maître, n'as-tu pas entendu ?
— Des femmes ? Où ça ?
— Laisse tomber ça ! Me dit-il en me porta au-dessus de la barrière comme une gamine, sourd à mes protestations. La seule et unique femme que tu ne dois pas voir à tout prix par contre, c'est celle qui va sûrement venir pour un examen complémentaire comme ils disent : la Reine des Archers.
La Reine des Archers ? Cette géante que j'avais vu lors de la bataille ?
— Mais elle est gentille, lui dis-je avec un sourire sincère.
— Que... Arrête de raconter des bêtises et suis-moi maintenant, nous avons assez perdus de temps !
— Allons-nous nous réfugier dans la forêt ?
— Grands dieux, non ! Elle n'est pas sûre, pas sûre du tout... Il y a des bosquets de fleurs jaunes et violettes dans lequel nous pourrons nous cacher, si on se couche bien, à la sortie de ce district.
— Et combien de temps on va y rester ?
— Toute la nuit pardi ! Allez, cesse tes questions !
prochain chapitre samedi prochain, comme d'hab^^ J'espère que ce chapitre vous aura plu ;)