Jade, l'apprentie humaine
Chapitre 5 : Renaissance
Précédemment : Suite à notre désertion du champ de bataille, moi et mes camarades sommes revenus au village de Thyrène pour essayer courageusement de prévenir tout le monde, mais c'était déjà trop tard : le pillage avait commencé. Nous avons donc dû nous jeter dans la nouvelle bataille en cours de route pour honorer notre rang de guerrier. C'est alors que j'ai fait la rencontre d'une femme pour le moins particulière...
J'étais bien trop choquée pour répondre, ou même pour bouger. L'aura qui émanait d'elle était tout simplement... transcendante. On sentait que c'était une personne respectée, d'une force redoutable. Le temps d'une seconde, je voulus lui demander qui elle était, mais mon instinct m'arrêta net dans mes projets : Cette femme devait être connue de tous et verrais mon ignorance comme un affront. Au lieu de rester comme une sotte devant cette géante, je décidais donc de dire la raison de ma venue ici.
— Madame, murmurais-je dans un souffle, en posant un genou à terre. La raison de ce chaos est simple : les Gobelins. Moi et mes camarades partions justement les attaquer, mais ils nous ont surpris dans la forêt alors que nous courrions sur le sentier...
— Combien était-il ? me demanda-t-elle en fronçant les sourcils.
— J'aurais aimé vous dire une centaine madame, mais force est de constater qu'ils étaient bien plus... !
— Et comment diable des novices comme vous ont pu survivre ? S'étonna-t-elle.
— Je les ais senti Madame, dis-je le plus modestement du monde, le regard fixé sur ses jambes. Je les ais senti arriver et une partie de nos troupes a pu contre-attaquer en connaissance de cause... Mais pas suffisamment tôt pour revenir à Thyrène avec moi... Seul un sorcier, deux barbares et un gobelin que nous avons capturés ont pu s'en sortir.
Ensemble, nous avons décidé de venir vous prévenir mais... !
Mes mots s'étranglèrent dans ma gorge. La honte d'avoir quitté le champ de guerre m'envahit de nouveau. J'aurais dû rester et mourir là-bas, étant donné que vivre n'aura servi à rien ! Je croisai le regard de cette grande dame. Son regard perçant semblait froid et sans sentiments au premier abord... et pourtant, je ne pouvais le regarder plus longtemps... J'avais l'impression qu'elle était aux courants de ma désertion.
— Je vois... Eh bien jeune archère, vous pouvez continuer à protéger l'hôtel de ville, finit-elle par dire en hochant légèrement la tête, comme s'il elle se parlait à elle-même en même temps. Mais il est interdit aux troupes comme vous d'y entrer. Je m'occupe de régler ce petit problème. J'en ais pour une petite minute.
Je hochai la tête et me décalais pour la laisser passer. Elle prit la flèche qui avait transpercé la tête du gobelin sans ciller, éclaboussant ses mollets d'élixir, avant de continuer sa
marche vers l'extérieur du village. Je la suivis longtemps du regard, jusqu'à ce qu'on vienne me tapoter sur l'épaule : c'était une des archères qui était descendue de sa tour.
— Tu ne sais pas qui elle est, n'est-ce-pas ? Devina-t-elle avec un léger sourire narquois. Je peux le voir à ton regard...
— C'est vrai, finit-je par avouer, après avoir sérieusement penser à mentir. Qui est-elle ?
— La Reine des Archers, répondit-elle avec une certaine arrogance.
Elle ne donna pas plus d'explications : disons que le nom était assez explicite. Et pourtant, des questions subsistaient...
— Que devons-nous faire maintenant ? Demandais-je, le regard perdu au loin.
— Rien. Tout est fini maintenant, la Reine va se charger de ce problème. Mais... nous avons, je pense, plus de 70% de destruction de notre village... Notre chef sera vraiment énervé... Sûrement va-t-il faire un conseil de guerre.
— Un conseil de guerre... Et où est-il ce chef ?
— Ah, ça... ! S'exclama l'archère en levant les yeux au ciel. En tout cas...
Elle regarda autour d'elle avec crainte, de peur qu'il soit là.
— Il n'est jamais là quand on lui demande. C'est à chaque fois à Dana de l'appeler.
— Je vois.
Soudain, le bruit d'une corde de brume s'éleva dans le ciel.
— La bataille est terminée. Retourne au camp militaire.
— Que... Si rapidement ?!
— La Reine revient déjà, lui montra l'archère d'un coup de tête. Retourne au camp et fais-lui l'honneur de te taire en la croisant : elle n'a pas le temps de parler aux petites troupes comme toi.
Je m'exécutai non sans lui jeter un mauvais regard. Je fixai le gazon en croisant la Reine des Archers, et continua ma route dans le village dévasté jusqu'à mon camp militaire, en attente de nouveaux ordres. Je fus bientôt rejointe par quelques barbares blessés qui n'eurent aucun regard pour moi, ou des géants.
J'attendis encore quelques minutes avant de voir en bas de la colline, sortant de la forêt, une charrette tirée par des chevaux, à la crinière tellement fournie que leurs yeux en étaient cachés. Sur la charrette se trouvait un homme de petite taille à première vue. Il était richement habillé, avec un chemisier blanc sous une cape bleue foncée et un pantalon de la même couleur. Son ventre poussait à leurs limites les boutons de son haut. Il avait de longs cheveux roux, une moustache et une barbichette, toutes deux touffues et de la même couleur. Le couronne sur sa tête me fit deviner que c'était lui, le fameux chef. Une vraie tête à claque. Je le détestai déjà : ou bien décidai-je que je le détestais, nuance non négligeable... !
Quelques minutes plus tard, le riche homme passait sur le gazon à côté de notre camp militaire, le regard furieux fixé vers son village. Avec ses grosses fossettes rouges et ses yeux bleus et rond comme des baies, il aurait été mignon : mais c’était sans compter sur la bave de rage qui s’écoulait de sa bouche…
— Que s’est-il passé, encore !? hurla-t-il à la cantonade, les yeux levés vers le ciel en signe de désespoir. Je venais de monter mes tours d’archers au niveau 2 !!!
Je le regardai passer sans ciller, indifférent à son déversement de colère. Soudain, une grande et mince femme d’un brun presque roux me dépassa à toute vitesse et interpella le roi aussi fort qu’elle le pouvait : c’était Dana. L’intéressé fit arrêter ses chevaux et la toisa d’un mauvais regard.
— Monsieur, nous avons été attaqués par une centaine de Gobelins au bas mot, voire plus ! s’empressa-t-elle d’expliquer avec une nuance de peur dans la voix. Nous n’avons pas
pu faire grand-chose…
— Combien de pièces d’or ont-ils pris ? Et l’élixir ? Combien de centilitres ?
— Tout monsieur, souffla-t-elle honteusement, le regard fixé vers le bas.
Le roi n’attendit pas longtemps et lui lança une gifle détonante depuis le piédestal qu’était sa charrette. Puis il en redonna une avec le dos de sa main sur l’autre joue.
— C’est une honte, crachait-il, les mots noyés dans sa bouche. C’est une honte !!!
Les postillons allèrent pleuvoir sur le visage de Dana qui se devait de rester stoïque, comme je le devinais bientôt. Le roi s’apprêtait à recommencer son manège lorsqu’une autre personne sortit du village : Un petit homme de ma taille, aussi gros que le roi, habillé avec un débardeur gris sale et un pantacourt vert kaki bourré de poches remplies d’outils. Il avait de grands yeux de benêts et un gros nez, comme le roi d’ailleurs.
— M’sieur, les réparations seront bientôt finies ! dit-il alors d’une voix paillarde. Reste plus que les murs. Comment était votre séjour ?
— Horrible. Va ranger mes chevaux, ouvrier. J’invoque un conseil de guerre, ce soir à 22 heures. Dana, fais-moi sortir ces cons de villageois de l’hôtel de ville. Je vais y aller.
— Votre Majesté, permettez-moi de vous rappeler que cela vous est interdit… osa dire Dana, non sans crainte.
— Comment m’as-tu appelé ?
— Votre Majesté… ?
—Exact. Un roi à tous les droits. Alors fais vite avant que je ne… Dépêche-toi !
Lorsque Dana s’en alla précipitamment, le regard du roi croisa le mien : il ne m’inspirait pas confiance. Je me senti immédiatement faible, mais aussi salie d’être regardé par les yeux d’un homme aussi sale que vicieux.
— Qu’est-ce que tu regardes ?
« Vous, eussè-je envie de dire. » Non, il fallait que je me calme. D’autant plus que je commençais à avoir un nouveau sentiment qui s’insinuait en moi, comme un venin : la peur. Pourquoi mes membres se mettaient-ils à trembler autant… Tenir le regard de cet homme devenait de plus en plus compliqué... !
— Votre Majesté, la Reine des Archers vous demande… dit alors l'ouvrier. Elle n’est pas très contente si vous voulez mon avis.
La colère partit du visage du roi pour laisser place à la crainte.
— Je vous suis ouvrier, souffla-t-il dans sa barbe. Allons-y... !
Quelques minutes plus tard, Dana revenait, en trombe vers leur camp militaire. Elle se mit à les compter rapidement et frappa dans ses mains d'un air satisfait.
— Mes amis, vous avez bien combattu, s'écria-t-elle en levant les bras. Mais notre roi à de nouvelles directives pour vous ! Suivez-moi, nous allons vous faire renaître !
"Renaître?" Que voulait-elle dire par là. C'est en jetant un regard interrogatif aux alentours que mon regard croisa alors un visage familier : Celui du chevaucheur de cochon, avec lequel nous nous étions mis d'accord pour se retrouver ici.
— Ah, jeune archère ! S'écria-t-il de sa voix aigüe. Tu t'en es sorti ! Où sont ces deux barbares un peu simplets ?
— Je ne sais pas, répondis-je, soulagée à sa vue. Qui est donc le chevaucheur derrière toi ?
— Un ami que je me suis fait au combat, répondit-il avec un sourire, en s'écartant pour me le montrer. Allons, suivons nos camarades avant que nous soyons perdus.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire de renaissance... ? m'enquis-je en commençant à marcher.
— Je n'en sais rien... J'ai cru que le sorcier pourrait nous en dire plus, mais je ne l'ai pas trouvé.
— Peut-être le retrouvera-t-on là-bas, dis-je, pas très sûre de moi.
Nous nous engageâmes sur la voie principale menant vers le centre du village, au milieu d'innombrables débris. J'étais en train de faire le chemin inverse à celui d'il y a une heure, et le paysage avait radicalement changé. Le danger qu'était les Gobelins évoqué un peu plus tôt par Dana devenait d'un coup bien réel. Dans ma tête, mon objectif, s'il n'avait pas été assez clair, devenait plus précis, jusqu'à être mon unique pensée.
Tout à coup, je sentis que quelqu'un tirait le col de ma robe pour m'écarter du groupe de guerriers : c'était le sorcier ! Il était à demi cachés entre les murs de deux cases défoncées, le regard parcourant nerveusement notre groupe.
— Suis-moi, m'ordonna-t-il avec crainte.
— Que fais-tu là ? Lui demandais-je en l'ignorant. Ne savais-tu pas qu'il faut se réunir au camp militaire après chaque combat ?
— Sorcier, te voilà ! S'écria le chevaucheur.
— Silence mes amis, de grâce, silence ! Chuchota le sorcier non sans postillonner. Il nous faut partir tout de suite si nous ne voulons pas nous faire abattre comme de vulgaires cochons !!!
— Que veux-tu dire ? Lui répondis-je d'un ton étonnamment calme, alors que les chevaucheurs regardaient leur monture d'un air surpris. Nous nous apprêtons à aller... comment a-t-elle dit déjà... renaître... ?
— C'est un mensonge, souffla le sorcier d'un ton mélodramatique.
Son regard se voila de peur et sa nervosité ne faisait qu'augmenter. Pendant ce temps, la troupe continuait d'avancer. Si ce sorcier continuait de nous parler hystériquement, nous serions séparés du groupe !
— Bon, écoute-moi Sorcier !
— Non, toi écoute-moi ! S'exclama-t-il silencieusement en m'empoignant violemment par le col.
Mes pieds s'élevèrent à plusieurs centimètres du sol, et j'entendis le cheveux heur retenir une exclamation de surprise. Mon cœur s'emballa si vie que j'en avais mal à la poitrine. Je balançai mon bras par-dessus mon épaule pour prendre mon arc, mais quelque chose dans le regard du corcier me figea sur place. Tout d'un coup, je n'avais plus peur de ses intentions, car je pouvais sentir qu'il était dans le même état d'incompréhension que moi.
— Peu importe qui tu crois jeune Archère, me dit-il. Moi ou Dana, je n'en tiendrais guère compte. C'est ta vie que tu jetteras entre les mains d'hideux bourreaux, tandis que moi je prendrais pleinement conscience de mon existence !
— Hé... ?!
— Qu'est-ce que t'inspires ce mot, "renaître" ?
— Hé bien, c'est plutôt clair, je pense, répondis-je. Je vais naître de nouveau...
Me vint alors en tête le moment de ma naissance, quelques heures plutôt... Elle avait été brutale. J'en avais un mauvais souvenir. J'avais l'impression d'être un objet… Et puis, ce sentiment de venir au monde comme un boulet de canon, sans rien. Nue, physiquement et psychologiquement, livrée à moi-même. Et pourtant, je n’étais pas complètement ignorante, même quelques minutes après ma création. Non, moi je savais que c’était quelque chose de violent, d’anormale. J’arrêtai le fil de mes pensées pour regarder de nouveau le sorcier. Il m’avait vu réfléchir, et je voyais qu’il me comprenait : Lui aussi était passé par là.
— Il y a quelque chose d’anormale qui se passe dans ce village. Ces histoires de renaissances d’abord… Et puis ces Gobelins. On ne sait rien de leur relation avec le village. Et si nous étions utilisés ?!
— Mais enfin, nous avons bien vu les Gobelins attaquer Thyrène !
— Peut-être était-ce une vengeance, fit-il valoir en haussant les épaules.
Je réfléchis un temps à sa remarque. C’est vrai, cela pouvait être une vengeance. Peut-être que Dana nous utilisait. Mais peut-être pas. Je regardai la troupe s’éloigner au loin. Les deux chevaucheurs étaient derrière moi. Je les voyais se diriger vers le bâtiment où j’étais né. Je n’avais plus envie de vivre ce moment, de recommencer à zéro... Une fois encore, c'est la peur qui dicta mon choix, comme lors de notre première confrontation avec les gobelins.
— Je te suis. Maintenant, lâche-moi !
Le sorcier me lâcha, presque surpris de voir qu’il me tenait encore, et leur demanda de le suivre. Chaque seconde, j’avais l’impression d’être un peu plus éveillé sur le monde autour de moi, comme si j’avais déjà posé les pieds sur ce monde auparavant. J’étais moins bornée qu’il y a une heure, et je commençais à modérer l’intérêt que je portais aux propos de Dana, rajoutant des « et si » à mes réflexions. Je faisais du doute partie intégrante de mes pensées, et c’est cela qui me sauva ce jour-là.
Sans le savoir, je venais d'échapper à l’un des cercles vicieux les plus tordus de tous les temps.
Sans le savoir, et ironiquement, je m'apprêtais à renaître réellement, à vivre une vie dont je n'aurais jamais pu rêver.
Fin du livre 1
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